Que veulent les militaires brésiliens ? Fragilité du pouvoir de Jair Bolsonaro

 | Par Raúl Zibechi

Au Brésil, la prise de fonctions de M. Jair Bolsonaro s’est accompagnée de bruits de bottes. Dans les ministères, de hauts gradés côtoient désormais des idéologues néolibéraux. Un mariage de circonstance qui pourrait s’avérer houleux : la plupart des militaires brésiliens défendent l’interventionnisme économique et la souveraineté nationale.

Le 28 octobre 2018, l’ancien capitaine d’artillerie Jair Bolsonaro remporte le second tour de l’élection présidentielle brésilienne avec 55,1 % des voix. Le soir même, des milliers de personnes descendent dans les rues pour célébrer le « retour des militaires au pouvoir ». À Niterói, dans l’État de Rio de Janeiro, un convoi de soldats est acclamé par des partisans arborant des tee-shirts aux couleurs de l’équipe nationale de football et scandant : « Notre drapeau ne sera jamais rouge » — en référence au communisme dans lequel le Parti des travailleurs (PT) aurait, selon eux, plongé le pays entre l’élection de M. Luiz Inácio Lula da Silva, en 2002, et la destitution de sa successeure, Mme Dilma Rousseff, en 2016.

Lais Myrrha. — « Pódio para ninguém » (Podium pour personne), 2010
Photographie : Fernando Cohen - www.galeriaathena.com

Perchés sur les véhicules blindés, les soldats répondent aux manifestants en brandissant le poing. L’image est retenue par la presse pour illustrer le soutien des casernes au nouveau président. Investi le 1er janvier 2019, celui-ci a nommé des militaires à certains des postes les plus importants de son gouvernement : à la vice-présidence, à la défense, aux sciences, à la technologie et aux télécommunications, aux mines et à l’énergie, ainsi qu’au secrétariat du gouvernement, chargé des relations avec le Parlement. Sur vingt-deux ministres, sept sont issus de l’armée (parfois de réserve), soit davantage que dans certains gouvernements de la dictature (1964-1985). Assisterait-on à la formation d’un gouvernement civilo-militaire ?

Le Brésil possède les forces armées les plus puissantes d’Amérique latine (lire « L’armée en chiffres »). Elles s’appuient sur un complexe militaro-industriel ancien et disposent de centres de réflexion stratégique efficaces. Capable d’influencer l’administration et le fonctionnement de l’économie, allant parfois jusqu’à exercer directement le pouvoir, comme lors de la dernière dictature, la « grande muette » joue un rôle décisif dans la politique du pays. Son projet : défendre une vision du développement national façonnée tout au long du XXe siècle, et qui émerge en particulier sous le gouvernement militaire de Getúlio Vargas (1930-1945). Les forces armées avaient alors plaidé pour l’industrialisation, déterminante à leurs yeux pour garantir la souveraineté géopolitique, en n’hésitant pas à s’opposer à une oligarchie foncière rétive à la modernisation du pays. La plupart des grandes entreprises qui font aujourd’hui la fierté du Brésil ont été créées à cette époque par l’État.
« Sens de la grandeur »

Parmi les boîtes à idées de l’armée, l’École supérieure de guerre (ESG) constitue son principal instrument de rayonnement politique et géopolitique. Elle fut fondée en 1949 sur le modèle du National War College aux États-Unis, pays avec lequel les militaires brésiliens entretiennent des liens étroits. Ce centre de réflexion stratégique financé par le ministère de la défense a formé plus de huit mille personnes en soixante-dix ans, dont une moitié de civils. Parmi ces derniers, le site de l’organisation se targue de compter de grands patrons, mais également « quatre présidents de la République, des ministres d’État et de nombreuses personnalités importantes du champ politique ( [1]) », sans toutefois donner de noms.

En 1952, la direction du département d’études de l’ESG est confiée au général Golbery do Couto e Silva, qui formalise les objectifs de long terme de l’institution militaire : alliance avec les États-Unis contre le communisme (sans que cette option proaméricaine empêche les militaires de privilégier les intérêts nationaux) ; projection vers le Pacifique afin de réaliser la « destinée manifeste » du pays ; et contrôle de l’Amazonie.

La période néolibérale des années 1990 freine les ambitions des forces armées. Outre l’instabilité politique — que les militaires ne goûtent guère —, le ralentissement économique « frappe de plein fouet l’industrie militaire brésilienne, jusque-là prospère, en lui infligeant un coup dont elle mettra du temps à se remettre », estime l’analyste Joám Evans Pim ( [2]). Jusqu’à aujourd’hui, les exportations d’armements se limitent au système de lance-roquettes Astros II (d’Avibras) et à l’avion Embraer EMB 314 Super Tucano, tous deux conçus dans les années 1980. D’où, sans doute, l’alliance a priori contre nature entre l’institution — associée à la droite de l’échiquier politique — et le président Lula da Silva. Elle s’explique par une union de vues autour de la nécessité pour l’État de retrouver un rôle actif afin d’affirmer la souveraineté géopolitique du pays.

L’arrivée au pouvoir de « Lula » a d’ailleurs marqué une rupture. À l’exception du régime militaire, aucun gouvernement n’avait accordé autant d’attention aux préoccupations de l’armée, notamment sur les questions centrales qu’avait soulevées Golbery do Couto e Silva. Le processus d’intégration régionale auquel œuvre le président entre en parfaite résonance, par exemple, avec l’ambition militaire de mieux contrôler la région amazonienne et de projeter l’influence du Brésil par-delà ses frontières, vers le Pacifique notamment. Ainsi, la création de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), en 2008, facilite les progrès d’un immense projet de développement d’infrastructures piloté à l’échelle des États : construction de routes, élaboration de canaux de circulation fluviale, tissage de réseaux de communication, etc.

Sous « Lula », le Brésil s’est doté pour la première fois de son histoire d’une vision stratégique officielle de long terme, consignée dans un document intitulé « Stratégie nationale de défense » (END, selon le sigle portugais), publié en 2008. Aux ambitions techniques le texte adjoint des réflexions économiques et sociales : « Le Brésil ne sera pas indépendant si une partie du peuple ne dispose pas des moyens d’apprendre, de travailler et de produire ( [3]). » À l’instar de l’ESG, l’END considère que la lutte pour la souveraineté relève de considérations non seulement militaires, mais également économiques, sociales et géopolitiques.

Parmi les principaux bénéficiaires industriels de ce projet sous les présidences du PT figure la société Odebrecht. Créée au milieu des années 1940 comme entreprise de construction, elle se diversifie sous le régime militaire ( [4]). En 2010, elle affiche le plus insolent dynamisme du secteur de la défense. Proche de la formation de « Lula », dont elle a financé les campagnes bien avant son arrivée au pouvoir, elle est chargée d’équiper la marine pour la surveillance des richesses pétrolifères — outre plusieurs sous-marins, l’END prévoyait que l’entreprise construise soixante-deux patrouilleurs, dix-huit frégates et deux porte-avions. Les scandales de corruption qui ont fait chavirer Odebrecht ont compromis la plupart de ces projets.

L’END affiche désormais un retard d’autant plus important que le pays traverse une crise économique sérieuse. Le Brésil devait détenir, avant 2047, vingt sous-marins conventionnels, six sous-marins à propulsion nucléaire et un porte-avions, ce qui lui aurait donné la plus grande flotte de l’Atlantique sud. Las, il a dû ravaler ses ambitions dans la plupart des domaines, et le premier engin nucléaire ne brisera pas les lames avant 2029 (au lieu de 2023). C’est pourquoi les militaires ont vu d’un bon œil la destitution de Mme Rousseff en août 2016, l’incarcération de M. Lula da Silva en avril 2018, puis le triomphe de M. Bolsonaro.

Au-delà de la liesse qu’ont manifestée alors une grande partie des militaires, toutes leurs préoccupations n’ont pas disparu. Le 4 janvier 2019, le nouveau ministre des affaires étrangères Ernesto Araújo a par exemple annoncé que le président « n’exclu[ait] pas » l’installation d’une base militaire américaine sur le sol brésilien : « Nous souhaitons accroître notre coopération avec les États-Unis dans tous les domaines. (…) [La base] ferait partie d’un programme beaucoup plus vaste que nous souhaitons mettre au point avec les États-Unis ( [5]) » — une mise au point qui se fera notamment lors de la visite du président américain Donald Trump prévue pour mars 2019. Le jour même, l’annonce suscite la réaction de trois généraux et de trois officiers supérieurs. Pour eux, de tels accords ne peuvent se justifier que dans le contexte d’une menace extérieure supérieure à la capacité de réaction d’une nation : « Dans ce cas, le plus faible sollicite l’aide du plus fort pour faire face aux intimidations. Mais nous sommes bien loin d’une telle situation ( [6]). »

Deux autres problèmes se posent à l’état-major : l’éventuelle « politisation » des casernes, et la politique de privatisations qu’annonce la frange la plus néolibérale du gouvernement, emmenée par le ministre de l’économie Paulo Guedes, formé à l’école de Chicago. Quinze jours à peine après la victoire de M. Bolsonaro, le général Eduardo Villas Bôas, commandant de l’armée de terre, confie à la Folha de S.Paulo son inquiétude quant à une possible porosité des casernes aux questions politiques. Il affirme vouloir « tracer une ligne de démarcation nette entre l’institution militaire et le gouvernement ( [7]) ». En avril dernier, le jour où la justice rendait sa décision au sujet de M. Lula da Silva, il s’était toutefois illustré en faisant pression sur le tribunal suprême fédéral. Les forces armées resteraient « attentives à leur mission institutionnelle », avait-il alerté sur Twitter (4 avril 2018) : une menace à peine voilée de coup d’État en cas de libération de « Lula ».

Dans son entretien, le général revendique l’« idéologie du développement » issue des centres de réflexion militaires, qu’il valorise pour son « sens de la grandeur » et son projet pour le Brésil : « L’élection de M. Bolsonaro a libéré une énergie nationaliste qui était latente et ne pouvait pas s’exprimer », conclut-il, avant de saluer l’issue du scrutin d’octobre 2018 comme « positive ». Même sentiment chez le général Fernando Azevedo e Silva, nouveau ministre de la défense : il estime que sa tâche principale sera de « donner de l’oxygène aux programmes et aux projets stratégiques de l’ensemble des forces armées » par-delà les « problèmes budgétaires » ( [8]). De sorte qu’apparaît d’ores et déjà une ligne de fracture entre, d’une part, les pôles austéritaires et monétaristes du nouveau gouvernement et, de l’autre, les secteurs militaires porteurs d’une ambition géopolitique exigeant une forme d’interventionnisme d’État.

Pendant la campagne, le futur ministre de l’économie, M. Guedes, avait laissé entendre que les grandes entreprises publiques de production d’énergie électrique pourraient être privatisées, sans que M. Bolsonaro affiche un enthousiasme démesuré. Du côté des militaires, la perspective suscite la préoccupation. Le processus de nomination du ministre des mines et de l’énergie a cristallisé les tensions. Les dirigeants des plus grandes entreprises privées de production et de distribution d’énergie ont longtemps tenté de placer un proche, en proposant des listes de noms, avant que les militaires l’emportent et parviennent à faire nommer l’amiral Bento Costa Lima Leite.

Le sort de Petrobras demeure incertain. Le 14 janvier 2019, Brasília a nommé l’amiral Eduardo Bacellar Leal Ferreira à la tête du conseil d’administration de l’entreprise. M. Guedes souhaite néanmoins la privatiser entièrement. Bien qu’aucun plan concret n’ait été ébruité, certains spéculent sur une vente « par appartements », qui ne concernerait que certains services de la compagnie pétrolière (notamment la commercialisation et la distribution). Une vente en bloc de la plus grande entreprise du pays pourrait en effet déclencher une crise politique que M. Bolsonaro, qui ne dispose pas de la majorité au Parlement, cherchera à éviter. Comment le nouveau président — dont rien n’indique qu’il soit un négociateur particulièrement habile — parviendra-t-il à garantir la stabilité de l’attelage qui le soutient ? La question préoccupe par-delà les frontières brésiliennes…

  • Raúl Zibechi
  • Auteur notamment de Brasil Potencia. Entre la integración regional y un nuevo imperialismo, Desde abajo, Bogotá, 2012.

Voir en ligne : Le Monde Diplomatique

[1« Escola Superior de Guerra inicia curso inédito em Brasília », ministère de la défense, Brasília, 27 mars 2018.

[2Joám Evans Pim, « Evolución del complejo industrial de defensa en Brasil » (PDF), Université fédérale de Juiz de Fora, 2007.

[3« Estratégia nacional de defesa » (PDF), ministère de la défense, 2008.

[4Lire Anne Vigna, « Les Brésiliens aussi ont leur Bouygues », Le Monde diplomatique, octobre 2013.

[5Cité par Paulo Rosas, « Chanceler confirma intenção de sediar base americana », UOL, 5 janvier 2019.

[6Cité par Roberto Godoy, « Oferta de Bolsonaro aos EUA para instalação de base gera críticas entre militares », UOL, 5 janvier 2019.

[7Igor Gielow, « “Bolsonaro não é volta dos militares, mas há o risco de politização de quartéis”, diz Villas Bôas », Folha de S.Paulo, 10 novembre 2018.

[8« “A política não está e não vai entrar nos quartéis”, afirma futuro ministro », Correio Braziliense, Brasília, 25 novembre 2018.

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