Covid-19 au Brésil : « Nos aînés sont notre mémoire », la peur du covid-19 dans les quilombos

 | Par Flávia Martinelli

Tout Quilombo est une mémoire vivante. Chaque espace de résistance créé par des descendants d’esclaves est le gardien de la culture et de l’histoire afro-brésilienne. Au Brésil, les 2 847 territoires reconnus, parmi les seuls certifiés, portent dans leur vie quotidienne ce que les livres ne racontent pas. Ils sont, à eux seuls, des espaces éducatifs précieux. Et il y en a encore des centaines, voire des milliers, qui n’ont même pas été cartographiés - ce que le recensement de 2020, actuellement reporté, permettrait de quantifier et qui est fondamental pour la discussion des politiques publiques. La négligence face au risque de contagion du coronavirus dans ces communautés représente encore un autre risque d’extermination institutionnelle.

Traduction de Du DUFFLES pour Autres Brésils
Relecture de Marie-Hélène BERNADET

Si, dans le passé, les Quilombos [1] se sont battus pour la liberté sous le régime esclavagiste, aujourd’hui c’est le délaissement et même l’inconstitutionnalité de l’État qui mettent en péril la vie des survivants, au-delà de l’accès ou de la préservation de leur terre, de la nature et des enseignements ancestraux. Ainsi, le 27 mars, en pleine pandémie de covid-19, le ministre du Cabinet de la sécurité institutionnelle, le général Augusto Heleno, a signé une résolution et annoncé que le Brésil allait expulser plus de 100 communautés quilombolas d’Alcântara, dans le Maranhão.

Le Brésil est signataire de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui prévoit une consultation préalable, libre et informée sur l’installation et les incidences des projets dans les territoires traditionnellement occupés. (Photo : Reproduction/Conaq)

Triste ironie, au XIXe siècle, au temps de l’esclavage, les riches familles de producteurs de sucre et de coton en décadence économique ont abandonné la ville lorsqu’une épidémie, probablement de fièvre jaune, est survenue. Seuls les Noirs et les Autochtones sont restés entre le vide des maisons et la maladie. Ils y sont depuis. Ils sont propriétaires de la terre, de ce fait, par possession et droit acquis, même si la lutte pour la reconnaissance comme terre quilombola n’a jamais abouti à un accord.

L’expulsion, qui va à l’encontre de la recommandation d’isolement social, est motivée par l’accord que le président Jair Bolsonaro a conclu avec les États-Unis, pour utiliser le site comme une base spatiale nord-américaine supplémentaire. Cette mesure est contraire à la convention 169 de l’OIT sur les peuples autochtones et tribaux. En guise de rejet, la Coordination nationale des communautés rurales de quilombos noirs (CONAQ) fait pression sur l’État pour qu’il adopte des politiques publiques adéquates, en particulier face à la pandémie.

Fabrication de gâteaux par la communauté quilombola de Canelatiua à Alcântara : des populations traditionnelles expulsées en pleine pandémie pour la construction d’une base spatiale américaine . (Photos : reproduction Facebook)

La violence institutionnelle s’est ajoutée à une autre dans la même semaine, lorsque le ministre de la santé, Luiz Henrique Mandetta, dans un discours public, a déclaré que le Système Universel de Santé (SUS) était présent dans 100% des Quilombos du pays. Ce n’est pas vrai. Même si le travail de visite de professionnels du Programme de stratégie de santé familiale (ESF) est très bien évalué, le départ des médecins cubains du Brésil a eu un impact sur les zones rurales et, par conséquent, sur les Quilombos. La précarité des dynamiques sanitaires, lorsqu’elles existent, ou les complications du déplacement des personnes pour les soins dans les municipalités voisines, restent également à l’ordre du jour des revendications du mouvement quilombola.

La politique de la mort qui donne le droit de tuer

En temps de covid-19, toutes ces difficultés s’intensifient et effraient les quilombos qui, culturellement, vénèrent et exaltent leurs sages aînés, les dénommés griots. "Ils sont notre mémoire et notre histoire. Je téléphone aux anciens pour leur expliquer qu’ils ne peuvent plus, comme à l’accoutumée, aller les uns chez les autres", explique la sociologue Marta Quintiliano, du Quilombo Vó Rita, à Goiás. De là-bas, le centre médical le plus proche se trouve à 35 minutes à pied. Marta cite le philosophe et professeur camerounais Achile Mbembe pour préciser que la négligence a une adresse. "Oui, il y a une nécro-politique et un nécro-pouvoir qui, ensemble, choisissent celles et ceux qui vont mourir, celles et ceux qui vont vivre", mentionne-t-elle. Cette théorie révèle la cruauté des pratiques de mort des dirigeants qui privilégient la création de politiques publiques visant des populations qui ne sont pas celles qui en ont le plus besoin. Le pouvoir étatique obtient ainsi l’autorisation de tuer et a une cible claire : les populations périphériques, autochtones, noires, quilombolas et vulnérables.

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Face à ce scénario, l’autogestion des risques a été la solution trouvée par les habitants du Quilombo Ivaporunduva, situé à Eldorado, ville de la région de la vallée de Ribeira, dans l’état de São Paulo, l’une des plus pauvres du pays et ville natale du président Jair Bolsonaro. La communauté elle-même y a fermé les routes, a entrepris de contrôler l’accès au territoire de jour comme de nuit, mis en place des équipes pour aller et venir en ville et pour se rendre de maison en maison afin de connaître les besoins de chaque famille. " Ici, si quelqu’un contracte le coronavirus, il a très peu de chances d’y résister ", explique Cristiana Monteiro, éducatrice et habitante de cette communauté.

Maria das Graças Epifânio, fille de Dona Tiana, personnage historique du Quilombo urbain Carrapatos da Tabatinga, situé à Bom Despacho, à 156 kilomètres de Belo Horizonte, capitale de l’Etat de Minas Gerais, sait que le racisme est ancré dans la vision de ce que sont les cultures, les traditions et les sagesses afro-brésiliennes et comment cela rend impossible la mise en place de politiques ciblées. "Il n’y a pas le respect mérité, il n’y a pas de publication ou de protocoles qui expliquent aux professionnels de la santé les caractéristiques de notre communauté ou les besoins spécifiques. Il s’agit d’examiner et de comprendre nos traditions de manière respectueuse", a-t-elle déclaré.

Ces trois femmes quilombolas nous livrent leur témoignage, elles qui, face à la pandémie, luttent pour protéger leurs aînés et, par conséquent, une partie de leur histoire et de leur héritage.

"Le centre de santé le plus proche est à 35 minutes à pied de notre quilombo".

"Et si ça nous arrivait d’être contaminés ? Qu’allons-nous faire ? La probabilité de propagation du virus est énorme et la mort sera de masse chez les quilombolas ou chez les autochtones", s’inquiète Marta Quintiliano, 37 ans, doctorante en anthropologie sociale à l’Université fédérale de Goiás (UFG). Elle vit au Quilombo Vó Rita, dans la municipalité de Trindade, dans la région métropolitaine de Goiânia (GO), et raconte qu’il y a environ 200 personnes dans la communauté dont 50 sont des personnes âgées. Le centre de santé le plus proche se trouve à 35 minutes à pied et il n’y a pas d’hôpital pour une consultation ou des soins spécialisés dans la région.

L’endroit avait des caractéristiques rurales, avec des plantations, jusqu’à ce qu’il soit englouti par l’urbanisation. Dans la transition que vit encore la communauté, ce sont les anciens qui racontent les histoires de Rita Felizarda de Jesus, née en 1909, petite-fille des esclaves qui ont donné naissance au Quilombo. Vó Rita serait arrivée à Goiás à pied avec sa famille, venant de Bahia, à cause d’une prédiction de fin du monde disant à l’époque que le premier endroit touché était celui où ils habitaient avant.

Marta, doctorante en anthropologie et quilombola : « Je téléphone à nos aînés pour leur expliquer qu’ils ne peuvent plus, comme à l’habitude, aller les uns chez les autres ». (Photo : Isabela Alves)

Dans le quilombo, Vó Rita a eu 11 enfants qu’elle a élevés grâce à son travail dans un moulin de la ville et en faisant la lessive des autres. Ses filles l’aidaient à la maison et au moulin, ses fils plantaient du riz, du manioc, du maïs et d’autres produits qu’ils partageaient avec la communauté. Les traditions comme les danses, les chants et les prières sont des héritages dont les anciens se souviennent encore. L’avancée urbaine dans la région de ce quilombo a changé cette routine sans toutefois apporter l’infrastructure médicale nécessaire à la communauté. "Ce que nous avons, c’est une agente de santé qui vient dans la communauté pour nous rendre service à tous. Mais en cette période de pandémie, elle ne vient plus pour des raisons de sécurité", explique Marta. "Quand quelque chose arrive, si quelqu’un est malade, nous téléphonons et demandons ce qu’il faut faire. Maintenant, tout le monde a peur".

Selon Marta, de nombreux membres de la communauté doivent se soumettre dans leur travail au risque de contagion. Il s’agit de travaux de jardinage, comme chauffeurs et employées domestiques. "Nous avons un taux élevé de services informels et de chômage. Nous n’avons pas les moyens d’acheter du gel hydroalcoolique", dit-elle, tout en précisant qu’il n’y a pas eu de distribution du produit sur place et explique que la stratégie de la communauté est de rester à la maison et de se laver les mains correctement.

La politique publique ne consiste pas seulement à avertir de ne pas quitter son domicile

Aux aînés, elle explique les raisons pour lesquelles ils ne doivent pas, comme à leur habitude, se rendre chez les autres et renforce l’importance de maintenir l’isolement. "Mais c’est difficile. Ici, chez nous, par exemple, il y a beaucoup de personnes âgées. Ceux qui sont malades ne sortent pas du tout. Et nous continuons à parler à nos aînés par téléphone, parce qu’ils sont angoissés".

Mais il ne s’agit pas d’une politique publique, et encore moins d’une politique spécifique à ceux qui, de manière si brésilienne, ont marqué l’identité du Brésil de leurs bénédictions, de leur dévouement à Saint Sébastien et à Saint Antoine, et de la manipulation des herbes pour la guérison des maladies que la science continue d’étudier jusqu’à aujourd’hui. "Les soins de santé auprès de cette population doivent aller au-delà des informations qui viennent de la télévision. Ici, on nous dit seulement de ne pas quitter la maison".

"Les personnes âgées sont notre histoire, elles font partie de notre résistance".

Cristiana Marinho, 35 ans, agricultrice et éducatrice, comprend que la lutte contre le coronavirus au Brésil est liée à la confrontation de l’inégalité et de la négligence de l’État. Elle sait aussi que cette combinaison représente un risque énorme pour les communautés périphériques et historiquement ignorées ou même considérées comme des ennemis par les agents du pouvoir. Cristiana vit à Quilombo de Ivaporunduva, à Eldorado, une ville de la région de Vale de Ribeira dans l’état de São Paulo, l’une des plus pauvres du pays, et où est né le président Jair Bolsonaro.

"C’est très inquiétant. Si nous perdons une partie de ces personnes âgées, c’est notre histoire qui se perd. Nous voulons prendre soin d’elles de toutes les manières possibles afin qu’elles ne soient pas contaminées. Si quelqu’un attrape le coronavirus ici, il y a très peu de chances qu’il y résiste", a-t-elle déclaré. Elle cite la précarité de la structure de santé publique de la ville de l’homme politique qui dirige le pays. "La ville n’a pas d’unité de soins intensifs et même pas d’équipement d’oxygène et d’intubation".

Cristiana, de Quilombo Ivaporunduva : la communauté elle-même a fermé les routes, a entrepris de contrôler l’accès au territoire, mis en place des équipes pour aller et venir en ville et pour se rendre de maison en maison afin de connaître les besoins de chaque famille. (Photo : collection personnelle)

Les habitants d’Eldorado dépendent de l’hôpital régional de Pariquera, qui, selon Cristina, ne dispose que de 39 lits de soins intensifs. "Dix autres sont en cours d’installation, mais c’est encore très peu pour un très grand nombre de personnes. Nous savons que c’est perdu d’avance si nous ne sommes pas prudents". Vale de Ribeira compte près de 500 000 habitants et comprend 31 municipalités, dont neuf de l’Etat du Paraná et 22 de l’Etat de São Paulo. La résistance, comme toujours, c’est nous qui la construisons pour nous. Les communautés quilombolas de la région évaluent le tourisme et la fréquentation des villes comme des facteurs de risque élevés de transmission du virus. Les habitants d’Ivaporunduva ont décidé eux-mêmes de bloquer les routes locales et de contrôler l’accès au territoire de jour comme de nuit. Personne n’entre et personne ne sort. Au sein de la communauté, dans chaque territoire, il existe des coordinateurs pour faire face à la crise.

Certaines équipes s’occupent de la diffusion de l’information, d’autres s’occupent des achats de médicaments ou de nourriture en ville. Une partie de la nourriture provient de fermes biologiques, mais il y a des aliments qui doivent encore attendre la récolte. "Il y a aussi un groupe qui va de maison en maison pour trouver ce qui manque à chaque famille. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour que personne n’ait besoin de sortir de son isolement social", explique Cristiana. "J’ai également lancé un appel au poste de santé d’urgence en raison du manque de matériel de prévention, comme le gel hydroalcoolique, les masques, les gants. Cela devrait être fourni, mais même les professionnels de la santé n’en n’ont pas".
Les mécanismes de résistance, comme toujours, sont construits par et pour eux. "La communauté est unie, plus que jamais, pour gagner ce combat. Si c’est déjà difficile pour ceux qui sont dans les villes, dans les territoires quilombolas, cela l’est encore plus en raison de la logistique, du transport, des soins et d’une vision différenciée qui n’existe pas dans cette question de santé pour notre peuple".

" Il manque aux professionnels de santé un protocole pour respecter les caractéristiques de notre communauté. C’est une question de regard, de compréhension de nos traditions ".

Contrairement à de nombreuses réalités, il y a deux ans, toute la dynamique de la santé publique a changé en mieux dans le quilombo urbain Carrapatos da Tabatinga, situé à Bom Despacho, Minas Gerais, à 156 kilomètres de Belo Horizonte. "L’arrivée du programme Stratégie de santé familiale (ESF) a été bénéfique pour l’ensemble de la communauté ; aussi bien pour nous les quilombolas que pour ceux qui ne le sont pas. Et c’est un confort que nous avons ; nous n’avons pas besoin de faire des kilomètres pour recevoir des soins", déclare Maria das Graças Epifânio, 48 ans, résidente de la communauté et technicienne en santé bucco-dentaire.

Graça, du quilombo urbain de Carrapatos et Tabatinga : le racisme, ancré dans la vision de ce que sont les cultures, les traditions et la sagesse afro-brésiliennes, rend impossible la construction de politiques ciblées. (Photo : Isabela Alves).

Graça salue la facilité d’accès à l’équipe médicale qui se rend dans la communauté pour intervenir sur les facteurs qui mettent leur santé en danger. En fait, les recherches montrent que les politiques publiques favorisent une plus grande adhésion aux traitements et évitent ainsi les interventions de complexité moyenne voire élevée. Ce niveau d’attention permet de résoudre 80 % des problèmes de santé de la population. Elle souligne néanmoins que la population quilombola a des spécificités culturelles qui doivent être respectées par les agents de santé. "En général, ils mettent tout dans le même panier et les traitent de la même façon. Cela ne devait pas se passer comme ça".

Fille de la matriarche quilombo, Dona Tiana, décédée l’année dernière à 87 ans, Graça milite pour les droits des quilombolas. Elle est la coordinatrice de la politique d’égalité raciale du secrétariat à la culture de la mairie de Bom Despacho. Elle sait que le racisme est ancré dans la vision de ce que sont les cultures, les traditions et la sagesse afro-brésiliennes et comment cela rend impossible l’élaboration de politiques ciblées. Il s’agit de regarder et de comprendre nos traditions de manière respectueuse", a déclaré M. Graça.

Dona Tiana, sa mère, s’est battue pour la reconnaissance et la certification de la communauté en tant que Quilombo urbain de la communauté, qui est précisément une référence dans la valorisation de l’identité et de l’héritage de la culture afro-brésilienne. Elle a encouragé et créé des groupes de danse afro, d’afoxé, de théâtre, de capoeira, de congado et même une école de samba. Dotée de connaissances traditionnelles, elle était "zeladora de Santo" [2], fille de Saint Sébastien et guérisseuse, reconnue par toute la communauté de Bom Despacho, par le pouvoir public et les entités locales en tant que Dandara [3], synonyme de résistance quilombola.

Voir, ci-dessous, le documentaire sur sa vie et son héritage.

Voir en ligne : “Nossos idosos são nossa memória” : o medo da covid-19 nos quilombos

[1Communautés marronnes au Brésil. Ces communautés sont présentes dans différentes parties du pays, bien que leur identification (territoires et modes de vie) et reconnaissance soient une lutte politique constante pour leurs descendants.

[2Responsable du fonctionnement du « terreiro », lieu de culte du Candomblé, et assistante de « fils de saints ».

[3Princesse noire, princesse guerrière

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