Les favelas de Rio en tant que « parcs d’attractions »

 | Par Fernanda Ribeiro

Professeure de culture et société brésilienne, Fernanda Ribeiro est doctorante en Sociologie à la Sorbonne (r.fernanda@live.fr).

Le Brésil est devenu au XXI siècle une des puissances économiques mondiales [1] et le scénario des mégas événements internationaux pendant la décennie 2010. Marqué toujours (et encore aujourd’hui) par des contradictions et des inégalités sociales, la croissance économique rapide et extraordinaire du pays commence à bouleverser le quotidien des certains territoires et le discours dominant sur ces territoires.

A partir de 2008, l’Etat démarre une occupation militaire dans certaines favelas de Rio (avant considérées comme territoires fermés) qui met fin au pouvoir armé du trafic de drogues. Cette occupation est couramment appelée “pacification” (concept très ambigu). L’augmentation extraordinaire de la circulation de personnes non-résidentes dans ces favelas “pacifiées” est alors un phénomène social évident, nouveau et singulier.

La thèse soutenue est qu’une partie de Rio (la principale ville du Brésil dans le scenario internationale), passe par une reconfiguration de paradigme discursive et d’espace à partir du moment où certaines favelas sont de plus en plus incluses dans l’agenda culture et loisirs de la ville – phénomène qu’on appelle favela « parc d’attraction ».

Favela da Rocinha (Rio de Janeiro)

Certaines favelas à Rio sont devenues des « curiosités/fétiche ». Elles sont investies/appropriés et visitées/consommés par certains non-résidents. Ce phénomène commence à reconfigurer ces favelas, à bouleverser le quotidien de leurs habitants, ainsi qu’à modifier la façon de circuler dans la ville.

Dans les divers types de favelas existants, nous choisissions pour notre analyse quelques une : Vidigal, Rocinha, Cantagalo Pavão-Pavãozinho, Santa Marta, Chapéu Mangueira. Elles ont des points commun : le fait d’être géographiquement et stratégiquement plus importantes et plus réputées dans les discours dominants ; la plupart sont situées dans la Zone Sud (zone aisée de Rio, à côté de la plage) ; les premières a avoir bénéficié de la « pacification » ; celles qui reçoivent plus de visiteurs non habitants ; qui sont le plus inclus dans l’agenda médiatique de culture et loisirs de la ville ; qui commencent à passer par un processus de reconfiguration et « gentrification ».

Il est important de remarquer que ce phénomène étudié ne doit pas être généralisé. Au contraire, il est très spécifique (concentré sur quelques régions de Rio, sur quelques habitants, sur quelques visions du monde). Cela veut dire qu’il existe dans la ville de Rio environ 500 favelas, dont la réalité est très hétérogène et dont la grande majorité ne passe pas par le processus de pacification et moins encore par le processus de « parc d’attraction » et « gentrification » que nous analysons.

Les attractions inédites, le public nombreux
Ces favelas étudiées sont devenues pour un certain groupe et selon un certain point de vue des « parcs d’attraction » d’une manière plus ou moins inédite dans l’histoire. Les motifs sont divers. Des évènements et fêtes dans les favelas avec la présence d’un public extérieur ont toujours existé. Mais l’originalité du moment est que ce public n’a jamais été si nombreux qu’aujourd’hui, ni ces évènements si médiatisés. Les gens montent les collines ; la “peur” les quitte ; une propagation de bouche à oreille commence ; et puis une divulgation dans les médias a lieu. Voilà, le nombre d’attractions augmente, le public et le prix d’entrée s’accroissent. Et une grande partie de la population locale ne peut pas payer ce prix d’entrée élevé. Son lieu de résidence est « envahi » et « exploité » par un public extérieur.

Les fêtes grand public
Chaque favela a une sorte de hangar utilisé, entre autres évènements, pour les entraînements des écoles de samba locales (pour le carnaval) ; ou pour des fêtes locales de musique typique des favelas appelée funk (certains « bailes funks » sont interdits aujourd’hui par la police sous couvert que le funk fait une sorte d’apologie du crime et du trafic de drogue).

Certains de ces hangars ont été rénovés par des promoteurs d’évènementiel (locaux et extérieurs). Ceux-ci ont employé de célèbres DJ de Rio et des groupes musicaux connus de divers styles, et organisé des soirées qui font le succès de Rio les week-ends surtout depuis 2010. On a repéré en 2012, 12 de ces fêtes qui coûtent entre 20 et 80 euros l’entrée [2] Le public de chaque fête peut varier entre 600 à 1.000 personnes au cours d’une soirée.

La notoriété médiatique de ces événements et la circulation énorme des non-résidents de ces favelas commencent à bouleverser le quotidien des habitants.

La culture du toit terrasse

La plupart des favelas des collines n’ont pas assez d’espace extérieur pour leurs résidants, comme un jardin ou une arrière-cour. La solution trouvée par les habitants est de créer un toit-terrasse. Il s’agit d’un véritable prolongement de la maison [3], un espace à l’air libre, parfois couvert, qui remplace le jardin des maisons traditionnelles, qui n’existe pas dans les favelas par manque de place. Les toitures terrasses remplissent des rôles divers : recevoir une cuve d’eau, une antenne parabolique ou un séchoir à linge. Certaines maisons ont adapté l’espace pour l’agrément : faire des barbecues ou des fêtes familiales ; un espace pour laisser les enfants jouer etc.

Traités comme un espace privé, dans certaines maisons il est devenu public. Entouré par les fameux points touristiques comme le Christ Rédempteur, le Pain de Sucre et les célèbres plages de la Zone Sud de Rio, ces favelas ont de belles vues panoramiques de la ville. Après la « pacification », certains de ces toit-terrasses, ont été rénovés et transformés en une source de revenus pour les habitants. Ces derniers ont ouvert leur toit-terrasse pour la visite des touristes [4] (habitants de Rio, d’autres villes du Brésil ou des étrangers).

Ces espaces sont aussi loués pour des fêtes ou des barbecues privés. Ces évènements sont divulgués par les médias et, comme l’espace est relativement petit, la concurrence pour avoir une entrée est énorme et le coût de l’entrée augmente de plus en plus.

L’intention du public est diverse : connaître un lieu et un style de vie différent et exotique (avant, fermé par le trafic) ; la curiosité ; le divertissement. Une des motivations du public est de ne plus avoir peur car les trafiquants ne sont plus dans la rue avec leur fusil à la main (c’est la police qui fait ça maintenant).

Le tourisme
Une dizaine de Land Rover sillonnent les rues dans la journée. Organisée par des agents de tourisme (locaux et aussi extérieurs aux favelas) la « jungle tour » permet à des touristes de découvrir les favelas, à la manière d’un safari [5].

Les « jeeps tours » existent dans certaines favelas depuis les années 1990, mais n’ont jamais été aussi nombreux qu’après la pacification à partir de 2008. En plus, il semble qu’aujourd’hui un effort soit fait pour ne plus montrer que la pauvreté, mais la culture et la beauté de ces espaces. Le public a aussi changé : avant la pacification, sa majorité se composait de touristes étrangers. Maintenant, ce sont des brésiliens d’autres villes mais également des habitants de Rio même, venus de quartiers aisés qui font du tourisme dans leur propre ville.

Contrairement à la plupart des quartiers formels, composés de plusieurs rues d’accès, ces favelas des collines ont à peine une ou quelques accès d’entrée. Avant la pacification, si un visiteur extérieur (facilement identifié) entrait à pied, il était généralement abordé par des trafiquants qui lui demandaient où il allait (pour savoir s’il ne s’agit pas de policiers incognitos ou des journalistes pour dénoncer le trafic, etc.) Maintenant les trafiquants ne sont plus là (ils existent, mais de façon discrète). Ils sont remplacés par des guides touristiques locaux, des jeunes qui passent leur journée dans l’entrée des favelas en abordant les visiteurs pour leur offrir des services informels de guide (certaines rues des favelas sont des dédales et labyrinthe, donc c’est toujours difficile pour de nouveaux visiteurs de se promener).

Les évènements culturels
Outre les grandes fêtes musicales dans les hangars ou les petites fêtes privées sur les toit-terrasses, des événements culturels pour "public intérieur et extérieur" sont de plus en plus nombreux et médiatisés également dans ces favelas. Festivals littéraires, construction de musées pour la mémoire des favelas, festivals de cinéma, débats et séminaires sur des thèmes divers, expositions photographiques ou artistiques, théâtre de rue, cours de danse.

Favela version « bobo »
Certains musiciens et artistes plastiques étrangers et brésiliens ont même déménagé pour habiter dans la favela Vidigal, par exemple, leur donnant le statut de « favela chic ». Ils mènent des actions comme la peinture différente sur les murs extérieurs ou organisent des collectes sélectives et de recyclage des ordures pour faire des arts, bouleversent également le quotidien de la favela.

Les auberges
A partir de 2010 sont inaugurées des auberges pour les touristes qui veulent passer quelques jours dans les favelas. Certains habitants ont réhabilité et adapté leurs maisons la transformant en auberge et en source de revenus. Des personnes extérieures aux favelas ont acheté des maisons pour faire la même chose. Et des investisseurs extérieurs sont en train de construire quelques hôtels dans ces favelas.

Espaces de consommation
Ces favelas ne se limitent plus aujourd’hui uniquement à une fonction de résidence, mais sont devenues des espaces de consommation à part entière. Des petits commerçants de nourriture et boissons ont augmenté, renouvelé ou modifié leur boutique, attirés par cette nouvelle clientèle. La scène culturelle et économique de ces favelas commence à changer visiblement.

En plus des commerçants locaux, des entrepreneurs extérieurs (non habitants des favelas) investissent en restauration, commerces, fêtes et même hôtellerie. Pour certains, c’est une image de l’intégration entre pauvres et riches. Pour d’autres, c’est encore l’exclusion car certaines fêtes sont très chères pour les habitants locaux et beaucoup d’entre eux sont employés toujours dans des conditions de service pour ces évènements : personnel de ménage, gardiens, serveurs, etc.

« Gentrification » ou embourgeoisement des favelas
Dialectiquement, les contradictions de ces favelas opèrent à leur négation et à leur transformation. Selon des données que nous avons repérées [6], en 2002 37% des habitants d’une de ces favelas faisaient partie de la soi-disant « classe moyenne ». En 2012, cette classe sociale arrive à 65 % des habitants [7]. La notion du concept de la classe moyenne, très ambiguë et difficile à définir aujourd’hui, dépasse l’objet de la thèse. Mais le plus important ici est que le revenu des habitants, le nombre d’années de scolarité, les biens matériels et même l’infrastructure des maisons ont considérablement augmentés et améliorés dans ces favelas en à peine 10 ans.

Il est important de remarquer que c’est surtout l’infrastructure intérieure des maisons qui s’est améliorée, car l’infrastructure extérieure de la majorité se montre encore avec ses caractéristiques spécifiques (mal achevée, selon certains). Cela pour divers motifs : c’est une caractéristique culturelle, architecturale [8] et économique des habitants (donner priorité à l’aspect intérieur de leur maison) ; montrer une vision de pauvreté pour continuer à recevoir des aides sociales (des ONG, des associations de résidants, de l’Etat) ; caractéristique stimulée par ces ONG pour qu’elles puissent continuer de recevoir des financements des organismes internationaux et continuer d’exister, entre autres.

En dehors du fait que le niveau de vie de certains habitants a augmenté, certaines personnes de classe moyenne, ayant résidé précédemment dans d’autres quartiers de Rio (non favelas), ont déménagé pour habiter dans ces favelas pour divers motifs (surtout à cause de l’explosion du coût des loyers hors favela à Rio, et de la baisse de la violence dans les favelas avec la pacification).

Par contre, le coût de la vie dans ces favelas a également augmenté et une partie des habitants les plus pauvres sont en effet poussés à quitter leur logement pour en occuper un, dans une autre favela plus précaire et plus distante, située dans une partie moins valorisée de la ville. Les plus pauvres ont dû quitter la favela non plus à cause des interventions publiques, comme cela s’est passé dans d’autres époques de l’histoire de Rio, mais du fait de la pression du marché. Ce phénomène commence à être appelé à Rio par des analystes plus critiques comme « l’expulsion blanche ». Cela veut dire que ces habitants plus pauvres ne sont pas forcés physiquement de déménager, mais économiquement.

L’embourgeoisement de ces favelas (et son avènement en tant que source de profit pour un certain groupe social) commence à pousser l’Etat à investir dans l’infrastructure de ces espaces. Il est important de remarquer que les services publics sont encore énormément précaires, voire absents dans certains locaux. Certains de ses services sont opérés par de raccourcis illégaux construits par les habitants eux-mêmes (l’eau courante, les égouts, l’électricité, le ramassage des ordures, le pavage urbain). L’investissement dans cette infrastructure publique commence à être petit à petit amélioré, mais de façon encore très limitée et lente. L’investissement public pour améliorer la qualité et augmenter la quantité d’autres services publics essentiels pour les habitants (comme les crèches, l’école, la santé, les bibliothèques et centres de culture-loisirs et sports pour les enfants et adolescents) est encore nul ou insuffisant (ou se sont des ONG qui prennent en charge, de façon aussi insuffisante).

Les médias
Les favelas ont figuré dans les pages policières des principaux journaux brésiliens, presque toujours dans des news liées à des questions de violence, trafic de drogue, criminalité ou pauvreté et problèmes sociaux. Maintenant (surtout à partir de 2009) elles figurent aussi (et de plus en plus) dans les pages touristiques, culturelles, de loisirs, ou de mode et nouvelles tendances.

Notes de l’auteure :
[1] Le Brésil comme puissance : portée et paradoxes, DAUDELIN Jean, 08/10/2010
[2] "Patricinhas” e famosos trocam boates por festas em favelas cariocas - noticias.r7.com
[3] Les favelas de Rio de Janeiro : de bidonvilles à quartiers populaires Le cas de Nova Holanda, une favela du Complexe de la Maré, CHETRY Michaël
[4] Gringo na laje, FREIRE MEDEIROS Bianca, 2009 : 140
[5] Une favela, des favelas. TV5Monde. Rencontres au Brésil. De São Paulo à Rio de Janeiro. 8p.
[6] Os resultados fazem parte de um levantamento do DataFavela , união entre o Data Popular e Celso Athayde, ex- dirigente da Central Única de Favelas (Cufa).
[7] Classe média já chega a 65% nas favelas, diz pesquisa. Em 2002, a classe média mal chegava a 37% dos moradores das favelas no Brasil. Data Popular 20/02/2013
[8] Notes historiques sur les favelas de Rio. Paola Berenstein Jacques et Lilian Fessler Vaz. Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003].

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