Pourquoi les bolsonaristes détruisent-ils l’art ?

 | Par Brasil de Fato, Nara Lacerda

Au début des années 1990, l’ingénieur Augusto Guimarães Filho a été invité par les Archives publiques du District fédéral à témoigner sur la conception et la construction de Brasília. Bras droit de l’architecte Lúcio Costa, il a été responsable de la réalisation sur plan du projet de la nouvelle capitale fédérale et a vu de près construire les monuments qui sont devenus un symbole du Brésil.

Traduction pour Autres Brésils : Pascale Vigier
Relecture : Marie-Hélène Bernadet

En racontant une partie de cette expérience, Guimarães Filho a résumé ce qui semble être un esprit d’appréciation de l’art qui perdure jusqu’à ce jour dans la culture candanga [1], nom attribué à qui a construit la ville et utilisé jusqu’à ce jour pour définir la première génération de travailleurs qui ont occupé la place centrale.

Il n’est personne qui ne s’émeuve devant les colonnes de l’Alvorada. On peut avoir une attitude de rejet, décrier, protester, mais il suffit de rester une demie-heure à les contempler, pour qu’à la fin les colonnes s’imposent. Or elles s’imposent comme une nouveauté, une œuvre inhabituelle, généreuse”, dit l’ingénieur.

Le palais de l’Alvorada, auquel il fait référence, est le même qui a été montré au pays la première semaine de cette année par la première dame Janja Lula da Silva (épouse du président Lula) avec son mobilier endommagé, ses œuvres d’art mal conservées, ses infiltrations et le manque de soin généralisé. L’état de ce joyau de l’architecture, signé Oscar Niemeyer, est le résultat des quatre années durant lesquelles l’ex-président Jair Bolsonaro (PL, Parti Libéral) a occupé le palais avec sa famille.

Quelques jours après l’exposition de cette négligence, le pays a assisté à une nouvelle attaque du patrimoine national. Des bolsonaristes ont envahi les bâtiments de la place des Trois Pouvoirs à Brasília et détruit tout ce qu’ils ont rencontré.

Le mépris envers l’art et la mémoire a été mis en évidence. Les extrémistes ont détruit des tableaux à coups de couteau, ont dérobé des pièces valant des millions, endommagé des meubles historiques, déféqué et uriné dans les salons des bâtiments publics et se sont filmé eux-mêmes pendant toute la scène. Les vidéos et les photos, preuves de cette barbarie, ont été publiées sur les réseaux sociaux.

L’artiste et chercheuse, Tings Chak, affirme que la destruction du patrimoine artistique des trois palais de Brasília “est tout à fait symbolique de ce que représente le bolsonarisme”. Née à Hong Kong, elle a vécu au Brésil durant les premières années du gouvernement conservateur. Chak est directrice du département d’art de l’Institut Tricontinental. Basée actuellement à Pékin, elle a assisté aux scènes d’attaque de la place des Trois Pouvoirs de loin. Même sur les images à distance, l’artiste a perçu clairement ce qu’elle définit comme une “tragédie”.

“J’ai déménagé au Brésil à peine quelques mois avant l’élection de Bolsonaro en 2018, après un coup d’état qui a duré deux ans . Ma première année au Brésil a été marquée par deux grands incendies. L’un, l’incendie tragique du Musée national de Rio, où la plus grande partie des 20 millions de pièces ont été détruits. En 2019, eurent lieu les incendies en Amazonie, encouragés par l’ex-président. Ces moments sont symboliques du programme de Bolsonaro, qui répond aux intérêts de l’élite, de l’agronégoce et d’une extrême droite aux dépens du peuple et de son patrimoine national.”

Le traitement réservé par le gouvernement de Bolsonaro à l’art et à la culture, a présagé, d’une certaine façon, les attaques du 8 janvier. Le professeur d’Histoire contemporaine à l’Université fédérale de Juiz de Fora, Odilon Caldeira Neto, un des coordinateurs de l’Observatoire de l’Extrême Droite brésilienne (OEDBrasil) [2], considère que ce coup d’état est “une chronique d’un désastre annoncé”.

Il cite un exemple devenu symbolique de la gestion conservatrice, la conduite de la Fondation Palmares [3] durant le mandat (de Bolsonaro). Sous la direction de Sergio Camargo [4], l’institution a agi de façon à censurer et empêcher tout type de manifestation artistique non compatible avec les idéaux de la société de droite.

“Les informations sur l’état de conservation du Palais en sont une synthèse. En effet, nous pouvons nous souvenir, par exemple, de la façon dont la Fondation Palmares, sous la direction de Sergio Camargo, a encouragé des genres d’expositions d’art ou de patrimoine dégénérés. Des index de livres, une sélection d’œuvres d’art, de documents, qui, d’une certaine manière, étaient à distance de ce modèle d’art, de société, de sexualité, de famille. Nous ne pouvons considérer l’événement culminant survenu le 8 janvier comme étant déconnecté d’une construction d’une conception de société, de culture, d’art, durant ces dernières années.”

Dans le violent attentat contre la capitale fédérale autant que dans l’état de conservation déplorable laissé au Palais de l’Alvorada, les spécialistes entendus par Brasil de Fato observent bien plus que la simple ignorance de l’importance et de la valeur de ce qui a été perdu. L’idée de détruire un art considéré impropre ou dégénéré est commune aux idéologies autoritaires et extrémistes.

“Pendant l’invasion, de nombreuses œuvres d’art ont été détruites. Y compris une des quatre copies qui subsistaient de la Constitution et un chef d’œuvre de Emiliano Di Cavalcanti. Ce fut dramatique, mais très symbolique. Di Cavalcanti a été un des principaux organisateurs de la Semaine d’Art Moderne de 1922, qui a promu le Brésil et son projet national sur la scène internationale. Il a aussi été poursuivi pour son adhésion au Parti Communiste du Brésil à une époque d’importante lutte internationale contre le fascisme. La lutte contre le fascisme, qui continue aujourd’hui, est une lutte pour la mémoire, pour l’histoire, et pour les symboles que représentent le peuple, qui préservent notre passé afin de créer un projet national et populaire pour le futur”, commente l’artiste Tings Chak.

Le préjudice est également matériel. Le tableau As Mulatas, de Di Cavalcanti, vaut entre 10 et 20 millions de reaís, selon le Ministère de la Culture. Au Congrès, les premières estimations calculent des pertes d’au moins 6 millions de reaís.

Le 12 janvier, l’Institut national du Patrimoine historique et artistique (Iphan) a fait savoir que la majeure partie des dommages des structures des bâtiments peuvent être éliminés. L’estimation du dégât causé aux œuvres d’art, cependant, prendra du temps. Ce processus exige des techniques de restauration spécialisées et certaines pièces ont une valeur inestimable.

Le professeur Odilon Caldeira Neto affirme que la destruction des œuvres révèle l’objectif de destruction institutionnelle de la démocratie-même. Cette idée imprègne le bolsonarisme dans ses divers aspects.

“Le culte de l’autorité, d’une certaine forme de personnalité autoritaire, comporte aussi une idée de construction d’une vision du monde conspirationniste, de culte envers l’idée de tradition, de processus et d’idées de purification des identités, des individualités. Alors, en ce sens, l’art, l’éducation, la culture, l’intellectualité sont vus par beaucoup de ces mouvements, de ces aspects des droites généralement les plus extrêmes, comme des éléments dégénérés des traditions, d’une notion de masculinité, d’une idée de société, de nationalité”.

Voir en ligne : Por que bolsonaristas destroem arte ?

Couverture : Le jour suivant · 09/01/2023 · Brasília (DF)
Photos : Ana Pessoa/Mídia NINJA

[1Candango, candanga, désigne les ouvriers venus du nord-est pour la construction de Brasília.

[2Organisme tenu par des chercheurs universitaires dont le propos est d’analyser et d’informer sur les pratiques de l’extrême droite.

[3Créée en 1988, la Fondation Palmares est une entité sous tutelle du Ministère de la Culture chargée de préserver et promouvoir les valeurs afro-brésiliennes.

[4Ancien journaliste négationniste du racisme, dont une première nomination à la tête de la Fondation Palmares en 2019 a été bloquée par une décision de Justice, elle-même annulée en 2020. Il prétend que le racisme au Brésil fut un “racisme nutella”, bénéfique par certains côtés, et refuse de rendre hommage à des noirs victimes tels que Marielle Franco.

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