Conceição Evaristo : “Notre parole brise le masque du silence”

 | Par Djamila Ribeiro

Traduction : Marie-Hélène BERNADET pour Autres Brésils
Relecture : Du ALDON

Honorée par l’exposition Ocupação à Itaú Cultural [1], la lauréate du prix Jabuti [2] s’exprime sur la résistance des écrivaines noires et sur l’importance de briser le silence.

“A cause du racisme, l’imaginaire brésilien ne conçoit pas la reconnaissance des femmes noires en tant qu’intellectuelles.” Crédits : Richner Allan/Divulgação sur Carta Capital

Conceição Evaristo, écrivaine du Minas Gerais et lauréate du prix Jabuti en 2004 avec le livre Olhos d’água, a reçu un hommage de l’Itaú Cultural avec l’exposition Ocupação Conceição Evaristo.

L’exposition rassemble des textes, des supports audiovisuels et des photos qui retracent le parcours de l’écrivaine. Dans un entretien, Conceição parle de résistance, de la difficulté que rencontrent les écrivaines noires pour publier leurs oeuvres et de l’importance de briser le silence.

CartaCapital : Comment avez-vous su que vous vouliez devenir écrivaine ?

Conceição Evaristo : A l’école. En CM1, j’ai remporté un prix de littératue avec une rédaction dont le sujet était : “Pourquoi je suis fière d’être Brésilienne ?”. J’ai toujours écrit : je parlais de ma fête d’anniversaire, de la ferme où je passais mes vacances. Je pense qu’à cette époque, écrire des romans me permettait de rêver. C’est l’intervalle de temps entre l’écriture et la publication qui fait la différence. Ma première publication date de 1990, dans les Cadernos Negros, une revue créée par Quilombhoje [3]. Mon livre a été conservé pendant 20 ans et je n’ai été éditée à titre individuel qu’en 2003.

Enfance : Conceição Evaristo, le jour de sa première communion en 1954

CC : A quoi attribuez-vous cette publication tardive ?

CE : Pour les femmes noires, tout arrive plus tardivement lorsqu’il s’agit de conquérir tout ce à quoi nous avons droit. Il nous est difficile d’avoir accès à ces espaces. J’ai beaucoup réfléchi à cela ces derniers jours : à quel moment apparaît Clementina de Jesus ? A plus de 60 ans. Et Jovelina Pérola Negra ? Et Ivone de Lara, quand est-ce qu’elle aura plus de visibilité dans les médias ? Et encore, nous sommes en train de parler de produits culturels qui, entre guillemets, sont “plus démocratiques”. Bien que le premier roman ait été écrit par une femme noire, Maria Firmina dos Reis, la littérature est un domaine réservé à l’homme blanc et pour cela les femmes noires tardent à y accéder.
Cette longue attente est très liée à cet imaginaire qui existe autour de la femme noire, à savoir qu’elle danse bien la samba, chante, cuisine, fait bien l’amour, prend soin du corps de l’autre, de la maison de Madame, des enfants de Madame. Mais reconnaître la valeur intellectuelle et créatrice des femmes noires dans différents domaines de la pensée et des arts et de multiples façons, ça, l’imaginaire brésilien ne peut pas le concevoir, à cause du racisme. Pour qu’une femme noire devienne écrivaine, il faut d’abord qu’elle fasse beaucoup de carnavals [4].

CC : Comment le processus de publication s’est-il déroulé pour vous ? Comment l’avez-vous géré ?
CE : Les féministes blanches disent qu’écrire est un acte politique et elles en ont fait leur devise. Pour nous, femmes noires, écrire et publier est un acte politique. Suite à ma première publication, Poncia Vivencio [5], je suis restée un an dans le rouge pour pouvoir payer les éditions Mazza, en 2003. J’ai financé la première et la deuxième édition, et des années plus tard, ce livre a été choisi pour le programme de l’examen d’entrée de l’Université Fédérale du Minas Gerais. A partir de là, la maison d’édition a pris en charge la totalité du financement. Elle a fait de même pour un autre de mes livres, Becos da Memória. Pour les autres romans, on a partagé les coûts. Malheureusement, ce processus de publication est encore nécessaire aujourd’hui. J’ai dit aux femmes noires qu’il faudrait trouver la possibilité de publier de façon collective. Pour nous, publier est un acte politique et nous devons tenir tête à ceux qui s’opposent à nous.

CC : Nous ne devons pas renoncer ?
CE : Il faut qu’on montre nos récits pour être dans la compétition. Je tiens à dire que mes premiers lecteurs étaient des membres du mouvement social noir. Chaque lectrice, chaque lecteur apportait ses livres en classe, à l’école. Aujourd’hui encore, si je suis présente à l’expo Ocupação à l’Itau, c’est parce que cet espace s’est construit à partir de la lecture de mes pairs. Si j’en suis là aujourd’hui, c’est grâce à ce travail de fourmi que nous savons très bien faire.
Avec cette image de l’esclave Anastacia [6] (elle montre la photo du doigt), je ne cesse de répéter que nous savons parler à travers des orifices du masque ; parfois, notre parole a tellement de puissance qu’elle brise le masque. Je pense que cet éclatement est notre symbole, parce que notre discours brise le masque. Parce que, pour en arriver là, il a fallu mettre un bloco [7] dans la rue et ce bloco, on ne peut pas le créer seule. Personne n’étudie la production littéraire des noirs sans évoquer le Quilombhoje.

CC : Comment avez-vous vécu la remise du prix Jabuti pour votre roman Olhos d’água ?
CE : C’était un moment très heureux, mais c’était aussi le prix de la solitude. J’aurais souhaité y retrouver mes pairs mais je me rends compte que la littérature, en tant que système, est encore un lieu d’interdiction. Le texte est une chose, mais le système littéraire, qui est constitué de maisons d’édition, de critiques, des médias, des bibliothèques, de librairies et de prix, en est une autre.

Le nombre d’écrivains noirs lauréats du prix Jabuti se comptent sur les doigts de la main. Un critique littéraire peut donner de la visibilité à votre texte et en même temps vous anéantir ; cela a souvent été le cas avec Carolina Maria de Jesus et cela continue. Comme le système littéraire est entre les mains des Blancs, il est très important que les éditeurs créent un espace pour la production littéraire noire.

L’écrivaine Carolina Maria de Jesus, auteure de Quarto de Despejo [8].

CC : Qu’attendez-vous de la FLIP [9]
CE : Je suis enthousiaste et j’ai été invitée pour cette édition. Pas seulement moi, mais également d’autres écrivains noirs et de pays africains. Notre participation à la FLIP doit beaucoup au texte de Giovana Xavier (enseignante à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro - UFRJ) intitulé Arraiá da Branquidade (“Fête de la Blanchitude”). Ce travail d’opposition qui est le nôtre doit être collectif car, sans le texte de Giovana pour soutenir ma voix, le résultat serait probablement moindre. Je trouve important qu’on soit là aussi pour représenter les lecteurs et les lectrices que nous sommes.

CC : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes femmes qui rêvent de devenir écrivaines ?
CE : Mon premier conseil est de leur dire que la littérature est l’art des mots. Un bon musicien s’entraîne pendant des heures, écoute de la musique. Je crois également en l’autodidacte qui étudie beaucoup. Mon opinion est que l’on doit prendre en considération le fait que l’on produit de l’art. Notre travail est de manier les mots, alors, si l’on souhaite se positionner comme un créateur de littérature, il faut être conscient de ce que nous produisons. On ne doit pas s’en écarter : le premier exercice consiste à écrire, ensuite il faut voir comment publier. Mais d’abord il faut écrire, sans tomber dans l’illusion que la littérature sera là ensuite pour nous accueillir. C’est un exercice d’écriture et de militantisme.

CC : Il y a une phrase de vous qui dit : “notre “escrevivência ”ne doit pas être lue comme des berceuses pour les seigneurs d’esclaves mais pour perturber leurs rêves injustes”. Pouvez-vous nous expliquer ?
CE : Notre opposition est nécessaire mais il faut de la sagesse. Souvent, on tend le bâton pour se faire battre et l’autre ne cherche qu’à te déconcerter. C’est avec l’âge qu’on apprend comment évaluer l’ennemi, le laisser s’éloigner et s’énerver. C’est comme ça qu’on y arrive. Cette histoire d’amour, je la trouve compliquée parce qu’elle me rappelle quelque chose de chrétien. C’est précisément parce que nous sommes tous frères que je veux tout ce que tu peux avoir. La fraternité implique l’idée de partage, mais où donc se trouve ce qui me revient/est à moi ? Il est donc nécessaire de s’opposer avec prudence, sinon on se fait mal et le « frère » emporte quand même ce qui est à lui.

CC : Qu’est-ce que cela vous fait de voir l’exposition Ocupação Conceição Evaristo ?
CE : Vous savez, je ne réalise toujours pas, mais cela fait vraiment plaisir de sentir que son texte coïncide avec l’émotion de l’Autre et concerne autrui. Beaucoup de mes textes ont pris du sens dans la vie des gens. Mais au-delà de ça, j’espère que cette exposition contribuera à changer l’imaginaire qui confine les femmes noires aux espaces subalternes et soumis, qu’elle servira à considérer ce qu’elles créent dans le domaine de la littérature, de la philosophie, de la psychologie, de la médecine et à croire que toutes les compétences qu’une personne blanche peut avoir, les femmes noires les ont aussi. Je souhaite que cette exposition serve à révéler ce que les autres femmes noires font.

Voir en ligne : Carta Capital

[1Centre culturel de São Paulo

[2Célèbre prix littéraire au Brésil

[3Collectif culturel et maison d’édition créé en 1980, Quilombhoje a pour mission de diffuser la littérature afro-brésilienne et de « mettre plus d’africanité dans la littérature brésilienne ».

[4Fazer carnaval dans les mouvements noirs est une manière de faire de la résistance.

[5Paru en 2015 en français aux Editions Anacaona sous le titre L’histoire de Poncia.

[6Anastacia était une esclave de descendance africaine qui portait un masque en acier sur la bouche, cadenassé derrière la tête pour l’empêcher de manger. Symbole de l’esclavage, elle est devenue par la suite une sainte populaire vénérée au Brésil.

[7Un bloco de rue pendant le carnaval est un groupe de personnes déguisées qui chantent et font de la musique.

[8Paru en français en 1961 sous le titre Le Dépotoir.

[9Festival International de littérature de Paraty. de cette année ?

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