Vivre-ensemble et partage

 | Par Cândido Grzybowski

Source : Ibase - 28/03/2016
Traduction : Jeanne de Larrard

Cândido Grzybowski

Dans les moments difficiles, comme celui par lequel nous passons, les liens politiques de la vie en collectivité sont tendus, au point de déchirer le tissu social du haut vers le bas. J’insiste : du haut vers le bas, et non pas du bas vers le haut. En regardant du bas vers le haut les énormes fissures et inégalités sociales, voire les exclusions, qui sont l’héritage de l’entrée dans la modernité par la colonisation étrangère, l’usurpation des terres et l’esclavage. Le Brésil s’est formé ainsi et il est difficile de le changer. Tous les indicateurs, et particulièrement ceux de la citoyenneté – dont l’essence est la condition politique de l’égalité de toutes et de tous – pointent que nous sommes un pays champion des inégalités sociales et des violations des droits de l’homme. Notre apparente « paix sociale » a été maintenue par la répression institutionnelle systématique, appuyée par la violence et la mort, dans nos propres territoires et contre les Brésiliennes et Brésiliens qui osent ou seulement semblent s’insurger contre l’ « ordre dominant ».

La grande nouveauté de nos 500 ans de modernité fut de conquérir une démocratie légitime à la chute de la dictature militaire, par la mobilisation citoyenne. Ce fait fondamental de notre histoire récente nous a au moins permis de modifier notre structure sociale par le biais d’une lutte institutionnalisée, par la reconnaissance de la différence structurelle et la lutte des classes dans l’espace politique, par la démocratie politique. Fragile démocratie, certes, mais démocratie politique, pour tous, sans discriminations sociales. Je me rappelle, dans notre passé peu démocratique, de certaines discriminations qui ont restreint jusqu’à anéantir le potentiel de régimes en apparence démocratiques, comme le vote restreint aux propriétaires de bétail ou aux propriétaires terriens, comme la non-reconnaissance du droit de vote pour les femmes, ou plus récemment encore, pour les adultes analphabètes. Le fait est que le premier effet de la jeune démocratie, dans ses 30 premières années de vie, fut l’élargissement de la démocratie politique. Cela, dans son sens strict, n’a plus changé, mais il faut rappeler qu’il s’agit d’une condition fondamentale de la démocratie.

Or, nous mettons actuellement en danger la conquête de la démocratie politique et, avec elle, de la propre politique comme un bien collectif capable de nous permettre de modifier ce qui a besoin d’être modifié. Ce qui m’inquiète dans l’immédiat n’est pas l’impeachment ou le non-impeachment, même s’il fait partie du problème que je pointe. Le plus grave est que nous sommes sur le point de rompre les fragiles liens du vivre-ensemble et du partage que nous avons conquis. La haine plane et se propage, nous ne nous reconnaissons plus comme citoyennes et citoyens des mêmes droits politiques. Prendre position et défendre celle-ci publiquement relève de l’essence-même de la démocratie, mais seulement à partir du moment où est reconnue l’égalité dans le droit à prendre position et à défendre celle-ci publiquement devant tous. C’est dans ce sens, dans ce difficile moment, que nous pouvons rompre avec la démocratie comme un espace de construction possible et nous jeter dans une fosse obscure où les aventuriers prospèrent [1] .

A vrai dire, il nous faut reconnaître que notre vote de citoyenneté a permis quelques avancées, mais qu’il s’est globalement laissé vendre aux marchands de promesses d’occasion, comme si une élection était un marché ou une vente aux enchères de « qui donne plus », avec des pots-de-vin pour ceux qui veillent principalement à leurs propres affaires et à une accumulation de richesses sans limites. Pourtant, nous avons une institution qui peut fonctionner. Nous devons pour cela exercer notre pouvoir de citoyenneté. La politique, dans une démocratie, est un bien commun. Nous veillons sur elle et nous la défendons. Le problème est la privatisation de la politique, et non son absence. Il ne peut exister de démocratie sans politique placée en son centre. Nous pouvons laver tout notre linge sale en fortifiant la politique et la démocratie, mais pas en les détruisant.

Je reviens au titre de ma chronique. Il nous faut remettre au centre de notre actuel différend politique les principes éthiques du vivre-ensemble et du partage pour que les valeurs de liberté, d’égalité, de diversité, de solidarité et de participation puissent à nouveau fonctionner pleinement et pour trouver ensemble la meilleure sortie de ce conflit, pour toutes et tous. Vivre ensemble et partager, c’est reconnaître aux autres, même en exerçant son droit à être et à penser différemment, les mêmes droits que nous. L’intolérance qui prospère en ce moment est destructrice de ce patrimoine commun que nous avons construit ces dernières décennies. La citoyenneté ne peut être que si elle se partage, que si elle se vit comme telle pour toutes et tous. Cela implique d’exercer le principe de précaution. Il n’existe pas de vie à l’état de nature sans précaution. Mais il n’existe pas non plus de démocratie possible sans précaution collective.

Nous sommes dans un moment difficile, sans aucun doute. Nous pouvons le dépasser en faisant un grand pas en avant si nous sommes radicalement démocratiques, en prenant néanmoins toutes nos précautions, en respectant les limites politiques et sociales nécessaires pour vivre ensemble et partager. Perdre les conquêtes fondamentales sur le chemin de notre jeune démocratie peut être un désastre, un héritage que nos petits-enfants vont peiner à dépasser.

Rio de Janeiro, 27/03/2016.

Notes de la traduction

[1Référence à l’extrême-droite brésilienne, personnalisée par la figure du député Jair Bolsonaro, du Parti Progressiste (PP)

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