La réforme agraire du Brésil en question : un débat qui n’est pas à l’ordre du jour

 | Par Sérgio Botton Barcellos

Source : Adital
Traduction pour Autres Brésil : Piera SIMON-CHAIX ( Relecture : Roger GUILLOUX )

Pour que si peu aient beaucoup, c’est que beaucoup ont si peu
Illustration : geoconceicao.blogspot.com

La discussion autour de la structure agraire du Brésil, même sans faire partie des priorités ou de l’agenda politique du gouvernement fédéral, ou n’étant pas considérée comme une roue motrice du développement, en raison de la suprématie d’une certaine conception du productivisme agricole, paraît être nécessaire. La Réforme Agraire est un thème qui est plus présent chaque jour dans le quotidien de la population brésilienne et ce malgré les tentatives visant à cacher cette question et cette demande.
Il convient de souligner que la Réforme Agraire, telle que beaucoup l’ont propagée auprès de l’opinion publique, n’est pas une simple redistribution de lopins de terre. Car une politique agraire consistante et plus ample a besoin d’une politique agricole facilitant les conditions d’accès aux subventions et au crédit, d’un appui technique et d’infrastructures adaptées à la mobilité et à la fluidité de la production. En ce sens, la non réalisation de la réforme agraire ne veut pas seulement dire que l’on maintient une situation objective d’injustice sociale mais aussi que ceci affecte la production agricole de cultures nécessaires à la subsistance de la population et du pays. C’est donc une question qui relève du champ politique, social, technique et économique.

Actuellement, la Réforme Agraire au Brésil s’effectue par le biais d’achats ou d’expropriation de latifundios considérés improductifs par l’Union, dans divers zones de la fédération, s’appuyant sur l’Institut National de Colonisation et Réforme Agraire (INCRA), qui répartit ces terres entre les familles. Or l’l’INCRA est en situation de précarité fonctionnelle et opérationnelle laquelle se traduit par une prestation de services insuffisants et inappropriés en ce qui concerne le développement de l’infrastructure, l’assistance financière et technique permettant de viabiliser des projets de vie et de production agricole sur ces nouvelles propriétés.

La loi d’expropriation, garantie par la Constitution de 1988 et mise en place par le 2nd Plan National de Réforme Agraire, assure à l’Union le droit à l’expropriation des terres dites privées, considérées comme non-productives, pour des raisons d’utilité publique et notamment en fonction des objectifs de la Réforme Agraire. Cependant elle n’est pas appliquée selon les normes établies. On recense des cas de non respect des normes environnementales, du droit du travail et des droits sociaux.

Entre les différents conflits dont souffre la société brésilienne, figurent ceux qui sont en relation à la question agraire. Les plus communs sont situés dans les zones d’expansion de la frontière agricole (Maranhão, Bahia et Etats de la région amazonienne), où se développe l’élevage et la production agricole intensive (bovins, soja, canne à sucre, sylviculture, etc.). Ces conflits sont dus à la croissement de ces zones de culture qui a pour conséquence l’expulsion des possseiros [1] et des fermiers ou encore des pressions sur les petits propriétaires afin de les forcer à vendre ou à désoccuper leurs terres. A cela s’ajoute les conflits provoqués par les expropriations dues à la construction de barrages ou à l’installation de systèmes d’irrigation.

Quant à l’aspect judiciaire, des 523 procès relatifs à la Réforme Agraire au Brésil, 234 étaient bloqués au niveau de la Justice Fédérale. À Bahia, l’Etat qui dispose du plus grand contingent de travailleurs ruraux en installations précaires au Brésil – près de 25 mille familles concernées – 87 procès d’expropriation bloqués sont en attente d’une décision de la Justice Fédérale, selon le député fédéral Valmir Assunção (Parti des Travailleurs de la Bahia).

Concernant l’ensemble de situations, les donnés de 2009 de l’IBGE (Institut Brésilien de Géographie et de Statistiques – NdT) montrent que la situation agraire du Brésil dans les régions rurales est pratiquement restée inaltérée au cours des 20 dernières années. Lors du dernier rescencement agro-pastoral, on a constaté que les propriétés de moins de 10 000 hectares représentaient un total d’à peine 2,7 % de l’ensemble des terres destinées à l’agro-pastoral, la majorité étant encore formée de latifundios de plus de 1000 hectares. Il y a plus de 120 millions d’hectares qui sont considérés comme improductifs par l’INCRA. Notons qu’au Brésil, 46% des terres sont possédées par 1% des propriétaires ruraux, l’un des plus haut indice de concentration latifundiaire au monde.

Même en tenant compte de la réduction des inégalités sociales de 8,3 % en milieu rural, à mettre en relation avec les 6,5 % pour l’ensemble du pays, pour la période 2003-2009, la situation en milieu rural brésilien a encore besoin d’énormément de discussion et de reformulation. Par exemple, l’année 2012 a mis en évidence le plus bas indice de ces derniers temps pour la Réforme Agraire, avec moins de 12 000 familles installées. Alors que, entre 2003 et 2013, l’INCRA a comptabilisé 659 184 ʺnouveaux propriétairesʺ résultant de la Réforme Agraire. La majorité des zones incorporées par la Réforme Agraire et le plus grand nombre de nouveaux prpriétaires sont encore situées dans la région Nord du pays, dans des zones proches ou jouxtant la forêt amazonienne [2].

Toujours en relation avec les données de la question agraire au Brésil, le livre Partido da Terra [Parti de la terre] de Alceu Castilho est truffé de détails révélateurs. Ce livre montre qu’approximativement 1,2 % du territoire national, soit 4,4 millions d’hectares, est contrôlé par des hommes politiques occupant des charges au sein des pouvoirs législatifs et exécutifs. De ce total, 2,3 millions d’hectares ont été déclarés par les propriétaires eux-mêmes à la Justice Electorale. Un autre exemple est celui du banquier Dantas qui a acquis, en à peine trois ans, plus de 600 mille hectares de terres dans diverses fazendas au sud du Pará, avec des financements de fonds d’investissements américains.

Parmi les partis politiques qui concentrent le plus grand nombre de propriétaires terriens, le PMDB [Parti du Mouvement Démocratique Brésilien] détient le record, suivi par le PSDB [Parti de la Social-Démocratie Brésilienne], le PR [ Parti de la République] et le PP [Parti Progressiste] Une grande partie de ces hommes politiques, principalement des gouverneurs, des députés fédéraux et d’Etat, ont reçu, pour la campagne politique de 2010, plus de 50 millions de Reais [3] de la part de groupes en relation avec l’agrobusiness, comme par exemple le groupe JBS-Friboi [4] qui a donné plus de 30 millions de Reais, la Cosan [5] a donné 3,8 millions, Bunge Fertilizantes [6] 2,72 millions, Cutrale [7] 1,89 million et Marfrig Frigorífico [8] 1,2 million Parmi ces entreprises qui ont financé les campagnes politiques, quelques unes ont déjà été accusées de commettre des irrégularités environnementales, et même d’utiliser le travail forcé.

On peut remarquer que les députés PMDB ont voté contre l’altération du Code Forestier en 2011. En 2012, seulement quatre (sur 74) s’opposèrent aux changements. Le PSB [Parti Socialiste Brésilien] a cédé sa place au DEM [Démocrate] à la Commission de l’Agriculture de la Chambre des Députés, et Paulo Piau (PMDB), rapporteur de la version défendant l’intérêt des ruralistas dans le Code Forestier, a reçu 1,25 million de Reais de l’agrobusiness pour sa campagne électorale. En résumé, 211 hommes politiques possèdent plus de deux mille hectares chacun, et 236 possèdent 77 % des deux millions d’hectares déclarés. Castilho affirme encore que 77 sont propriétaires de plus de 5 000 hectares chacun, parmi lesquels 29 possèdent 612 000 hectares.

Il y a aussi la question de l’offensive du capital international sur les terres brésiliennes. C’est ainsi que comme la CNADC (entreprise chinoise de développement agricole), a annoncé en 2011 un inverstissement de 7 milliards de dollars destinés à la participation à des projets d’expansion de cultures de céréales dans l’Etat de Goiás sur une zone d’environ 2,4 millions d’hectares en vue de produire du soja destiné à être exporté en Chine. Au sein de cet afflux de capitaux, on peut aussi souligner le rôle de l’entreprise d’Etat du secteur alimentaire, la China National Agricultural Development Group Corporation, ou encore celui du banquier George Soros, qui participe au projet de construction de trois usines de sucre et d’alcool dans le Mato Grosso do Sul (Nakatani et al, 2012. Lien en portugais).

Une Réforme Agraire non intégrée à un projet de développement pour le Brésil

La scène agricole et agraire internationale a été structurée à partir d’ajustements structurels inégaux à orientation néolibérale. Ceux-ci ont été imposés en priorité aux pays considérés sous-développés alors que simultanément on maintenait les programmes de subventions substantielles dans les pays dits développés. Le secteur privé a imposé une libéralisation inégale du marché agricole, ce qui a augmenté dans une grande mesure son influence politique et économique. Ceci a conduit à la spécilisation de la production et la concentration des terres dans les mains de l’agrobusiness, à des marchés agricoles avec des capacités de production et de d’offre inégaux et à un contrôle intense et croissant de la part des multinationales. On peut souligner que la libéralisation, de même que les ajustements structuraux, n’ont pas été imposés aux pays développés, lesquels maintiennent leurs marchés fermés et leurs subventions (près de 20% de leurs PIB)[10].

Au Brésil, il est évident que nous n’avons pas encore fait de la Réforme Agraire une politique publique qui renforcerait effectivement l’agriculture familiale et paysanne, de même qu’il n’y a pas de projet de développement rural durable. Il est évident que le financement des familles nouvellement installées est basé, dans une grande mesure, sur des politiques de crédit dont les capacités d’accès et la viabilité de paiement sont insuffisantes. Une preuve de cela est que la majorité de ces nouvelles structures n’a pas obtenu la libération de ses demandes de financements nécessaires à la réalisation des Plans de Développement des Installations (PDAs) pour 2012.

Il est nécessaire de réfléchir et de lister quelque-uns des points importants afin de provoquer un débat sur la question agraire, avec l’ensemble de la société. Dans une analyse antérieure, la tendance à renforcer, dans le milieu rural brésilien, un modèle d’accumulation du capital spécialisé dans le secteur primaire a déjà été problématisée ; modèle qui promeut la super-exploitation agricole, hydroélectrique, minérale et pétrolière, en accord avec les intérêts de diverses multinationales qui exploitent les différentes ressources du Brésil.

Les données présentées dans le Relevé Synthétique de la Production Agricole (LSPA) de l’IBGE, en 2012, permettent de mettre en évidence cette situation. On constate que les cultures du riz, du maïs et du soja correspondent à 91,3% de l’estimation de la production agricole du pays, et à 85,1% de la zone de récolte, par rapport à d’autres aliments comme le haricot, par exemple. Le marché agricole brésilien, pour autant que la production des aliments soit faite par de petites et moyennes propriétés en priorité, est façonné par le latifundio, la monoculture, l’intense exploitation économique du travail et des ressources naturelles et par la faible valorisation de la sécurité et de la variété alimentaire.

Il est bien connu que le modèle agricole et agraire hégémonique qui se met en place au Brésil est basé sur un modèle praticable à l’intérieur des règles de l’état actuel du capitalisme, à partir de la concentration croissante des terres et des revenus, laquelle provoque une lutte permanente entre l’agriculture industrielle et l’agriculture paysanne.

D’après des données divulguées par la Commission Pastorale de la Terre (CPT), dans Rapport Annuel : Conflits en milieu rural - Brésil, le nombre de conflits pour l’accès à la terre a augmenté de 42%. De plus, le nombre de familles victimes de tueurs à gage en 2012 est passé à 19 968, une croissance d’environ 30%, le chiffre le plus élevé depuis 2004. Les conflits que la CPT a enregistré pour l’accès à la terre à l’eau ainsi que les conflits relevant du droit du travail et ceux liés aux situations de sécheresse – s’élève à un total de 1.364 au Brésil en 2012.

Face à cette réalité, lorsqu’un ex-rapporteur de l’ONU déclare, dans une interview récente, que la Réforme Agraire est stratégique pour le développement et que le Brésil développe une politique contraire à l’agriculture familiale, c’est le signe que nous avons beaucoup à penser et à agir. Commencer la mise en place d’une planification sur le long terme pour faire face à la question des réformes agraire et urbaine dans notre pays et lancer des débats sur la souveraineté et l’autosuffisance alimentaire nous paraît être une approche stratégique pour planifier l’autonomie et la souveraineté nationale durant les prochaines décades.

Les données ici présentées, plus que de nous faire réfléchir un peu sur la réalité, ont pour objectif de nous faire réagir, réfléchir davantage et rendre possible l’observation du milieu rural en imaginant d’autres possibilités. Il ne s’agit pas seulement de restructurer l’INCRA, de respecter la loi, d’augmenter le risible budget de la question agricole et des installations de nouveaux venus, etc. A l’intérieur de la rationnalité et du contexte actuel du capitalisme, peu de personnes semblent être capables d’envisager de tels changements. Pour modifier les réponses que nous sommes en train de recevoir et de produire, nous allons devoir élaborer d’autres questions.

Nous devons poursuivre cet exercice consistant à se demander comme formuler d’autres questions. Mais pour cela, ces questions peuvent être faites dans un ensemble et à partir de diverses expériences et expectatives déjà existantes au sein de l’agriculture familiale, paysanne , impliquant les populations et communautés traditionnelles afin d’élaborer un autre projet de développement rural tenant compte de la réforme agraire, non pas comme s’il s’agissait d’une option, mais bien de l’une des conditions nécessaires à la viabilisation des projets de vie et de production des populations et des communautés du milieu rural brésilien.

Notes du traducteur :
[1] Posseiros : personnes qui se sont approprié des terres, habituellement en jachère, mais qui ne disposent pas de titres de propriété
[2] On peut faire remarquer que l’INCRA, dans la formulation de ses données, enregistre toutes les familles qui ont eu leur possession régularisées - qui ont eu leurs droits à d’anciennes installations reconnues, ou qui ont été réinstallés à cause de la construction de barrages. Il y a donc superposition de données nouvelles et anciennes, ce qui conduit à une certaine imprécision.
[3] Un réal vaut actuellement (septembre 2013) environ 0,33 euros
[4] Multinationale brésilienne spécialisée dans la viande bovine fraîche ou surgelée
[5] COSAN : entreprise brésilienne spécialisée dans le bioéthanol, la production de sucre et d’énergie
[6] Entreprise brésilienne qui commercialise des engrais, des semences, des aliments, fournit des services portuaires et produit sucre et de la bioénergie
[7] Entreprise productrice de jus d’orange
[8] Entreprise brésilienne d’agroalimentaire
[9] Ruralistas : lobby politique informel, trans-partis, qui de manière voilée (grâce au vote à bulletin secret) défend les intérêts des grands propriétaires terriens.
[10] BUCKLAND, J., « International obstacles to rural development : how neoliberalism policies constrain competitive markets and sustainables agriculture, Canadian journal of development studies, vol. XXVII, n°1, Janvier 2006, Ottawa, CASID/ACEDI, 2006, p. 9-24.

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