L’auto-coup de Bolsonaro est en marche C’est déjà en cours : lutter pour la démocratie, c’est maintenant

 | Par Eliane Brum

Cette chronique d’Eliane Brum nous ouvre les yeux. Car on y est ; c’est déjà en cours.
Le président du Brésil, son gouvernement militaire avec quelques ministres ultra-conversateurs, la montée du nazisme, la nécropolitique, la militarisation de la politique et la rhétorique de la haine. La question posée est celle de la stratégie pour se défendre et vaincre l’extrême-droite.

Eliane Brum a autorisé la traduction de ce texte, et nous lui sommes très reconnaissantes de sa solidarité et confiance.

Traduction pour Autres Brésils : Philippe ALDON
Relecture : Du DUFFLES

Le Président Jair Bolsonaro après une cérémonie au Palais du Planalto en février 2020.
ADRIANO MACHADO / REUTERS (Reuters)

Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. C’est le problème, à tout le moins, l’un d’entre eux : beaucoup de gens ne veulent pas voir. La mutinerie d’un peloton de la police militaire du Ceará et les deux coups de feu tirés sur le sénateur de la République, Cid Gomes (PDT), le 19 février, ne sont qu’une scène explicite d’un coup d’État qui est déjà en train d’être enfanté dans l’anormalité. Deux mouvements s’articulent. Dans l’un d’eux, Jair Bolsonaro s’entoure de généraux et autres officiers des Forces Armées dans les ministères, remplaçant progressivement les hommes politiques et les cadres techniques civils du gouvernement par des hommes en uniforme - ou subordonnant les civils à des agents en uniforme dans les services gouvernementaux. Parmi eux, l’influent général Luiz Eduardo Ramos, du Secrétariat du gouvernement, toujours en fonction et ne manifestant aucune volonté d’anticiper son retrait, en réserve de l’armée. Le grossier général Augusto Heleno, ministre en chef du Cabinet de la sécurité institutionnelle, a qualifié le Congrès de "maître chanteur" il y a quelques jours. Sur les réseaux, des vidéos véhiculant l’image de Bolsonaro appellent les Brésiliens à protester contre le Congrès le 15 mars. " Il ne sert à rien d’attendre l’avenir si nous ne reprenons pas notre Brésil ", dit l’un d’entre eux. Bolsonaro, l’anti-président en personne, fait lui-même passer le mot sur ses réseaux WhatsApp, appelant à protester contre le Congrès. Ça, c’est le premier mouvement. Dans l’autre, une fraction significative de policiers militaires des États proclame leur autonomie, transformant gouverneurs et population en otages d’une force armée qui commence à terroriser tout le monde en usant de la force de l’État. Comme les faits l’ont déjà montré clairement, ces groupuscules de policiers militaires ne répondent pas aux gouvernements des États ni n’obéissent à la Constitution. Tout indique qu’ils considèrent Bolsonaro comme leur seul chef. Les généraux servent de vitrine, les policiers militaires de forces populaires qui, du même coup, soutiennent le bolsonarisme et en constituent une composante essentielle. Pour la piétaille de l’armée et des casernes de la police militaire, Bolsonaro est l’homme de la situation.

Il est vrai que les institutions tentent de réagir. Il est également vrai que de sérieux doutes subsistent quant à la capacité de ces institutions, qui ont déjà fait montre de maintes faiblesses abyssales, à réagir face aux forces qui se sont déjà débarrassées des tous derniers vestiges de la décence. Débarrassées de toute décence du fait même que tous les abus commis par Bolsonaro, sa famille et sa cour sont restés impunis. Que les autorités s’égosillent à "se lamenter sur les excès" ne sert strictement à rien. Pour l’heure, se lamenter, c’est afficher sa faiblesse, c’est papoter au salon alors que le bruit des armes s’apprêtant traverse déjà la porte. Bolsonaro n’a jamais été stoppé : ni par la justice militaire, ni par la justice civile. C’est aussi la raison pour laquelle nous en sommes à ce point de l’histoire.

Ces forces perdent également toute décence du fait que partie des milieux d’affaires brésiliens ne se soucient aucunement de démocratie et de protection des droits fondamentaux tant que leurs affaires, qu’ils appellent "économie", continuent à générer des profits. Cette même frange du monde des affaires national est directement responsable de l’élection d’un homme tel que Bolsonaro, dont la violence des déclarations au Congrès constituait déjà les signes d’une perversion pathologique. Ces entrepreneurs sont les héritiers moraux de ceux qui ont soutenu et ont tiré profit de la dictature militaire (1964-1985), quand ce ne sont pas les mêmes.

L’une des tragédies du Brésil est l’absence d’un minimum d’esprit public chez ses élites financières. Elles se foutent royalement des panneaux de carton avec le mot "Faim", qui se multiplient dans les rues de villes comme São Paulo [1]. Comme ils ne se sont jamais souciés du génocide des jeunes noirs brésiliens dans les périphéries urbaines, dont certains ont été tués par les policiers militaires et leurs "troupes d’élite". Adriano da Nóbrega - qui appartenait à la BOPE, l’un de ces groupes d’élite, aurait pu, s’il n’avait pas été éliminé, dire la profondeur des relations entre la famille Bolsonaro et les milices de Rio de Janeiro mais également qui avait commandité l’assassinat de Marielle Franco.

Si rien n’est comparable à ce que vit aujourd’hui le Brésil sous le gouvernement Bolsonaro, la situation n’est possible que parce que l’implication d’une fraction de policiers militaires dans les escadrons de la mort, durant la dictature et au-delà, a été tolérée dès le début. Depuis la re-démocratisation du pays dans la seconde moitié des années 1980, aucun des gouvernements n’a combattu directement la bande pourrie des forces de sécurité. Une partie des policiers militaires s’est convertie en milices, terrorisant les communautés démunies, en particulier à Rio de Janeiro, ce qui a été toléré au nom de la "gouvernabilité" et de projets électoraux porteurs d’intérêts communs. Ces dernières années, les milices ont cessé d’être un État parallèle pour se confondre avec l’État lui-même.

La politique perverse de la "guerre à la drogue", véritable massacre dans lequel seuls les pauvres meurent alors que les affaires des riches augmentent et se diversifient, a été maintenue par des gouvernements de gauche inclus et envers et contre toutes les recommandations de chercheurs et de travaux de recherche sérieux qui ne manquent pas au Brésil. Et cela a permis de continuer à soutenir la violence d’une police arrivant dans les quartiers en tirant pour tuer, y compris des enfants, avec l’excuse habituelle de la "confrontation" avec les trafiquants. Et si un élève à l’école ou un enfant qui joue est blessé, il s’agit alors d’un "effet collatéral" [2].

Depuis les manifestations massives de 2013, les gouverneurs de différents États ont trouvé particulièrement commode que les policiers militaires tabassent les manifestants. Comment cela a-t-il été possible ? Bien que totalement anticonstitutionnel, peu de gens, quelque qu’en soit le niveau, se sont souciés du comportement d’une force publique agissant contre ses citoyens. Le nombre de tueries commises par les policiers, pour la plupart des victimes de la population noire et pauvre, continue d’augmenter et continue d’être toléré par certains et stimulé par d’autres. La façon dont une partie des élites croit qu’elles vont contrôler les incontrôlables est presque pathologique, pour ne pas dire stupide. Ceux-ci ne semblent même pas se douter qu’à un moment donné, ceux-là ne travailleront plus que pour eux-mêmes et prendront alors leurs anciens chefs en otage.

Bolsonaro, lui, comprend très bien cette logique. Il est l’un d’entre eux. Il a été élu pour défendre explicitement la violence policière pendant ses 30 ans de carrière politique. Il n’a jamais caché ce qu’il représentait et a toujours su remercier qui l’élisait. Sergio Moro, le ministre qui a interdit la possibilité de rendre justice, a mis en place un projet qui permet aux policiers d’être acquittés en cas de meurtre "sous l’effet d’une émotion violente". Même si c’est ce qui se passe en pratique, l’officialiser fait toute la différence. Cette partie du projet de loi a fait l’objet d’un veto du Congrès, mais la police continue d’exercer une pression de plus en plus forte. En ce moment, Bolsonaro brandit une vieille revendication des policiers : l’unification nationale de la police militaire. Cela intéresse aussi - et beaucoup - Bolsonaro.

Si une frange de policiers n’obéit plus aux gouverneurs, à qui obéira-t-elle ? Si elle n’obéit plus à la Constitution, à quelle loi continuera-t-elle à obéir ? Bolsonaro est leur chef moral. Ce que la police militaire a fait ces dernières années, se mutiner et terroriser la population, c’est ce que Bolsonaro a essayé de faire, avant d’être découvert, alors qu’il était capitaine dans l’armée : terroriser en posant des bombes dans les casernes, faire pression pour obtenir de meilleurs salaires. Il est le précurseur, l’homme de l’avant-garde.

Qu’est-il arrivé à Bolsonaro à l’époque ? Est-il devenu un paria ? Quelqu’un en qui personne ne pouvait faire confiance parce qu’il était totalement hors de contrôle ? Un homme considéré comme dangereux parce qu’il est capable de n’importe quelle folie au nom des intérêts de sa corporation ? Non, au contraire. Il a été élu et réélu député pendant près de trois décennies. Et en 2018, il est devenu président de la République. Il incarne l’exemple. Et nous y voilà. La question mérite d’être posée : si les policiers qui se mutinent sont soutenus par le président de la République et ses fils au Congrès, y a-t-il encore mutinerie ?

On ne devient pas otage du jour au lendemain. C’est un processus. il n’est pas possible d’affronter l’horreur du présent sans affronter l’horreur du passé car ce que le Brésil vit aujourd’hui n’est arrivé ni soudainement ni sans que soient réduites au silence différentes composantes de la société et des partis politiques qui occupaient le pouvoir. Pour aller de l’avant, il est indispensable qu’ensemble chacun porte son poids afin qu’ensemble nous puissions faire mieux. Lorsque la classe moyenne s’est tue face à l’horreur quotidienne des bidonvilles et des périphéries, c’est parce qu’elle pensait être en sécurité. Lorsque les politiciens de gauche ont tergiversé, battu en retraite et n’ont pas affronté les milices, c’est parce qu’ils pensaient pouvoir les contourner. Et nous y voilà. Personne n’est à l’abri quand on parie sur la violence et le chaos. Personne ne contrôle les violents.

Il y a aussi le chapitre spécial sur la dégradation morale des cercles en uniformes. Les officiers étoilés des Forces armées ont acquitté Bolsonaro jadis et aujourd’hui, ils font encore pire : ils constituent son entourage au gouvernement. Même le général Ernesto Geisel, l’un des présidents militaires de la dictature, qui déclarait qu’on ne pouvait pas faire confiance à Bolsonaro est là, entouré de poitrails médaillés. Les généraux ont trouvé un moyen de retourner au Planalto et ils semblent ne pas se soucier du coût. Exactement parce que s’en sont d’autres qui vont payer.

Les policiers sont la base électorale la plus fidèle de Bolsonaro. Que se passe-t-il lorsque ces policiers deviennent autonomes ? Il est important de ne jamais oublier qu’Eduardo Bolsonaro, le fils « Zerotrês », a déclaré avant les élections "qu’il suffit d’un caporal et d’un soldat pour fermer la Cour suprême". Un sénateur est blessé par les balles d’un groupe de policiers en mutinerie et le même fils "Zerotrês", député fédéral, homme public, va sur les réseaux sociaux défendre les policiers. Il ne sert à rien de crier à l’absurdité, c’est totalement logique. Les Bolsonaro ont un projet de pouvoir et savent ce qu’ils font. Pour ceux qui vivent de l’insécurité et de la peur engendrées par le chaos, qu’est-ce qui peut générer plus de chaos et de peur que la police qui se mutine ?

Il est possible de faire de nombreuses critiques justifiées à Cid Gomes. Il est possible de voir la part de calcul entrant dans toute action d’une année électorale. Mais il faut reconnaître qu’il a compris ce qui se passait et qu’il est descendu dans la rue affronter héroïquement un groupe d’agents de la fonction publique qui usaient de la force de l’État pour terroriser la population, multipliant ainsi le nombre de morts quotidiens au Ceará.

L’action qui fait honte, en revanche, c’est celle du gouverneur du Minas Gerais, Romeu Zema (Novo), qui, dans un État en difficulté, se soumet au chantage de la police et donne une augmentation de près de 42% à la catégorie, alors que d’autres sont en plus mauvaise situation. Il est inacceptable qu’un homme public, responsable de la vie de millions de citoyens, pense que le chantage cessera après y avoir cédé une première fois. Quiconque a été menacé par la police sait qu’il n’y a pas de plus grande terreur que celle-ci, ayant l’État en main, il n’y a personne à qui demander de l’aide.

Lorsque Bolsonaro tente de faire porter au gouverneur Rui Costa (PT) de Bahia la responsabilité de la mort du milicien Adriano da Nóbrega, il sait très bien à qui obéit la police bahianaise. Sans doute pas au gouverneur. La question à se poser est toujours de savoir à qui profite la réduction au silence du chef du Bureau de la criminalité, un groupe de tueurs professionnels que le fils du président, le sénateur Flavio Bolsonaro, a honoré à deux reprises et auquel il serait allé rendre visite en prison par deux autres fois. En plus, bien sûr, d’avoir employé une partie de sa famille à son cabinet de parlementaire.

Je ne sais pas si prendre une pelleteuse comme l’a fait le sénateur Cid Gomes est la meilleure méthode, mais il fallait que quelqu’un réveille les gens lucides de ce pays pour affronter ce qui se passe avant qu’il ne soit trop tard. Loin de moi l’idée d’être une fan de Ciro Gomes, mais il a eu raison de dire : "Si vous n’avez pas le courage de vous battre, ayez au moins la décence de respecter ceux qui se battent".
L’heure est au combat. L’homme qui avait pour projet de mettre des bombes dans les casernes pour faire pression afin d’obtenir de meilleurs salaires est aujourd’hui le président du Brésil. Il est entouré de généraux, dont certains en service, et il est l’idole des policiers qui se mutinent pour imposer leurs intérêts par la force. Ces policiers sont habitués à tuer au nom de l’État, même en démocratie, et à ne répondre que rarement de leurs crimes. Ils sont partout, ils sont armés et n’obéissent à personne depuis longtemps.

Bolsonaro fait apposer son image sur les vidéos qui appellent le peuple à protester contre le Congrès le 15 mars et qu’il a lui-même commencé à diffuser par le biais de WhatsApp. Si vous pensez que s’emparer d’une pelleteuse n’est pas la solution, mieux vaut rapidement réfléchir à une autre stratégie, car on y est ; c’est déjà en cours. Et, ne vous y trompez pas, vous non plus n’y échapperez pas.

— 
Eliane Brum est écrivaine, journaliste et documentariste. Autrice des livres de non-fiction Coluna Prestes - o Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, A Menina Quebrada, Meus Desacontecimentos, et des romans Uma Duas. Page web : desacontecimentos.com. E-mail : elianebrum.coluna@gmail.com. Twitter : @brumelianebrum / Facebook : @brumelianebrum.

Voir en ligne : El País Brasil

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