La police militaire, née pour réprimer les grèves

 | Par Outras Palavras

Des sources historiques démontrent qu’au début du XXe siècle, l’oligarchie de São Paulo s’inquiétait des « agitations politiques » et de certains soulèvements ouvriers. Une mission française a alors été engagée pour former et militariser la Força Pública. C’est ainsi qu’en huit ans, l’embryon de la police militaire fût formé

Traduction : Simon Raulin pour Autres Brésils
Relecture : Charlélie Pottier

L’Histoire n’est pas une ligne droite, composée de faits définis avec précision, annonçant et clôturant de grandes périodes historiques. Néanmoins, certains faits peuvent être considérés comme symboliques et plus déterminants que d’autres pour définir certains processus historiques. Dans le cas de la militarisation de la police au Brésil, c’est l’État de São Paulo au début de la période républicaine qui occupa ce rôle. Et le scénario de São Paulo est édifiant afin de comprendre à qui profitait la militarisation de la sécurité publique brésilienne.

Cette analyse n’est toutefois pas à mener de manière isolée. Il faut dire que de nombreux auteurs considèrent que, pour l’Occident dans son ensemble, le XIXe siècle marque le début des institutions policières telles que nous les connaissons aujourd’hui. À cette époque, nous pouvons observer un phénomène mondial qui amène la police à se redéfinir non seulement comme un appareil servant à combattre le crime et à garantir la sécurité publique, mais également comme un outil de contrôle social sur ce que l’on qualifiait alors de « classes dangereuses » et au service de la protection de la propriété privée.

Au Brésil, cette période a coïncidé avec une période de profonds bouleversements économiques. Porté par l’industrialisation, l’urbanisation et un intense processus d’immigration, notamment vers São Paulo, le cœur économique du pays bascule du Nordeste vers le Centre-Sud. Ce phénomène est lié à la prise de pouvoir de la bourgeoisie issue de l’industrie du café de São Paulo ainsi que par l’émergence d’une nouvelle classe de paysans et d’ouvriers devenus libres [1].

En parallèle de ce processus d’industrialisation, on assiste à un éssor du fédéralisme au Brésil, porté par la dite « politique des gouverneurs ». D’après l’historien Boris Fausto, il s’agissait d’un équilibre politique basé sur le soutien mutuel du gouvernement central envers les groupes dominants de chaque États qui, en échange, soutenaient le président en place. Ainsi, cette époque se caractérise par une montée en puissance de l’oligarchie et par une indépendance toujours plus forte des États. Ce processus est à l’origine de la volonté des gouverneurs de s’appuyer sur les forces de polices propres à chaque état afin de garantir une forme d’autonomie vis-à-vis de l’armée fédérale.

Il ne semble pas exagéré de dire que certaines polices gouvernementales étaient capables de rivaliser avec l’armée nationale. Il n’est pas rare de trouver des auteurs qui louent la puissance des forces de police de l’État de São Paulo, surnomées la « petite armée de São Paulo », un appareil militaire qui a parfois servi à étouffer des soulèvements dans d’autres États, comme lors de la répression des Canudos à Bahia [2].

Cependant, au-delà de la rivalité qui pouvait opposer le gouvernement fédéral et la bourgeoisie paulista, le gouvernement de São Paulo avait d’autres motivations qui le poussaient à développer sa propre armée au sein de la police.

Comme nous l’avons déjà mentionné, la Première République, en particulier à São Paulo, a été marquée par un intense processus d’immigration, d’industrialisation et d’urbanisation. Au sein de cette « nouvelle » classe de travailleurs libres, émergeaient également des idéaux venus d’Europe ayant traversé l’Atlantique dans les bagages des immigrés, comme le communisme, l’anarchisme et le syndicalisme, qui commençaient à se développer.

Si les ouvriers ont commencé au début du XXe siècle à former des mouvements sociaux et à s’organiser autour de syndicats, la bourgeoisie industrielle et caféière s’est organisée en parallèle autour d’une machine encore plus grande et puissante : l’État.

Il est curieux, par exemple, d’observer les mouvements de la législation pénale brésilienne de l’époque, qui était basée sur le positivisme criminologique, influencé par les idées de Lombroso, qui interprétait la criminalité à travers les aspects physiques de l’individu. Cette lecture représentait bien entendu une porte ouverte au racisme. À titre d’exemple, le code pénal brésilien de 1880 ciblait les populations noires en criminalisant la pratique de la capoeira et de la « magie », tout en prévoyant l’expulsion des « vagabonds étrangers ». Par la suite, en 1907, la « Loi Gordo » était adoptée et représentait l’un des principaux outils servant à bannir les anarchistes du pays.

De manière logique, la prise de position de la bourgeoisie paulista ne s’est pas limitée à la législation pénale. À São Paulo, l’implication des élites dans les forces de police a pris des contours particuliers, à l’opposé d’une partie du reste du pays qui favorisaient encore des forces de sécurité privées, à l’image de coronelismo [3] dans le Nordeste.

À titre d’exemple, c’est à cette époque que la police civile de l’État subit une réforme des carrières qui donnait, entre autres, au gouverneur un pouvoir accru dans les nominations au sein de cette institution.

Mais c’est dans une autre force de police que la bourgeoisie de São Paulo a concentré l’ensemble de ses efforts d’organisation. Du dit Corps Permanent jusqu’à la Force Policière, la présence d’un embryon de corps militaire a toujours existé au sein des forces de sécurité publiques paulista. Et il n’existait alors personne de mieux placé que les autorités en place pour démontrer le véritable intérêt derrière le maintien de ces forces militaires.

En 1893 par exemple, le secrétaire aux affaires judiciaires de São Paulo, proposant la militarisation de la cavalerie de la police, écrivait : « Il faut modifier l’organisation actuelle du corps, en lui donnant une organisation plus proche du corps de cavalerie de l’armée (…) l’efficacité de la cavalerie en cas de troubles de l’ordre est prouvée, et sa présence suffit à faire fuir les émeutiers ». Le secrétaire en question se préoccupait de l’utilisation de la police afin de contenir les protestations populaires et voyait dans le militarisme la structure la plus appropriée pour cela.

En 1903, le chef de la police de São Paulo s’est employé à augmenter les effectifs de la Garde Civile, police de nature civile, pour remplir des fonctions de police, « en réquisitionnant les casernes de la Brigade Policière » (une force de police militarisée), répondant ainsi aux « exigences de la discipline militaire, qui interdisent le contact direct avec le peuple ». Ce même chef de police affirmait alors que « la brigade de police ne doit pas être chargée de garder les rues (…), ce qui constitue une fonction spéciale de la police civile ».

En 1889, le secrétaire de la justice de São Paulo avait eu une pensée similaire en affirmant que « pour les rondes, pour les patrouilles et pour le maintien de l’ordre dans les rues et sur la place publique, nous avons davantage besoin d’un garde intelligent, perspicace et actif, que du soldat, avec l’appareil militaire de ses armes et l’ostentation de sa force ».

Il ne s’agit là que de quelques citations officielles tirées du livre Police et Sécurité d’Heloísa Rodrigues Fernandes. La vérité est que les États et leurs oligarchies ont toujours vu la militarisation de la police comme un moyen d’exercer un contrôle social et politique sur les forces d’opposition. À tel point qu’ils se preocupaient constamment de maintenir une police de nature civile pour remplir les fonctions habituelles de la police : patrouille et maintien de l’ordre.

Néanmoins, quelques années après la proclamation de la République, la militarisation de la police se renforça. Et ce phénomène porte un nom et une date précise. En 1906, l’État de São Paulo engagea une mission française qui allait changer à jamais l’histoire de la sécurité publique brésilienne. Cette mission, dirigée par un soldat français, œuvra pendant huit ans afin d’aider la Force publique de São Paulo à se doter d’une structure et d’une hiérarchie militaire tout en lui fournissant des armes et des uniformes.

Ainsi, lorsque les mouvements populaires des travailleurs profondément marqués par une culture anarcho-syndicaliste sous l’influence des immigrés italiens se présentèrent sous une forme plus organisée dans les années 1910, la bourgeoisie de São Paulo disposait alors déjà de sa « petite armée » disposée à réprimer tout « désordre social » causé par ces « classes dangereuses ». Dès lors, si la décennie 1910 a été marquée par de nombreuses grèves ouvrières, à l’image de la grande grève générale de 1917, cette période se caractérise également par la violence de la police hautement militarisée à l’égard des ouvriers.

C’est ainsi que le système de sécurité publique de São Paulo fut constitué pour de nombreuses années. Le niveau de focalisation de la police sur la répression politique fut tel qu’en 1926, l’État de São Paulo fut contraint de créer une nouvelle Garde civile, dédié à prendre en charge les fonctions classiques de surveillance et de maintien de l’ordre, qui était régie par une législation qui se rapproche en de nombreux points de la police communautaire défendue actuellement par les forces de gauche.

Les années passant, le modèle de police militarisée implanté par la bourgeoisie de São Paulo a fini par être consolidé et mis en place à l’échelle nationale durant la dictature militaire par le décret 667/1969, qui reste en vigueur jusqu’à aujourd’hui.

De nos jours, malgré le processus de redémocratisation, ce système de sécurité publique n’a pas été remis en cause et conserve une grande partie de sa structure autoritaire. Cela s’observe dans les rues et grâce aux appareils photo des téléphones, qui heureusement, parviennent à capturer cette réalité quotidienne et à la partager sur Internet. La police militaire de São Paulo reste sans aucun doute l’une des principales forces de contrôle social de l’État brésilien, que ce soit dans les petites rues de la périphérie, ou dans les grandes avenues empruntées durant les manifestations, et elle reste encore loin de sa véritable fonction de garante de la sécurité.

Voir en ligne : Polícia Militar, nascida para reprimir greves

[1L’esclavage fût aboli en 1888 au Brésil lorsque la princesse Isabel, fille de l’empereur dom Pedro II, signa la « loi Áurea »

[2La guerre des Canudos fait référence à un conflit armé survenu entre 1896 et 1897 entre l’armée fédérale, soutenue par l’armée de São Paulo et une communauté autonome composée de 30 000 colons dans le nord-est de Bahia

[3Le coronelismo désigne une structure politico-sociale particulièrement développée dans l’intérieur du Nordeste dans laquelle les colonels exerçaient un pouvoir à la fois politique, économique et social sur les habitants de leurs régions

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