Journée de la conscience noire : entre dédommagement et effusion de sang

 | Par Rafael Zanvettor

Source : Caros amigos - 19/11/2014

Traduction pour Autres Brésils :
Aurore DE LA RUE (Relecture : Mathilde MOATY)

Le 20 novembre dernier avait lieu le 319e anniversaire de la mort de Zumbi, le dernier leader du Quilombo de Palmares. Ce jour, déclaré férié en tant que Journée de la Conscience noire, commémore l’assassinat du chef qui lutta contre l’esclavage et l’oppression de son peuple. On évalue à 20 millions le nombre de quilombolas [1] venus vivre dans l’ensemble de quilombos qui prit le nom de Palmares, dans l’État d’Alagoas, où ils luttèrent pour le droit de vivre libres, loin de la violence quotidienne des fazendeiros [2] blancs.

Trois siècles après la dissolution du quilombo, la situation du peuple noir au Brésil reste extrêmement sombre. Parmi les milliers de jeunes victimes de violence dans le pays, l’immense majorité est noire. De même, les noirs sont minoritaires aux postes de pouvoir, et leurs salaires sont inférieurs à ceux des blancs.

Ces données lamentables ne doivent pourtant pas faire renoncer à l’idée de justice et d’égalité pour les noirs. Grâce à la mobilisation du mouvement noir ces 30 dernières années, de plus en plus d’actions de réparation et de conscientisation sont menées au Brésil. À partir du gouvernement Lula, des outils institutionnels ont été mis en place, visant à réduire dans la mesure du possible, le préjudice provoqué par l’esclavage et le racisme institutionnalisé, bien que toujours dénié.

Importance
Pour Douglas Belchior, le directeur de l’Union des Centres d’Education Populaire pour les Noirs et la Classe Populaire (UneAfro), le 20 novembre « est une date importante, de résistance et de lutte, inscrite par le mouvement noir brésilien. Malheureusement, les institutions, les gouvernements et l’État n’en font pas la promotion et ne lui accordent aucune importance, pas plus qu’à la lutte du peuple noir brésilien. En effet, bien qu’elle existe, cette journée n’est pas fériée au niveau national, et dans la plupart des villes où elle est en vigueur, les gouvernements ne mettent aucune politique en œuvre en faveur de l’égalité raciale et de la lutte contre le racisme. Au contraire, ils reproduisent toujours plus le racisme institutionnel. » Les statistiques du Secrétariat aux Politiques de la Promotion de l’Egalité Raciale de la Présidence de la République semblent confirmer le diagnostic de l’éducateur, car selon cet organisme, seulement 18 % des municipalités du pays ont adopté ce jour férié.

Docteur en droit et président de l’Institut Luiz Gama, Silvio Luiz de Almeida voit cette date comme un moment propice à la réflexion : « Nous devons prendre conscience que les inégalités qui existent au Brésil, tant du point de vue économique que politique, sont fondées sur un clivage de race, sur des différences raciales. La Journée de la conscience noire est un jour pour se souvenir que notre pays est constitué d’une série de divisions, de conflits. Mais c’est aussi une journée pour réfléchir à la possibilité de dépasser ces divisions, à comment, à travers le dépassement du racisme et des inégalités, il serait possible de construire un pays plus juste. »

Quotas

Depuis 2003 seulement, date à laquelle l’Université de Rio de Janeiro a institué pour la première fois au Brésil un système de réserve de places pour des élèves noirs et venant de l’école publique, le nombre d’élèves noirs dans les universités fédérales a augmenté. En 2003, les noirs et les métis représentaient respectivement 5,9 % et 28,3 % des effectifs ; en 2010, ces chiffres étaient passés à 8,7 % et 32,08%.

En 2012, avec la loi fédérale 12.771, cette réserve de places pour les noirs, les métis, les indigènes et les élèves issus de l’enseignement public est devenue obligatoire dans toutes les universités fédérales. Bien qu’elle se soit heurtée à de la résistance dans certaines universités, la loi a permis d’assurer une augmentation significative du nombre de places réservées aux noirs en un an seulement. En 2012, seulement 31 % des universités fédérales avaient un système de quotas, proportion qui est passée à 100 % en 2013.

Pour Douglas Belchior, « La politique des quotas a atteint les buts qui lui étaient fixés. Dans les universités publiques, îlots d’exclusion et d’affirmation des privilèges blancs depuis toujours, la présence des noirs est devenue une réalité, même si c’est dans une proportion inférieure à celle de leur présence réelle dans la société ».

Dans les universités d’État, par exemple, il y a encore une forte résistance aux programmes de quotas, surtout dans le Sud-Est. Les deux grandes universités paulistes par exemple, l’Université de São Paulo (USP) et l’Université d’État de Campinas (Unicamp), ont refusé d’adopter le système de quotas et ne font qu’accorder un bonus aux élèves issus de l’école publique, une mesure que les spécialistes considèrent extrêmement problématique. « Le problème est la persistance d’une mentalité arriérée et raciste, qui s’oppose à l’application de quotas comme moyen pour faire avancer l’État et l’égalité raciale », affirme le directeur.

Pour en savoir plus (en portugais)  : Cota de 20% para negros em concursos públicos federais é aprovada pelo Senado

Insuffisance
Il souligne également que l’un des éléments entravant le bon fonctionnement des quotas à l’université n’est pas directement lié à l’éducation : « Nous avons obtenu des avancées avec les quotas, mais c’est encore peu face au génocide. Il faut que les jeunes noirs soient vivants pour bénéficier des quotas. L’État qui a mis au point la discrimination positive est aussi l’État qui promeut la mort ».

De son côté, Silvio Luiz, de l’Institut Luiz Gama, insiste sur le fait que les quotas ne représentent qu’une étape, insuffisante comme fin en soi, dans la construction d’une société plus égalitaire : « Ce qui mobilise toute notre énergie dans nos mouvements sociaux, nos organisations, nos combats intellectuels, c’est de bâtir un horizon sans inégalités. Tant qu’il y aura des quotas, tant qu’ils seront nécessaires, cela voudra dire que le monde en est encore à un stade d’inégalité ».

Éducation
Pour Douglas Belchior, l’un des exemples les plus patents du racisme institutionnel est celui de la loi 10.639, imposant l’enseignement de l’histoire et de la culture africaine dans les écoles publiques, qui, bien qu’ayant été adoptée il y a 11 ans, n’est appliquée que dans une minorité d’établissements. « Une illustration du racisme institutionnel est la défaillance de l’État à mettre en pratique la loi 10.699, parce que s’il existe bien un terrain sur lequel on peut combattre le racisme c’est l’éducation. Cette loi est l’un des instruments à même de transformer l’éducation en un moyen de lutte contre le racisme, à travers l’enseignement de l’Histoire de l’Afrique, de la culture et de la littérature africaines », affirme-t-il.

Pouvoir

Les universités ne sont pas les seules institutions où les noirs sont sous-représentés : on retrouve ce problème dans tous les postes de pouvoir. Ce n’est que récemment que des initiatives de réparation ont été prises pour les noirs puissent accéder à des postes plus élevés dans le monde du travail. Pour le président de l’Institut Luiz Gama, c’est l’un des facteurs qui renforcent le racisme institutionnel au Brésil. « Cette difficulté d’accession à des postes de pouvoir renferme une dimension du problème plus profonde encore. En effet, ce racisme légitime des situations d’exclusion et de violence. Symboliquement, lorsqu’il n’y a pas de noirs aux postes de décision, la société se conforte dans le sentiment qu’il est naturel que les noirs occupent des postes subalternes  », affirme Silvio Luiz.

Un simple coup d’œil au Congrès national suffit pour se rendre compte à quel point le racisme institutionnel est enraciné dans la société brésilienne. Selon une enquête du Tribunal Supérieur Électoral, seuls 22 des 513 députés élus cette année se déclarent métis, ce qui correspond à 4,3 % de la Chambre des députés. Dans l’État de Bahia, dont la population est noire ou métis à 76 % selon un recensement de 2010 réalisé par l’IBGE [3], sur les 39 députés élus, seuls 19 sont noirs ou métis. Les députés blancs restent donc majoritaires.

Le 9 juin dernier, la présidente Dilma Rousseff a promulgué une loi réservant 20 % de postes des concours publics fédéraux aux noirs. Ces réserves de postes sont valables pour les concours de l’administration publique fédérale, des établissements publics, des fondations publiques, des entreprises publiques et des entreprises mixtes contrôlées par l’Union [4]. Le nombre de noirs à des postes publics, jusqu’à présent chasse-gardée des blancs, devrait augmenter significativement grâce à cette mesure. Selon les statistiques de l’Institut de recherche économique appliquée [5], entre 2007 et 2012, seulement 5,9 % des personnes reçues dans les services de la diplomatie sur concours public étaient noirs. Dans d’autres services, comme le développement technologique ou l’agence d’État Inmetro, la part des noirs n’a pas dépassé les 10 %. Pour les postes prestigieux et généreusement rémunérés de contrôleur du Trésor Public, d’inspecteur des finances publiques et d’attaché de chancellerie, la proportion de noirs n’a pas atteint 15 %.

Des dispositions similaires ont été prises dans certaines municipalités, comme à São Paulo, en décembre de l’année dernière, où la Ville a décidé que « tous les organes de l’administration publique directe et indirecte de la municipalité de São Paulo ont l’obligation d’offrir, dans le cadre de leurs fonctions représentatives et effectives, au moins 20 % des postes ou fonctions publiques aux noirs ou afro-descendants ».

Bien qu’elles accroissent la participation des noirs aux fonctions publiques, ces quotas de 20 % sont critiqués par les mouvements noirs, qui revendiquent des quotas dont les pourcentages sont équivalents à la proportion de noirs dans l’État où a lieu le concours.

L’un des autres effets positifs des conquêtes du mouvement noir se retrouve dans la prise de conscience grandissante de l’identité noire. En 10 ans, de 2000 à 2010, la population qui s’auto-déclarait noire ou métisse est passée de 44,7 % à 51 %, ce qui montre que la population noire est devenue plus consciente d’elle-même. De ce fait, elle représente officiellement plus de la moitié de la population brésilienne.

Entreprises privées
En revanche, la situation n’a pas évolué dans les entreprises privées, et les postes les plus élevés restent un privilège blanc. « Il faut ouvrir le débat de la question des quotas sur le marché du travail dans le secteur privé, et sur les quotas raciaux à l’embauche, en privilégiant les entreprises qui présentent une diversité raciale. Nous devons déconstruire les symboles qui favorisent la hiérarchie raciale dans le pays », défend l’avocat.

Violence
Cependant, le facteur qui a le plus d’impact sur la vie quotidienne du peuple noir est la violence. Selon des statistiques du 8e Annuaire de Sécurité Publique [6], publié le 10 novembre, les noirs représentent 68 % des victimes d’homicide au Brésil et 61 % des détenus.

L’écrasante majorité des victimes d’assassinat est composée de jeunes de moins de 30 ans. En 2012, 56 000 personnes ont été assassinées au Brésil, et selon les données d’Amnesty International, 30 000 d’entre elles étaient des jeunes de 15 à 29 ans, dont 77 % de noirs. La plupart des homicides sont par armes à feu, et moins de 8 % des cas sont jugés.

Pour la coordonnatrice de la campagne « Reaja ou será morto, reaja ou será morta  » [7], Andreia Beatriz, cette date n’est pas un motif de commémoration : « Malheureusement, novembre n’est pour nous qu’un mois de plus pour lutter, se rendre aux enterrements et poursuivre le combat ». Pour la militante, reconnaître l’héritage de Zumbi et la Journée de la Conscience noire est nécessaire, mais en raison même de la violence extrême dont le peuple noir souffre au quotidien, cette date ne peut pas être seulement un jour de célébration. « Pour nous, de la campagne « Reaja », le 20 novembre s’est transformé en un mois entier de fête. Mais le legs que nous a laissé Zumbi n’est pas compatible avec ce que subit notre peuple actuellement », affirme-t-elle.

Tant que la barbarie ne cesse pas, la campagne ne reconnaît pas d’avancées. « Regardez encore ce dernier cas, un jeune de 16 ans, David Fiúza, d’un quartier de la périphérie de Sao Cristovao à Salvador. Il a été séquestré, enlevé à la vie de sa famille. Pour nous, David Fiúza est l’une des victimes les plus récentes, et c’est un exemple de la façon dont nous somme traités par l’État. Comment peut-on parler de progrès ? Quand un de ces jeunes meure, nous, nous ne pouvons pas parler de progrès. Ce que nous reconnaissons en ce mois, c’est le legs de la résistance. »

Notes de la traduction :
[1] Habitants des quilombos, communautés créées à l’intérieur du pays par des esclaves échappés de plantations.
[2] Grands propriétaires terriens
[3] IBGE : Institut Brésilien de Géographie et Statistiques
[4] Organe représentant l’État fédéral au niveau international
[5] Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada (Ipea)
[6] Annuaire réalisé par l’ONG Fórum Brasileiro de Segurança Pública
[7] « Réagis ou tu seras tué(e) »

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