Une brève histoire brésilienne du Système Universel de Santé (SUS) (1/2)

 | Par Outra Saúde

Nelson Rodrigues dos Santos, nous parle aujourd’hui de son nouveau livre SUS e Estado De Bem-Estar Social (non-traduit : Le SUS et l’Etat de Bien-Être Social). La première partie traite des origines du SUS (Système universel de santé), entre théorie de l’Etat-providence et luttes populaires contre la dictature post coup d’État de 1964.

Pour se joindre aux actions de divulgation de cette œuvre, Outra Saúde s’est préparé à un entretien avec Nelson. Il nous a répondu, par téléphone, un après-midi en fin d’année dernière. Les questions avaient été préparées, mais n’avaient guère besoin d’être posées. Avec l’acuité et la compétence de quelqu’un qui réfléchit à la santé publique depuis des décennies, Nelson nous a livré une analyse détaillée de la naissance et de la vie du SUS.

Traduction de Du Duffles pour Autres Brésils
Relecture de Philippe Aldon

Nelson a divisé son analyse en deux parties.

  • La première, à lire ci-dessous, concerne les années précédant la Constitution fédérale de 1988 et la façon dont le SUS a été conçu. On y retrouve une forte influence de la pensée européenne d’après-guerre en matière de santé publique, mais aussi une nette empreinte brésilienne. Les connaissances des spécialistes de la santé et la lutte pour la santé publique ont convergé dans une grande mobilisation populaire pour la fin de la dictature et la reconstruction de la démocratie. Elles ont abouti à un système qui, sur le papier, faisait pâlir d’envie, mais qui n’a jamais été pleinement réalisé.
  • C’est à partir de là que commence la deuxième partie du discours de Nelson. Selon lui, dès le lendemain de la promulgation du SUS, le gouvernement fédéral commençait déjà à le saboter. Il y a eu, selon lui, au moins cinq attaques fortes : le sous-financement, le définancement, la non-réalisation d’une réforme administrative pour transformer la gestion du système, l’incitation continue au marché de la santé et, à partir de 2017, l’Amendement constitutionnel 95 portant sur le « plafond des dépenses ». Cette partie de l’entretien est également accessible sur le site d’Autres Brésils.

Note Autres Brésils, cet entretien ne couvre pas le sujet spécifique de la santé autochtone. Des infos sont disponibles sur notre site de l’Observatoire de la démocratie


Voici la première partie de notre entretien

Pour commencer à expliquer comment le SUS a vu le jour, il est possible de comparer les systèmes de santé publique solides qui existent dans le monde avec les faits concrets de la vie quotidienne et les forces politiques qui opèrent dans les sociétés. Certains systèmes, de par leur constitution, sont similaires au Système universel de Santé (SUS). Leurs bases sont apparues principalement après la Seconde Guerre mondiale. Des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre, la Suède et la France ont, dans leur système de santé, les mêmes lignes directrices que notre SUS.

Et qu’est-ce qui fait que les systèmes de santé publique fonctionnent mieux là-bas qu’ici ?

Pour comprendre les raisons structurelles pour lesquelles le système brésilien de santé connaît tant de difficultés et pour élaborer des stratégies permettant de les surmonter, il est nécessaire de comprendre sur quelles bases le SUS — et d’autres systèmes similaires — ont été créés. Dans les pays européens, il y a près d’un siècle, après la Seconde Guerre mondiale, on les appelait des systèmes universalistes.

Il s’agit d’un terme qui s’est confirmé au fil des décennies. Il sous-tend que, pour ce qui est du système de santé, les citoyens de ces pays ne se distinguent pas en termes de classe sociale, de travail ou de chômage, de couleur de peau ou de religion. En d’autres termes, le principe est que, malgré toutes les différences que les sociétés établissent entre les personnes, celles-ci sont toutes des êtres humains.

L’accès aux services est garanti à l’ensemble de la population, qu’il s’agisse de la prévention, pour promouvoir la santé et éviter les maladies, ou du diagnostic et des soins pour les malades. C’est là qu’intervient une série de mesures préventives et de soins, car il n’y a pas de citoyen qui n’ait besoin, à un moment ou à un autre, de prévention ou de soins. Nous avons tous une maladie qui est déjà installée avec des symptômes, qui est en train de s’installer ou qui est en train de se développer, encore sans symptômes, mais de façon progressive. Pour ces dernières, il existe un diagnostic précoce, c’est-à-dire une série d’examens visant à détecter les maladies à la source, avant qu’elles ne nous affectent par des symptômes.

C’est là qu’intervient la deuxième ligne directrice de l’intégralité. Il s’agit d’admettre simplement que chaque être humain doit bénéficier simultanément de la prévention et des soins. Il n’est pas nécessaire d’aller dans un bâtiment pour être soigné et dans un autre pour faire de la prévention — c’est un gaspillage de ressources et d’opportunités.

Telles sont les lignes directrices de l’universalité et de l’intégralité. La troisième ligne directrice est celle de l’équité ou de l’égalité. En d’autres termes, les personnes qui ont davantage de besoins doivent disposer de plus de services de santé que celles qui en ont moins besoin. C’est là qu’intervient le principe que nous utilisons, à savoir « traiter inégalement les inégaux ». À partir d’un certain niveau d’inégalité, nous offrons plus à ceux qui ont besoin de plus. Ceux qui sont au-dessus de ce niveau reçoivent moins.

Ces lignes directrices ont fait l’objet de vifs débats après la Seconde Guerre mondiale. En effet, les ravages causés par les deux guerres du XXe siècle en Europe ont été dévastateurs. C’était très démoralisant pour le continent qui avait le plus haut degré de développement au monde, atteint grâce au colonialisme et à l’accumulation de richesses et de connaissances d’autres régions et cultures. C’est pourquoi les philosophes, les dirigeants politiques et les penseurs de toutes obédiences sont parvenus à un consensus : plus jamais de guerre intérieure.

Les gouvernements européens, dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, ont donné la priorité au développement culturel et scientifique en vue d’une industrialisation majeure. Mais, sous la pression de leurs populations, ils ont décidé de recréer une civilisation européenne avec une garantie des droits fondamentaux et des politiques sociales. L’État jouerait avec le capitalisme, dans la logique du profit, de l’enrichissement, mais ne laisserait pas sa population aux mains du capital privé pour obtenir ces droits fondamentaux. C’est à partir de cela qu’est né l’État-providence.

À l’époque, au Brésil, personne ne savait ce qui se passait en Europe en termes de politiques publiques. Quelques décennies plus tard, ce fut le coup d’État militaire et la dictature de 1964. Cette période, qui a duré vingt ans, a été marquée par une forte stimulation de la croissance économique et industrielle, mais simultanément par un processus d’appauvrissement considérable de la population. L’intensité de ce processus fut telle, qu’en peu de temps, la population a cessé d’être essentiellement rurale et s’est urbanisée dans les villes moyennes et grandes.

Cette période a également été marquée par une concentration extrême des revenus et un appauvrissement massif de la population. Cela a créé un énorme traumatisme pour les Brésiliens et a conduit à une mobilisation sociale d’une intensité surprenante, à partir de 1981 ou 1982. Le mouvement a donné naissance à l’idée de « Diretas Já » (des élections directes maintenant) expression qui était présente dans l’esprit et le cœur de toute la population, indépendamment du niveau d’éducation, qu’elle ait étudié ou non, qu’elle travaille dans le commerce ou qu’elle soit salariée. Toutes les couches de la population étaient enthousiasmées par la bannière des élections directes, parce qu’elles sentaient déjà dans leur chair que, sans élections, la souffrance ne finirait jamais.

C’était un appel très spectaculaire. Les spécialistes des sciences sociales, les politologues et les historiens soutiennent que la lutte contre la dictature dans les années 1980 a été la plus grande mobilisation démocratique de l’histoire du Brésil. Il n’y en a pas eu de plus grande, pas même le mouvement abolitionniste de la fin du 19ème siècle.

Ce phénomène brésilien a porté en lui ce qui s’était déjà produit en Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale : le grand débat sur la société que nous voulons. Nous mettons fin à la dictature, quelle sera la société à partir de maintenant ? Quel sera l’État brésilien ? Une nouvelle société avec des droits humains garantis et un nouvel État démocratique deviennent les grands étendards de cette mobilisation. C’est à ce moment-là que les droits publics à la santé fleurissent, ils sont inclus dans les débats sur la construction d’une nouvelle Constitution et sont approuvés.

Toute proportion gardée, cette comparaison, entre les effets de la Seconde Guerre mondiale dans une Europe dévastée et la fin de notre dictature militaire avec une société également détruite, est importante. Mais en Europe, grâce à cette énorme puissance et capacité technologique, les changements ont été beaucoup plus structurants. Là-bas, l’Etat-providence s’est enraciné beaucoup plus solidement au fil des décennies.

Dans le cas du Brésil, notre enthousiasme à sortir de la dictature nous a fait penser que nous allions suivre la voie européenne. Nous avons donc approuvé, dans le débat constitutionnel, les piliers de l’universalité, de l’intégralité et de l’équité. Il existe également d’autres orientations intéressantes, communes à ces systèmes publics, telles que la régionalisation des services de santé. Il s’agit d’une stratégie remarquable, car la population mobilisée, qui lutte pour ses droits, dispose d’une force de frappe beaucoup plus consistante au sein des régions de santé, avec des résultats beaucoup plus importants. Les lignes directrices du SUS se réalisent plus concrètement, entrent dans leur phase optimale, dans les pays où la gestion de la santé est régionalisée.

De manière générale, les Soins de base ou Soins de santé primaires peuvent être définis par deux dictons de sagesse populaire : « mieux vaut prévenir que guérir » et « il vaut mieux traiter la maladie au début qu’à la fin ». C’est le rôle de l’État d’être compétent en matière de planification et de gestion des services afin d’associer la prévention à la guérison. Lorsque cela se produit dans de bonnes conditions, il se passe quelque chose de presque incroyable : de 80 à 90 % des problèmes de santé de l’ensemble de la population sont résolus.

Ce fut un débat très riche dans le Brésil des années 1980, incorporé par le SUS et très bien accueilli par la population, car des expériences en ce sens avaient déjà été mises en pratique auparavant. Lorsque le phénomène de paupérisation et d’urbanisation s’est produit, il y a eu une énorme tension sociale dans les périphéries, non seulement en raison du manque de santé, mais aussi du manque de transports publics, d’emploi, d’éducation. Les maires se sont ainsi retrouvés à la fin des années 70 avec une bombe dans les mains et ils ont dû s’en débrouiller.

À l’époque, la réalité était différente, car les municipalités n’étaient pas responsables de la santé des citoyens. Elles devaient maintenir des salles d’urgence municipales avec des médecins de garde — et n’avaient ni le budget ni les professionnels pour en faire plus. Mais face au chaos social, ces municipalités ont dû créer les premiers services de soins primaires simples dans les périphéries.

Sans aucun accompagnement, les maires ont fait appel à des professionnels de la santé, retraités ou ne travaillant pas dans le domaine, médecins, infirmières, dentistes, qu’ils ont envoyé travailler dans les périphéries dans des fourgonnettes. Chaque jour de la semaine, ce véhicule se rendait dans un quartier. La population faisait la queue pour se faire soigner. C’était un service de bon sens, quelle que soit la nature du problème, et c’était déjà mieux que rien.

Mais ces expériences ont été rapidement enrichies par de jeunes professionnels de la santé, qui avaient déjà des informations sur ce qu’étaient les Soins primaires en Europe. À l’époque, j’étais l’un de ces jeunes. J’ai travaillé à Londrina (état du Parana) puis à Campinas (état de São Paulo). Et là, ce fut la cerise sur le gâteau. À la fin des années 70, lorsque ces professionnels de la santé ont commencé à apporter leur soutien aux municipalités, ils ont commencé à construire les «  petits postes de santé ». En général, ils louaient une petite maison dans le quartier, pour un prix très bas, et les consultations avaient lieu trois fois par semaine. La municipalité a commencé à assurer leur formation, à embaucher du personnel auxiliaire du quartier et le travail était assuré de manière permanente.

Cela a fait boule de neige, car la population se rendant elle-même compte des avantages qui en découleraient, a commencé à faire pression sur les maires. À chaque élection, les maires et les conseillers municipaux qui promettaient d’étendre ce projet étaient ceux pour lesquels on votait le plus et qui étaient le plus élus. Les Soins primaires sont ainsi nés au Brésil, bien avant la création du SUS. À la fin des années 70 et au début des années 80, les villes moyennes du Brésil étaient déjà accompagnées par des professionnels de la santé qui pratiquaient l’universalité, l’équité et l’intégralité au niveau municipal.

J’essaie de vous montrer comment le SUS est né avant la Constitution de 1988. Lorsque cette explosion démocratique de la société a eu lieu, pour mettre fin à la dictature, les études d’élucidation, de formulation, de planification et de gestion publique d’un nouveau système de santé avaient déjà cette base. Nous n’avons pas eu besoin d’imiter les systèmes européens, les municipalités nous le montraient déjà.

Dans les années 1980, chaque État disposait déjà de son COSEM, le Conseil des secrétaires municipaux à la santé. Ces secrétaires s’étaient organisés pour échanger des expériences et renforcer les systèmes municipaux. Ce fut un élément historique dans l’émergence du SUS, ainsi que la 8e Conférence nationale sur la santé en 1986. Cette rencontre a été très fructueuse, car il ne s’agissait pas seulement de discuter de théorie : les secrétaires municipaux ont témoigné que tout ce dont on discutait, commençait déjà à être mis en pratique.

À l’époque, le National Health Service (NHS) britannique et le système italien faisaient figure de modèles. Dans les années 1980, l’Italie procédait à sa propre réforme de la santé et des leaders italiens ont été invités à débattre et à participer à la construction du SUS brésilien. C’est ainsi que le SUS a vu le jour et s’est petit à petit concrétisé.


Ce qui a été approuvé sur le papier, dans notre Constitution, est comparable aux meilleurs et aux plus grands systèmes de santé publique du monde. Ceci a été très positif, les membres de l’Assemblée constituante ont montré qu’ils avaient une grande confiance dans ce qui était fait et débattu entre les professionnels de la santé.

Jusqu’à la Constitution de 1988, le système brésilien de santé ne couvrait qu’environ 50 % de la population. Pas seulement le public, mais également le privé. La moitié de la population était donc livrée à elle-même, le taux de mortalité, de souffrance et de maladie était très élevé. Cette situation a engendré un phénomène social et politique très important. En effet, dans les débats contre la dictature, l’expression « inclusion sociale » a été très largement reprise par la population. Ce n’était pas seulement une bannière des politiciens et des développementalistes, c’était une flamme qui mettait le feu au pays. La moitié de la population, qui était exclue, se rendait dans les dispensaires, les hôpitaux et les salles d’urgence en ayant le sentiment que ces établissements leur appartenaient.

Ce sentiment d’inclusion sociale existe encore aujourd’hui, malgré toutes les difficultés rencontrées par le SUS. Et c’est l’une des principales raisons de sa survie. Lorsqu’un simple poste de santé, une salle d’urgence ou une clinique ambulatoire plus importante ne répond pas à la demande, la population se révolte, interpelle le conseiller municipal, manifeste devant l’unité de santé concernée. Il y a mobilisation, la population n’accepte pas passivement de ne pas être prise en charge.

La notion de droits de citoyenneté, au moins pour la santé, est une notion assumée et qui n’existait pas avant les SUS. Il régnait alors un conformisme du fait que la moitié de la population était laissée à l’abandon. Aujourd’hui, les citoyens ne se reconnaissent plus dans cette attitude. Ils se battent.

Voir en ligne : Breve história do SUS, na narrativa de um mestre

Capture d’écran de Nelson durant la conférence Abrasco 2023.

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