LE COUP D’ÉTAT EST AUSSI LE FRUIT D’UN MANQUE D’IMAGINATION POLITIQUE ET POETIQUE

 | Par MD18

Interview du 04/07/2016

Le film Cinema Novo d’Eryk Rocha, en gagnant un prix au dernier festival de Cannes, a annoncé le retour du cinéma brésilien sur la scène internationale. Le festival a également été marqué par les actes de résistance de l’équipe d’Aquarius de Kléber Mendonça. Ces deux épisodes marquent un retour de la relation étroite entre politique et culture. Dans un entretien avec le MD18, Eryk Rocha s’attarde sur les relations entre les événements actuels brésiliens et le mouvement du cinema novo. Pour Rocha, « l’Amérique latine et le Brésil vivent des cycles d’interruption et de recommencement. Dès lors, revenir aux années 1960, ce n’est pas revenir au passé, mais c’est parler d’une histoire volcanique qui est en mouvement ». Le cinéaste parle de la nécessité de réinventer la politique à partir des expériences collectives, des expériences de la rue – il nous parle également du cinéma comme outil pour décoloniser l’imaginaire télévisé.

Cette conversation, conduite par Fernando Luiz Salgado da Silva (doctorant en psychanalyse à l’université de Paris 7), Maria Fernanda Novo (doctorante en philosophie à l’Unicamp) et Jeanne de Larrard (diplômée du master Coopération Artistique Internationale, Université de Paris 8, coordinatrice de projets artistiques), s’inscrit dans la série d’interviews du Mouvement Démocratique du 18 Mars (MD18) avec de grands intellectuels et artistes, publiées le blog Boitempo au Brésil. Lisez ici la première interview de la série, avec le sociologue franco-brésilien Michael Löwy, celle avec le sociologue portugais Boaventura de Souza ici ou encore celle de Luiz Marques ici.

MD18 - Vous avez remporté le prix de l’œil d’Or au Festival de Cannes, à un moment où le Ministère de la Culture (Minc) avait été temporairement dissolu. Ce prix démontre l’importance de l’investissement dans la culture et dans les arts pour la construction d’un Brésil dynamique et créatif, quand il existe un projet de privatisation des entreprises publiques, qui compromettrait sérieusement le financement des arts. Quel est le rôle du Ministère de la Culture pour l’émancipation des arts et pour la reconnaissance de la diversité culturelle au Brésil ?

Eryk Rocha - Pour moi, en tant que citoyen brésilien, il y a une question très grave qui devance l’extinction du Minc ou les politiques publiques culturelles, qui est la question du recul de la démocratie dans notre pays. D’ailleurs, après la polémique de la dissolution du Minc, la stratégie de Temer a été de revenir sur cette décision catastrophique pour faire taire les artistes et les cinéastes, en pensant que cela résoudrait le problème. Cependant, heureusement, ce n’est pas arrivé. La tentative de dissolution du Minc s’est accompagnée du démantèlement progressif de l’État brésilien, d’un retour par l’État sur les politiques culturelles et sociales qui étaient un minimum sérieuses. Ainsi, cet anéantissement des politiques publiques et culturelles découle d’un coup d’État institutionnel juridique, parlementaire et médiatique. Il est nécessaire de débattre de la macropolitique et de la micropolitique au Brésil. Il est nécessaire, maintenant, de tenter d’observer le Brésil et d’interpréter ce qui se passe. Nous vivons dans l’ère de la communication, de l’information et de l’audiovisuel, qui sont centraux pour le monde contemporain : nous vivons dans un monde dans lequel il existe plus de caméras que de personnes. Le cinéma et l’audiovisuel se sont déployés parmi tous les autres médias. Ainsi, il est très important, aujourd’hui, dans ce contexte, de chercher une compréhension plus profonde du rôle de la culture et de l’éducation. Nous vivons une situation complexe, grave, mais aussi très troublée. Le cinéma est seulement une manière parmi d’autres d’observer le pays en mutation, en ébullition, dont les mouvements et ramifications sont imprévisibles. Ainsi, nous avons besoin de savoir comment l’art peut dialoguer et intervibrer avec cela. Je me demande : quelle production artistique esthético-politique va éclore de ce moment turbulent que traverse le pays ?

Dans ce sens, il est très important de dire que ce film, Cinema Novo, comme une multitude d’autres films réalisés au Brésil sont le fruit d’une politique publique culturelle audiovisuelle de ces dernières 13 années. Cette politique culturelle, comme beaucoup d’autres politiques sociales, est en danger de démantèlement. Cela prouve que le Brésil passe par un virage à droite à partir d’un pouvoir nouveau et ancien à la fois, qui est en train de séquestrer la démocratie brésilienne. Mais dans tous les Etats brésiliens, on assiste à des occupations des bâtiments publics par des artistes, des poètes, des musiciens, des activistes, des étudiants. D’ailleurs, j’ai dédié le prix de l’œil d’Or, que nous avons remporté à Cannes, non seulement au cinéma brésilien et au cinema novo – qui est l’un des mouvements les plus féconds de l’histoire du cinéma–, mais également à tous ceux qui sont mobilisés aujourd’hui, au Brésil et à l’extérieur. A tous ceux qui sont mobilisés et qui résistent, en exprimant leur indignation contre les retours en arrière de la démocratie au Brésil. Affronter ce grave moment va dépendre de notre niveau d’imagination et d’organisation.

Même si la culture n’a jamais été mise en avant par la gauche comme un domaine réellement stratégique, nous devons reconnaître que, principalement sous Lula, il existait un embryon de quelque chose, une intuition de projet. Et cela constitue un problème que nous nous devons d’affronter, puisqu’une nouvelle gauche – qui est en train d’être débattue au Brésil, à partir de la coexistence de la lutte des étudiants, des mouvements sociaux, des intellectuels, des artistes, de la société comme un tout – va devoir mettre sur le devant de la scène de ce projet la culture, l’éducation, la technologie, les sciences et la connaissance. Selon moi, cela constitue les questions révolutionnaires du XXIe siècle. Ainsi, il nous faut poser cela avant même de débuter n’importe quel débat. Ce sont les forces émancipatrices de tout peuple ou nation qui prétend se développer et ne pas rester remorqué(e) au capitalisme féodal qui place au dessus de tout la dictature de la consommation et de l’économie. La révolution n’est pas seulement sociale et économique dans le cas du Brésil : il faut réarticuler le rôle de la culture et de l’éducation, en pensant par exemple un paradigme d’éducation de base comme le centre d’un nouveau projet brésilien. Mais aussi en y articulant toutes les réformes qui n’ont pas été faites par la gauche et par le projet du PT. Il n’y a pas de développement réel possible si nous ne nous confrontons pas à cela. Par exemple, il est urgent de penser une réforme démocratique des médias, et de réattribuer à la culture un rôle stratégique dans cette nouvelle ère, du Brésil mais également du monde : l’ère des images, de la connaissance et de la communication.

MD18 - Deux de vos films antérieurs, Rocha que Voa et Intervalo Clandestino, abordent des thèmes importants pour penser l’actuel moment politique du Brésil. Ce sont des films qui reviennent sur une prise de conscience politique à partir de l’approche de la réalité sociale au Brésil et en Amérique latine. Il existe dans ces films un désir de parler des problèmes du peuple, à partir de ses propres voix. Dans ce sens, nous voudrions aborder la complexité du dialogue du cinéma avec la réalité populaire, inauguré par le Cinema Novo et qui se prolonge dans vos films. Dans quelle mesure le cinéma peut-il contribuer à l’affirmation des voix populaires ?

ER - Rocha que Voa est mon premier long-métrage. C’est une tentative d’amorcer un dialogue avec cette génération des années 1960, cette génération du « nouveau cinéma latino-américain ». Le film est un dialogue qui naît des relations avec l’histoire, la politique, mais aussi l’affect. Ce que le film aborde en particulier, c’est le rôle de l’intellectuel latino-américain. Cette génération a vécu la révolution à fleur de peau, ils ont vécu mai 1968, mais aussi les coups d’Etat militaires dans différents pays d’Amérique latine. Les films de cette époque sont nés dans cette réalité spécifique, en pleine ébullition. Les films incorporent cette énergie, et la grande particularité de cette génération est son désir de création de nouvelles poétiques. C’est ce qu’elle cherchait, et cela est encore vivant et actuel. Comment le cinéma, à travers de nouveaux langages, peut-il traduire de nouvelles réalités, composées par les contextes de violence, de changements, d’utopie et de transe ? Cette génération avait comme horizon la révolution, et croyait qu’elle pouvait changer le cours de l’histoire du cinéma, du continent et du monde.

Toute époque a sa propre expression, je ne crois pas que nous devions tenter de l’imiter ou de la reproduire comme quelque chose d’idéal. Nous devons vivre chaque époque, ses formes et ses possibilités d’expression, dans toute sa richesse à partir de la complexité de sa réalité spécifique. Dès lors, je crois qu’en étant un peu provocateur, je peux dire que le moment que le Brésil vit aujourd’hui est très « cinemanoviste », parce que c’est un moment de limite, de rupture, de tension sociale, de débordement. Les tensions sociales s’aiguisent. Le pays est polarisé. Il existe une énergie, une tension latente dans les rues, dans les lieux. Le cinéma n’est pas séparable de cette réalité, le cinéma est intégré dans cette réalité complexe et confuse, qui palpite. Les films naissent de la vie. Ainsi, cela constitue un espace de dialogue intéressant avec les années 1960, puisque comme à cette époque, nous vivons à nouveau une interruption et la nécessité de commencer quelque chose de nouveau, sans savoir très bien ce que c’est. La différence, c’est que dans les 1960 ce « nouveau » était plus clair – avec notamment la référence à un projet communiste qui inspirait la gauche. Même les formes de combat et de lutte étaient plus claires, comme la guérilla armée. Aujourd’hui, nous sommes en train de comprendre quelles sont les formes de lutte : nous devons les approfondir et comprendre comment nous allons affronter ce nouveau moment. L’art, le cinéma et la pensée se connectent avec cet état des années 1960 et avec l’histoire. L’Amérique Latine et le Brésil vivent des cycles d’interruptions et de recommencements. C’est notre tragique tradition. Dès lors, revenir aux années 1960 n’est pas revenir au passé : c’est parler d’une histoire volcanique qui est en mouvement, puisque nous sommes le fruit de cette histoire. Maintenant, quelles poétiques, quel cinéma, quelle pensée, quelles expressions vont surgir de ce moment historique ? Nous sommes en train de le découvrir et la réalité est là, elle traverse notre corps et se frotte à notre visage, elle s’impose.

Découle de cela un autre point important. Dans le cinéma, il existe une question centrale qui dialogue avec la démocratie : repenser l’espace social du cinéma. Je crois que l’un des points cruciaux pour la compréhension du rôle du cinéma dans la société contemporaine passe par la création d’un nouveau circuit digital-populaire dans le Brésil. Il existe aujourd’hui au Brésil une grande qualité de films, de production audiovisuelle qui n’a pas où se répandre. Bien sûr, internet est un moyen révolutionnaire et concret, mais c’est un moyen spécifique qui a ses limites : c’est un outil, mais ça ne peut pas être le seul. La réalité des salles de cinéma au Brésil, c’est une réalité dans laquelle il existe 2500 salles pour 205 millions d’habitants. 90% des communes du Brésil n’ont pas de salle de cinéma, les salles sont concentrées dans les centres commerciaux des grandes villes, principalement dans le Sud-Est du pays. En outre, les tarifs des billets sont inaccessibles pour une grande partir de la population. Beaucoup de cinéma brésilien est actuellement produit dans des collectifs, dans la banlieue, ce sont des films indépendants et la plupart d’entre eux ne sortent pas au cinéma, ou alors restent une semaine à l’affiche et n’ont pas le temps d’être découverts. Il est nécessaire de développer des petites salles à haute technologie pour y développer le cinéma brésilien, pour que s’y produise une véritable démocratisation, pour que les gens aient accès aux films. Dès lors, cela constitue une politique publique nécessaire qui est remise à plus tard depuis très longtemps. Il existe une grande disparité entre l’argent investi dans la production, pour promouvoir les films et l’argent qui est destiné à distribuer et montrer ces films. Ce circuit est également important pour créer un contrepoids à la télévision, pour créer un autre type d’imaginaire esthético-audiovisuel. Ce conflit est abordé dans le prologue de mon deuxième film, Intervalo Clandestino. Dans aucun pays au monde, il n’existe une télévision avec autant de pouvoir et d’influence sur une communauté. C’est le reflet de la concentration de la communication d’un pays continent dans les mains de cinq familles. Nous devons reconnaître que l’accès à un système d’information et de communication plus démocratique est aussi important que de voter. Cela doit se composer d’une diversité de regards et de pensées, d’esthétiques, mais aussi de diversité régionale.

MD18 - Dans ce sens, que dire de certaines initiatives des mairies et d’autres institutions locales qui tentent de créer des salles de cinéma où il n’y en avait pas ?

ER - Malheureusement, très souvent ce sont des mouvements quasi-assistancialistes, ce ne sont pas des politiques culturelles consistantes. Ces politiques doivent être intégrées. Cela explique notamment les failles de l’UPP, c’est selon moi la chronique d’une mort annoncée. En apparence, dans un premier temps, la violence a diminué dans les communautés (favelas). Il s’agissait de dissimuler les problèmes. Ils ont donné aux gens le droit d’aller et venir, ils leur ont donné une fausse sensation de protection, de liberté et de paix. Cependant, en réalité cela s’est fait sans s’articuler à d’autres projets sociaux. Il n’y avait pas de politique culturelle consistante, ni de politique d’éducation, ni de transport, ni de santé. Ils ont imposé la police pour résoudre un problème politique et social endémique. Créer une apparence de ville idéale pour la Coupe du Monde et maintenant pour les JO. Ce projet court à sa perte. Et c’est le même problème qui se pose avec la culture, avec peu d’exceptions. Nous devons nous libérer de ces politiques publiques isolées et démagogiques. Elles sont fragiles, de façade. La mairie de Rio de Janeiro elle-même n’a aucun projet social, d’éducation et culturel, un minimum sérieux. Il existe un projet de spéculation immobilière d’événements, de ville de façade, faite pour les touristes, pour les grandes entreprises qui s’enrichissent avec les grands travaux d’aménagement. Quelle est la situation des périphéries de la Zone Nord ? C’est une ville qui inclut sur un mode excluant.

Nous avons besoin d’un nouveau maillon : un nouveau pont entre l’Etat et le peuple – le peuple comme société, comme complexité. Si l’on couche sur le papier ce que l’on appelle minorité : les femmes, les gays, les artistes, les Noirs et les Indiens, tous ensemble, ils constituent la majorité de la société, mais même ainsi ils n’ont pas de voix ; c’est le problème. Le fait de les appeler minorité constitue une stratégie de langage, de contrôle. C’est la grande contradiction de la démocratie contemporaine – et pas seulement au Brésil. Cela est latent en Amérique Latine, à l’exception d’un ou deux pays dans lesquels la représentation indigène est au pouvoir. C’est cela, la crise de la démocratie : le pouvoir du grand capital, de l’information, des décisions fondamentales qui sont dans les mains de quelques personnes, institutions et familles. Les propriétaires des régions, des villes sont ceux-là mêmes qui sont au congrès. C’est ainsi que le groupe BBB (bœuf, balle et bible) réuni, détient le pouvoir et dicte le destin de la nation, déclenche les coups d’Etat et colonise l’imaginaire. Comment peut-on s’organiser pour créer une autre multitude, dont la voix soit représentée et respectée ? Internet a un rôle vital dans tout ça. Il existe beaucoup de choses qui sont en train de germer, qui sont en gestation dans ces nouveaux mouvements, dans cette grande manifestation qui a lieu en ce moment. Cette multitude est en train de créer une nouvelle forme, qui constitue la question de la nouvelle démocratie. Ce « nouveau » va venir des multitudes et des individualités qui, ensemble, vont former un nouveau collectif.

MD18 - Le dialogue entre le cinema novo et ce cinéma qui se construit aujourd’hui passe par la réélaboration d’éléments qui étaient auparavant centraux, comme les figures messianiques et les figures du héro. Comment percevez-vous cette reformulation, en pleine crise de la représentativité, qui se produit en même temps que nous vivons un élargissement de l’horizon démocratique avec des collectifs et des mouvements qui exigent et tentent de construire des alternatives politiques à la représentation ? Dans ce cas, le cinéma pourrait collaborer à la décolonisation de l’imaginaire brésilien qui alimente le désir de ces figures ?

ER - Notre pays est baroque, il vit le mysticisme et le sébastianisme à fleur de peau. Mais il est aussi réaliste, ou SUR-réaliste. Ce sont les matrices de notre pays, elles sont dans l’inconscient. Ce sont des forces qui agissent constamment dans les énergies, dans les actions, dans la formation et dans les rêves de notre peuple. Cela était très fort dans le cinema novo, mais cela perdure. Le Brésil a une forte croyance dans les miracles, et a besoin d’un leader, il y a un côté messianique très présent dans notre peuple. Nous sommes une équipe médiocre de football, sans aucune imagination. Nous jouons en demi-finale contre l’Allemagne et nous pensons que nous pouvons gagner. Entre-temps, la réalité dévore tout. Nous perdons 7 à 1. Nous croyons qu’un grand leader va tout transformer et régler. Nous croyons que l’impeachment va tout résoudre dans le pays. Nous croyons que le retour de Dilma va tout régler. Nous concentrons notre imaginaire, nos croyances dans des actions et des choses détonantes d’une grande révolution. On a cette foi, ce mysticisme.

Certaines des priorités qui étaient si présentes dans les années 1960, comme la jeunesse noire ou les homosexuels, sont aujourd’hui ramenées sur le devant de la scène. Je crois que tout devient plus fort aujourd’hui, cela constitue une nouveauté. Les artistes qui occupent le Minc sont en train d’inventer un nouvel espace et une micro-réalité au sein d’un pays qui vit un coup d’État. Ils créent un centre de résistance. On peut aller jusqu’à dire que Rio de Janeiro n’a jamais eu une programmation aussi contestataire, aussi intense et riche que celle que l’on a actuellement ! Ils occupent ces espaces et promeuvent quotidiennement des débats, des projections de films, de la danse, des cours, des concerts, des assemblées plénières. C’est transformer la politique en quelque chose de constant et de réel dans nos vies. Je crois que ce nouveau moment révèle cela. Personne ne peut rester à l’extérieur de ce processus. Quelqu’un qui dit non à la politique, qui ne veut pas s’investir prend ainsi position. Dans n’importe quelle forme d’expression, dans ce que tu fais et où tu marches, tu te positionnes politiquement. Ce moment que vit le Brésil nous ramène à cette incorporation, à ce nouveau débat : la politique devient quotidienne, elle est au centre de nos vies. Encore plus au Brésil, où tout est à inventer. Un pays neuf, avec une démocratie qui n’a que quelques décennies, et dans laquelle la majorité des présidents ne sont pas allés au bout de leurs mandats : c’est une histoire de coups d’État, de massacres et de guérillas. Dès lors, le moment que nous vivons est aussi fertile et inspirateur, propice pour repenser le pays, dans la micropolitique quotidienne.

Je crois que le grand défi d’aujourd’hui est la nécessité de réinvention de la politique qui passe par la reconnaissance de nouvelles formes de construction de ces collectifs et mouvements, d’une nouvelle collectivité. Ce moment de manifestations dans lequel la rue est à nouveau investie, au-delà des organisations syndicales ou des mouvements religieux, ou encore des grandes mobilisations spécifiques comme un match de foot. Ce nouveau moment de la politique a comme nouveauté la participation d’une multitude hétérogène qui va bien au-delà des luttes sectorielles. Je parle principalement des manifestations de gauche, parce que les manifestations de droite sont assez homogènes. Je vois ici une nouveauté constituée par la diversité, ces manifestations réunissant tout type de personnes, toutes les générations. Dans cette marmite, il y a un germe de quelque chose de nouveau : nous avons la possibilité de repenser ce collectif. Cette organisation est corporelle, les gens se rencontrent et la rue endosse à nouveau un rôle protagoniste dans la démocratie brésilienne, je trouve cela très riche et novateur. Cela naît essentiellement de l’articulation entre les réseaux et la rue. Dans l’ère luliste-dilmiste, la gauche est entrée en quelque sorte dans un état d’accommodation, de résignation peut-être, se reposant sur une avancée concrète et substantielle qui a eu lieu, dans le sens du bien-être social. Cela, à partir d’un certain moment, a créé un état de stagnation, de manque d’imagination politique et poétique, qui a constitué également un déclencheur du coup d’Etat. En effet, le coup d’Etat est aussi le fruit de cet état d’inertie. Ainsi, actuellement, nous devons avoir le courage d’affronter et de débattre avec les forces arriérées, les forces du conservatisme qui sont dans les entrailles de la société brésilienne. Ce sont les forces d’un héritage esclavocrate, d’une société hétéronormative. Nous devrons affronter ces forces et en même temps faire une autocritique et réinventer la gauche. Le cinéma, en ce sens, est une forme d’expression qui tente de capturer cette réalité, de capturer les énergies de ce moment.

MD18 - Votre film Pachamama (qui clôt la trilogie composée de Rocha que Voa et Intervalo Clandestino) travaille le décolonialisme avec beaucoup de force. Qu’est-ce qui a résonné en vous, en abordant l’expérience démocratique de la Bolivie ?

ER - Pachamama est un film qui est né de ma rencontre avec quelques historiens et politologues brésiliens. J’ai été invité à faire ce voyage Brésil-Pérou-Bolivie, dont l’idée était de faire un livre à partir d’une partie de la géopolitique du continent, située entre la forêt et la cordillère, à la limite entre une civilisation amazonienne et une civilisation inca. Je me suis associé à eux pour un voyage de 14000 km à travers ces pays. J’ai été très impressionné parce que j’ai vu quelque chose de nouveau, c’était la première année du gouvernement d’Evo Morales. J’ai vu un pays qui vivait une transe de manifestations populaires, qu’ils nomment « mouvements originaires », des mouvements indigènes et sociaux, qui envahissaient la rue, la mairie, débattant de la politique. Ils étaient enfin représentés, pour la première fois dans leur histoire. Un pays constitué de 70% de populations indigènes, avec 36 nations différentes, était représenté par un indigène. J’ai débarqué dans ce moment politique pour faire Pachamama. Ce qui m’a impressionné, c’est comment la culture inca millénaire, une culture indigène a été capable d’être la substance principale d’un nouveau projet politique. D’une certaine façon, le grand acte d’Evo Morales a été de récupérer cette ancestralité indigène bolivienne inca, pour créer une nouvelle constitution et un nouveau paradigme politique. C’est-à-dire que cette relation entre culture et politique s’est établie d’une façon originale et puissante. Elle va s’inspirer de cette ancestralité pour créer une nouvelle constitution, diverse et absolument démocratique, puisqu’elle tient compte de tous les peuples indigènes de la culture bolivienne. Je trouve cela assez original et novateur, au XXIe siècle. Ce n’est pas par hasard que le projet politico-culturel sud-américain solide, qui résiste encore, est celui de la Bolivie. Il existe un processus révolutionnaire très authentique. Au-delà du fait que la Bolivie est peut-être le pays qui a le plus crû économiquement en Amérique du Sud, d’une certaine manière, la Bolivie a réalisé le grand rêve de la génération de mon père, du cinéma latino-américain, dans lequel la culture était le chef de file de la transformation sociale de la politique. Cependant, dans les années 1960, une bonne partie de la gauche latino-américaine a reproduit le manuel du communiste dans ses différentes dimensions, imitant et important ce projet. La grande originalité de la Bolivie a été d’apporter de sa propre culture une substance vitale, riche et réelle d’un nouveau paradigme politique. Cela constitue la grande avancée. Selon moi, au Brésil, un nouveau projet doit passer par l’incorporation des forces de la multitude, des femmes, des Noirs, des Indiens, des artistes, des étudiants, des banlieues, et de tant d’autres. Ces voix doivent créer une polyphonie démocratique du pays. Réaliser Pachamana fut une façon de me rapprocher du Brésil, de créer un déplacement pour me voir comme citoyen, et comme pays.

Voir en ligne : Boitempo

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