Un tortionnaire français dans la dictature brésilienne

 | Par Anne Vigna

Source : Apública, 01/04/2014

Traduction pour Autres Brésils : Geni FAVRE (Relecture : Caroline SORDIA)

Personne ne sait pourquoi, au tournant du millénaire, le vieux général a décidé faire des révélations à la journaliste Florence Beaugé. En tous les cas, la publication de son interview dans Le Monde du 23 novembre 2000 a fait l’effet d’une bombe en France et en Algérie. Les historiens et les journalistes recherchaient depuis longtemps le témoignage d’un militaire sur les atroces méthodes utilisées par les Français contre les militants du Front de libération nationale (FNL) durant la guerre d’indépendance de l’Algérie (1955-1962). Âgé à l’époque de ces révélations de 82 ans, Paul Aussaresses a reconnu l’utilisation de la torture, les disparitions destinées à couvrir les assassinats, les exécutions, les escadrons de la mort. Il disait qu’il ne regrettait rien. « La torture peut être nécessaire contre le terrorisme », a-t-il déclaré au journal Le Monde. Jusqu’à l’heure de sa mort, en décembre de l’année dernière, il n’a pas voulu révéler l’identité des hommes qui faisaient partie de ses escadrons de la mort.

Aussaresses était considéré comme l’officier français le plus compétent en matière de contre-insurrection.

Ce témoignage n’émanait pas de n’importe quel militaire. Aussaresses était considéré comme l’officier français le plus compétent en matière de contre-insurrection. « Un homme extrêmement cultivé, parlant six langues, capable de réciter des poésies », selon les termes de la journaliste Florence Beaugé. Après avoir suivi une formation pendant la Seconde Guerre mondiale à Londres, dans le secteur du renseignement, il est devenu commandant d’une unité de parachutistes, le « 11e Choc », bras armé des services secrets français à l’étranger. Des années plus tard, dans son premier livre de mémoires Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, publié en 2001, il a clairement expliqué sa mission : « mener ce qu’on appelait alors la "guerre psychologique", partout où c’était nécessaire, et notamment en Indochine (…). Je préparais mes hommes à des opérations clandestines, aéroportées ou non, qui pouvaient être le plasticage de bâtiments, des actions de sabotage ou l’élimination d’ennemis… »

La théorie de la guerre dite « psychologique » ou « révolutionnaire », connue dans le langage militaire en tant que « doctrine française », a été élaborée à partir de 1954 suite à la débâcle française en Indochine, le Vietnam actuel. Aussaresses fait alors partie d’un groupe d’officiers farouchement anticommunistes qui liront le Livre Rouge de Mao Tsé-toung, analyseront les techniques de guérilla efficaces et établiront les méthodes « non conventionnelles » pour les combattre. « La défaite en Indochine a été un choc. Nous devions en tirer les leçons pour ne pas échouer en Algérie », a déclaré le général en 2004 lors d’une interview destinée à un documentaire réalisé par la journaliste française Marie-Monique Robin, « Escadrons de la mort, l’école française ».

Trois ans après la défaite au Vietnam, les troupes du général Jacques Massu remportent la bataille d’Alger en un an, de 1957 à 1958. Aussaresses y joue un rôle capital au cours de la sanglante victoire des parachutistes français, répartis par unités de secteur (quartiers) et très actifs dans « les renseignements » – dans l’encerclement des cibles, les interrogatoires de tout individu « suspecté » d’avoir des liens avec les révolutionnaires, les tortures pratiquées sur les détenus, les exécutions, les massacres, les 4 000 personnes disparues (d’après le calcul établi par le journaliste Yves Courrière dans son livre, La Guerre d’Algérie).

L’Algérie finira par conquérir son indépendance en 1962, mais l’expérience de la lutte anti-guérilla des Français les a transformés en « spécialistes de la guerre révolutionnaire » au moment où les États-Unis entraient au Vietnam. Leur doctrine militaire est diffusée par les alliés de la guerre froide dans des revues, des livres, des formations. À partir de 1963, Aussaresses dispense des formations à la lutte anti-guérilla dans les académies militaires des forces spéciales aux États-Unis à Fort Benning – pour les parachutistes – et à Fort Bragg, le centre d’entraînement des bérets verts. Son influence sera durable. La journaliste française Marie-Monique Robin, réalisatrice du documentaire de 2003 « Escadrons de la mort, l’école française », qui interviewait des militaires américains ayant été formés par Aussaresses, explique que pendant le tournage du documentaire, qui a coïncidé avec le début de la guerre en Irak, les généraux interviewés racontaient que la théorie de la Doctrine Française « serait à nouveau mise en pratique ». Le film de 1966 « La Bataille d’Alger », où Gillo Pontecorvo dénonce le massacre, la torture et les mensonges des troupes françaises – et qu’Aussaresses trouvait « magnifique, très proche de la réalité » avait été projeté au Pentagone, relate Marie-Monique Robin.

Le général français l’avait écrit dans ses mémoires et répété lors d’interviews, c’étaient les méthodes de la bataille d’Alger qu’il enseignait aux États-Unis. « C’est-à-dire les arrestations massives, le renseignement, la torture ? » demande Marie-Monique Robin à Aussaresses dans le même documentaire. « C’est ça », répond-il, laconique. Son ancien élève américain, le général John Johns qui plus tard a milité contre la torture, rajoute : « Les enseignements d’Aussaresses ont joué un rôle fondamental auprès de toutes de toutes les forces spéciales qui se sont ensuite rendues au Vietnam ». Il ajoute que « pour Aussaresses, il était nécessaire d’exécuter les personnes torturées. »

Brasília, 11 septembre 1973
Avec un tel parcours, le général semble être la personne idéale pour composer la mission diplomatique du gouvernement Pompidou au Brésil, pendant les années de plomb. Dans ses premiers rapports, Aussaresses note avoir retrouvé plusieurs de ses anciens élèves qui avaient assisté à ses cours aux États-Unis, ce qui a « favorisé les contacts amicaux du point de vue personnel et utiles pour les besoins du service », écrit-il.

Il se montre très à l’aise en compagnie de son ami, général et futur président João Batista Figueiredo, qui s’apprête à assumer le commandement du SNI pendant le gouvernement Geisel (1974). Il est également proche du commissaire de police Sergio Fleury, tortionnaire symbole de la dictature brésilienne – il l’a évoqué et identifié dans son deuxième livre de mémoires publié en 2008 Je n’ai pas tout dit –, en tant que chef de l’escadron de la mort. Selon Aussaresses, le général et le commissaire de police travaillaient en partenariat : « À cette époque, [Figueiredo] commandait les escadrons de la mort brésiliens avec Sergio Fleury », a-t-il révélé au cours de l’interview pour le documentaire de Robin en expliquant son amitié avec le chef du SNI de l’époque.

Répondant à la journaliste Leneide Duarte-Plon qui l’interviewait en 2008, peu après la publication du récit de son expérience brésilienne, Je n’ai pas tout dit. Ultimes révélations au Service de la France, avec son laconisme habituel, Aussaresses a raconté un épisode révélateur sur la manière dont Michel Legendre, chef de la mission diplomatique française considérait les activités de son attaché militaire au Brésil. « Un jour, l’ambassadeur m’a dit : "Vous avez de drôles d’amis". J’ai répondu : "C’est grâce à eux que je peux vous tenir bien informé". Il n’a rien ajouté ».

En dehors des révélations faites par le général lui-même dans son livre et lors de ses interviews, on savait peu de chose du séjour d’Aussaresses au Brésil. Lors de ses recherches pour une émission spéciale de la chaîne ESPN sur l’Opération Condor – l’organisation de la répression conjointe des dictatures du sud de l’Amérique latine –, le journaliste Lúcio Castro a pu constater que du côté brésilien, les archives restaient classifiées. En réponse à sa demande d’information auprès d’Itamaraty sur Aussaresses, Castro n’a réussi à obtenir aucun document officiel. Les seuls documents envoyés par ce ministère étaient des lettres de l’ambassade de France demandant des visas pour ses filles et traitant d’autres affaires sans grand intérêt. Les documents en question qui sont consultables sur le site « Documents Révélés » du chercheur brésilien Aluízio Palmar ne font même pas état de la date d’arrivée d’Aussaresses.

Côté français, en revanche, les révélations commencent à émerger. L’historien Rodrigo Nabuco, originaire de Rio de Janeiro et qui habite depuis plusieurs années en France, a eu accès à un document essentiel pour comprendre le rôle des attachés militaires français pendant la dictature brésilienne et le commerce des armes, point central de sa thèse de doctorat Conquête des esprits et commerce des armes : la diplomatie militaire française au Brésil : les rapports des attachés militaires gardés secrets à l’ambassade de France depuis 30 ans. En se basant sur ces documents partiellement reproduits dans sa thèse, Nabuco a réussi à déterminer, par exemple, la date exacte d’arrivée d’Aussaresses au Brésil après avoir quitté le poste qu’il occupait à l’OTAN : le 11 septembre 1973, jour du coup d’État militaire au Chili.

Coïncidence ? « Difficile de croire à une coïncidence. Après la déclassification des documents [sur le coup d’État au Chili] de ces dernières années, il n’y a aucun doute sur l’appui du Brésil au coup d’État au Chili, et personne ne peut imaginer qu’un colonel parachutiste aussi qualifié que lui n’ait pas, au minimum, donné son opinion », explique Nabuco.

Ayant écrit dans un de ses livres que le Brésil avait envoyé des armes, des hommes et des avions pour soutenir les organisateurs du coup d’État chilien, Aussaresses lui-même ne cache pas son ironie lorsqu’il est interrogé par Leneide Plon-Duarte sur sa participation « active » au coup d’État du pays voisin : « Quelle question ! Vous pensez bien que j’aurais été un idiot si je n’avais pas été au courant. Bien sûr que le Brésil a participé ! » répond-il lors de l’interview citée précédemment dans la Folha de São Paulo.

Les putschistes reçoivent des félicitations
Nabuco a également constaté que la participation française à la dictature militaire brésilienne avait été bien plus importante qu’on ne le pensait, même avant le coup d’État de 1964. « La coopération militaire française avec le Brésil est ancienne et avérée depuis les années 1920, par les missions militaires, les échanges entre les officiers des écoles militaires, etc. En effet, cette coopération jouera un rôle fondamental dans les années 1960, 1970, du jamais vu, ni avant ni après », dit l’historien.

Dans une de ces communications de janvier 1964, Pierre Lallart, attaché militaire de 1962 à 1964, explique que le général Franco Pontes, commandant de la Força Pública (« Force Publique de São Paulo ») demandait « la création d’un état-major opérationnel de prévention des désordres sociaux et politiques et un service de défense contre la subversion ». Le même général lui avait demandé « l’organisation en France de formations spécialisées en matière de lutte contre la subversion pour ses hommes. »

Dans un autre document cité par Nabuco, le même attaché militaire va décrire le coup d’état du 1er avril 1964 avec enthousiasme : « une opération extrêmement bien organisée, exécutée en deux jours dans un pays 17 fois plus grand que la France, presque sans difficulté ni effusion de sang, techniquement parlant comme opération, un modèle du genre ».

Des éloges qui mènent à une conclusion édifiante : « Parmi ceux qui ont participé au putsch, nombreux sont spécialistes de la doctrine française ou bien d’anciens élèves de l’École supérieure de guerre française », tel le susnommé général João Figueiredo, qui sera le dernier président de la dictature, ou le colonel Walter de Menezes Paes, alors commandant de la IVème Armée puis chef de l’ESG – École Supérieure de Guerre brésilienne. Ce dernier était issu de la 69ème promotion de l’École supérieure de guerre de Paris et parlait couramment français, fait souligné dans un autre document que nous nous sommes procuré, un « compte rendu mensuel » de mai 1973. Lallart y évoque également le général Sílvio Frota bien avant qu’il ne dirige le Ministère de l’Armée durant le gouvernement Geisel et ne se fasse remarquer comme représentant de la ligne dure de l’armée.

La dictature brésilienne était considérée par les Français comme une opportunité de retrouver l’influence des missions militaires françaises au Brésil, perdue au profit des Américains. À mesure que cette influence diminuait, le profil des attachés militaires nommés par la France se précisait : ce sont « des vétérans de la guerre d’Indochine et d’Algérie, tous spécialistes de la guerre révolutionnaire », qui diffuseront cette doctrine auprès des militaires brésiliens, souvent déjà formés dans les écoles françaises, explique Nabuco.

Dans son livre A Ditadura Escancarada [La dictature à cœur ouvert, non publié en français], le journaliste Elio Gaspari explique l’autre aspect de l’adhésion des militaires brésiliens à la doctrine de l’Algérie. Lorsque « la hiérarchie militaire brésilienne a associé les Forces Armées à la torture, elle disposait de deux exemples classiques d’action anti-insurrectionnelles », relate Gaspari. Le premier était le Vietnam mais « ne convenait pas », observe-t-il en citant le lieutenant William Calley, condamné par la justice américaine pour avoir exécuté 175 civils dans le village de My Lai. « Le deuxième exemple, l’action française en Algérie, se trouvait sur les étagères des bibliothèques militaires », écrit l’éditorialiste brésilien.

Le principe directeur de cette doctrine, explique la journaliste française – au-delà du documentaire cité, Marie-Monique Robin a publié un livre éponyme sur le résultat de ses vastes recherches – c’est celui de « l’ennemi intérieur » : « Dans la "guerre révolutionnaire", si toute personne est suspecte alors l’ennemi est partout et s’appuie sur la population civile, et celle-ci devient le suspect numéro 1. De là découle la prédominance du renseignement militaire. Qui dit interrogatoire, dit torture, arme principale de la "guerre contre-subversive". Que faire des torturés ? Après avoir été torturés, ils ne peuvent pas être rejetés dans les rues, ils sont dans un état déplorable. Il faut donc les faire disparaître. C’est la fonction principale du général Aussaresses ».

L’homme que le gouvernement français avait nommé attaché militaire, reçu à bras ouverts par le Brésil de Médici, avait orchestré un massacre en Algérie ayant causé la mort de 7 500 personnes en deux jours – dont 2 000 avaient été exécutées après avoir été arrêtées et interrogées dans un stade transformé pour l’occasion en camp de concentration. Toute ressemblance avec le Stade National au Chili, qui connaîtrait le même destin en 1973, n’était pas une simple coïncidence, comme le démontrent les faits.

Exilés en France et en Algérie
Lallart est reparti du Brésil après avoir accompli sa principale mission officielle : il avait remporté quelques succès lors des négociations préliminaires pour la vente des avions Mirage au gouvernement militaire. À partir de ce moment-là, la coopération entre les services secrets français et brésiliens s’intensifiera. Selon les archives du Quai d’Orsay étudiées par Nabuco, des officiers proches de l’ex-premier ministre Georges Pompidou qui avait remplacé De Gaulle à la présidence en 1969, correspondaient étroitement avec le SNI brésilien depuis 1968.

L’objectif principal était de surveiller les Brésiliens qui s’exilaient à Paris et en Algérie, comme l’avait fait en 1965 Miguel Arraes, gouverneur de l’État du Pernambouc renversé par le coup d’État, lorsque sa demande d’asile avait été refusée par la France. Les échanges entre les services deviennent indispensables avec l’apparition en novembre 1969, à Paris, d’un Front Brésilien d’Information (FBI) formé d’exilés qui dénonçaient les crimes de la dictature brésilienne. Dans son livre L’exil brésilien en France, l’historienne française Maud Chirio estime à environ 10 000 le nombre d’exilés brésiliens de la dictature en France et elle note que« la DST [Direction de la Surveillance territoire] a joué un rôle central dans la surveillance des exilés brésiliens ».

Au même moment, le général Aurelio de Lyra Tavares était nommé à l’ambassade du Brésil en France, selon l’accord conclu entre les militaires pour finaliser le gouvernement de la junte militaire dont le général, ministre de l’Armée du gouvernement Costa e Silva, était l’un des trois dirigeants. La junte a gouverné le Brésil d’août 1968 – lorsque Costa e Silva est tombé malade – à la nomination du nouveau président, le général Garrastazu Médici, en octobre 1969. Lyra Tavares était très enthousiaste à son arrivée à Paris. Dans une lettre adressée au gouvernement français et reproduite dans la thèse de Nabuco, le général ambassadeur demande à la DST d’interdire toute activité à Arraes en France et informe les agents français que le politicien brésilien voyage beaucoup avec son passeport algérien.

À en juger par l’accueil des missions diplomatiques françaises au Brésil au cours de la décennie suivante, la demande a dû être satisfaite. Néanmoins, une partie de l’influence des attachés militaires français des années 1970 peut également être attribuée au mérite des conseils du colonel Wartel, successeur de Lallart et attaché militaire jusqu’en 1969. D’après les documents analysés par le professeur Rodrigo Nabuco, Wartel avait suggéré de nommer à ce poste des officiers ayant enseigné dans les écoles supérieures militaires, principalement aux États-Unis, au Brésil ou en Argentine.

Leurs successeurs, Yves Boulnois, Jean-Louis Guillot et Aussaresses lui-même, attachés militaires français au Brésil de 1969 à 1975, étaient des spécialistes réputés de la guerre contre-subversive et qui avaient déjà donné des cours à des militaires sud-américains en Argentine (Boulnois), en France (Guillot) et aux États-Unis (Aussaresses). Au Brésil, ils participaient aux réunions de l’état-major brésilien, accompagnaient et informaient sur les aspects militaires de la lutte anti-guérilla et à tout le moins donnaient leur avis aux autorités brésiliennes sur la structure et les opérations de répression. Telles sont les conclusions émises par Rodrigo Nabuco après avoir analysé plus de 2 000 documents tirés des archives françaises du Ministère de la Défense et de celui des Affaires étrangères.

« Les documents déclassifiés des archives françaises ne permettent pas de soulever d’hypothèses relatives au rôle de conseiller exercé par les attachés militaires pendant les années de plomb. Pour l’instant, nous ne pouvons que souligner la ressemblance dérangeante entre la contre-guérilla à São Paulo et Alger. Par ailleurs, ces documents prouvent l’augmentation significative de la coopération militaire entre 1969 et 1975. De plus, à mesure que le modèle de la bataille d’Alger se propage dans le pays, l’état-major de l’armée brésilienne fait appel aux conseillers français pour former les nouveaux cadres du dispositif de défense intérieure, le Détachement des Opérations et des Informations (DOI) », écrit Nabuco dans sa thèse.

Opération Bandeirantes : la mise en pratique de la doctrine française
En juillet 1970, à l’occasion de l’opération Bandeirantes (Oban) en cours à São Paulo qui a inauguré la création des DOI-Codi dans tout le pays, Yves Boulnois note dans son rapport : « La préparation de toutes les unités de l’armée pour lutter contre la subversion est déjà bien avancée et donne de bons résultats ». Boulnois se rapproche encore davantage des militaires du Centre des Opérations de la Défense Intérieure (Codi) de Rio de Janeiro après une prétendue menace de séquestration de l’ambassadeur français par l’ALN, ainsi que l’écrit l’attaché dans son communiqué mensuel d’août 1970 cité dans la thèse de Nabuco (« Rapport mensuel », Yves Boulnois, août 1970, SHD, Service historique de la défense). À ce stade, la guérilla urbaine avait déjà séquestré les ambassadeurs des États-Unis et d’Allemagne pour les échanger contre des prisonniers ; en décembre ce serait le tour de l’ambassadeur de Suisse.

En 1972, c’est au tour du nouvel attaché, Jean-Louis Guillot, dans un rapport également cité dans la thèse, d’observer que depuis la création des DOI-Codi, « la lutte contre le terrorisme urbain est devenue très efficace et draconienne ». Guillot qui, avant d’occuper son poste, s’est rendu deux fois au Brésil entre 1968 et 1971 en tant qu’instructeur de l’état-major de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense Nationale), connaissait les officiers brésiliens diplômés de l’institution française et avait ses entrées auprès des militaires au pouvoir. Plus tard, dans son rapport final que nous nous sommes procuré, il allait définir son rôle d’attaché comme celui d’« un conseiller en défense au sens plein du terme ».

Tout comme en Algérie, la collecte d’informations et les actions de l’Oban, reproduites par les DOI-Codi, « s’effectuent de manière clandestine », observe Nabuco en se référant aux incursions nocturnes, aux disparitions, aux opérations de surveillance, aux tortures pratiquées dans des centres clandestins. De plus, comme le fait remarquer l’historien, « l’opération Bandeirantes est la première expérience d’une structure de collecte d’informations et d’actions de commando conçue selon la doctrine française. Le commando s’articule autour d’une structure unique, la IIème Armée, composée de policiers et d’officiers supérieurs, tous formés à Paris et à Fort Bragg ».

Il existe d’autres ressemblances tout aussi terrifiantes. Dans son premier livre, Services spéciaux – Algérie 1955-1957, Aussaresses avoue que deux héros nationaux d’Algérie, Mohamed Larbi Ben M’Hidi et Ali Boumendjel ont été torturés et exécutés alors que le commando français avait présenté leurs décès comme des suicides : le premier par pendaison, mode opératoire similaire à celui utilisé par le DOI-Codi de São Paulo en 1975, pour dissimuler l’assassinat du journaliste Vladimir Herzog ; et le deuxième par défenestration. D’après la Commission nationale de la vérité, il y a eu au Brésil pas moins de 44 cas de « suicides » visant à camoufler des exécutions et des morts sous la torture pendant la dictature militaire.

Dans le documentaire de Marie-Monique Robin, plusieurs militaires argentins et chiliens racontent que les Français leur avaient enseigné les mêmes méthodes. Parmi les interviewés figure Manuel Contreras, chef de l’abominable DINA, la police militaire de Pinochet. Déclarant ne pas voir connu Aussaresses personnellement, Contreras déclare qu’« il a formé de nombreux Chiliens au Brésil ». « Tous les deux mois, j’envoyais du monde à l’école de Manaus », affirme-t-il.

« Pour les forces spéciales en Amérique du Sud, cette école va se transformer en épicentre de l’enseignement de la lutte contre la subversion », explique Rodrigo Nabuco. « Aussaresses a publiquement reconnu avoir donné des cours là-bas et il est hautement probable que Boulnois et Guillot ont fait de même. Avant d’arriver au Brésil, Boulnois a écrit plusieurs manuels sur la guerre révolutionnaire et il a enseigné à l’École de Guerre en Argentine lorsqu’il était attaché à Buenos Aires. Guillot a enseigné à l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale) une des plus prestigieuses écoles de guerre françaises », raconte Nabuco.

Opération Condor
Aussaresses a surpassé ses prédécesseurs en ce qui concerne l’influence et la maîtrise de l’information. À Brasília, il a rédigé plus de 200 pages de rapports sur ses deux années de service – il a quitté le pays en 1975 – dans lesquelles il s’est révélé fin analyste de la situation, justement parce qu’il était bien informé.
Au niveau international, Aussaresses, élu président de l’Association des Attachés Militaires au Brésil, confirme que ses pairs et lui jouaient un rôle central dans les échanges d’informations de Condor – opération menée entre les dictatures du Cône Sud pour surveiller, arrêter et assassiner les exilés – , bien que ce nom n’ait jamais été mentionné. « Le SNI entretient des relations étroites et cordiales avec l’Argentine, l’Uruguay et le Chili. De la même façon, il ne néglige pas ses échanges avec la France où les exilés sont les plus nombreux. Ni avec la Suisse où les banques abritent l’argent de la subversion », décrit-il dans un rapport de 1974.

Au Brésil, à la fin du gouvernement Médici, alors que la majorité des guérilleros sont emprisonnés, morts ou exilés, Aussaresses note qu’il y a moins d’opérations conventionnelles menées par l’Armée mais que « quelques actions sont de véritables opérations menées par des policiers ou les forces armées ». Alors qu’il se considère comme un homme bien informé, il rajoute : « La quantité d’opérations est difficile à évaluer car elles sont nimbées d’un secret strictement gardé ».

Dans un autre rapport, il écrit avec un soupçon d’ironie : « En ce qui concerne le bilan des excès et des disparitions, la IIème Armée (le commandement du DOI-Codi) n’a pas la conscience tranquille ». Par contre, dans le rapport mensuel de décembre 1973, il salue le travail d’Orlando Geisel, alors ministre de l’Armée et coordinateur de l’appareil répressif du gouvernement Médici, « un homme en phase avec la tradition militaire française qui inspire l’École de Guerre brésilienne ».

Dans le même compte rendu, il reproduit une conversation avec Orlando Geisel et d’autres généraux mentionnant un sujet qui apparaît de façon répétée dans les rapports des attachés militaires français depuis Lallart : la perte d’influence des militaires français au profit des Américains. « Orlando Geisel se sentait redevable de la formation politique enseignée à l’école française, qui prépare les stagiaires à exercer un rôle important dans leurs pays ». Néanmoins, il fait remarquer que le général « rend hommage aux Américains pour leur rôle essentiel dans la "récente crise politique" [le coup d’État au Chili], en faveur du maintien de la paix ».

Ensuite, Aussaresses consigne la suggestion du général pour récupérer l’influence perdue : « Il pense que la coopération entre les Forces Armées françaises et brésiliennes est souhaitable. Et il dit que la meilleure forme de collaboration réside dans les échanges de stagiaires d’écoles militaires », en demandant d’ailleurs qu’un officier français soit envoyé à l’École de l’état-major brésilien en 1974. Il évoque cette coopération dans un autre document concernant les échanges avec la PM (Police Militaire) brésilienne, échanges grâce auxquels « tous les ans, 5 ou 6 officiers vont suivre des cours en France ». Il ajoute cet autre commentaire : « Ces cours sont très recherchés par les Brésiliens, qui sont parfois surpris d’apprendre que l’on peut obtenir des informations sans utiliser la torture. Peut-être la police française pourra-t-elle un jour aider la PM du Brésil à être moins brutale ».

Une observation qui paraît terriblement ironique face aux propres mémoires d’Aussaresses, non seulement au regard des crimes avoués en Algérie mais aussi des cours donnés aux États-Unis et au Brésil – il a reconnu avoir été professeur à l’EsNI (école nationale du renseignement à Brasília) et au CIGS, l’école de guerre de la jungle de Manaus. À propos de cette dernière et sans mentionner son rôle d’instructeur, il écrit dans un rapport : « La direction de l’école continue à enseigner des cours sur la "guerre révolutionnaire" ». Il ajoute : « Les colonels instructeurs de cette école ont été formés à l’ ESG de Paris ».

Marchand d’armes
La lecture de l’ensemble des documents écrits par les attachés français amène un éclairage supplémentaire : la querelle diplomatique avec les États-Unis était encore plus acharnée sur le plan commercial, ce qui ressortait invariablement des rapports, tout comme les stratégies pour gagner du terrain. Des noms de militaires chargés des achats pour les Forces Armées ou disposant de pouvoirs de décision sont continuellement évoqués, et il n’est pas rare qu’Aussaresses observe que les militaires brésiliens ne semblent se désintéresser ni du pouvoir, ni de la lutte féroce menée contre les opposants intérieurs, un élément important du « marché ».

En ce sens, les enseignements et les conseils des créateurs de la doctrine française apparaissent parfois comme une monnaie d’échange dans les transactions commerciales, comme cela transparaît dans le rapport final d’Aussaresses : « En partie grâce aux départements militaires et commerciaux de l’ambassade, la France est devenue le deuxième fournisseur d’armes terrestres du Brésil, après les États-Unis ».

Puis il commente à propos des avantages compétitifs du rival : « Tous les commandants des grandes unités militaires ont suivi des formations aux États-Unis, tout au moins à l’école du Canal de Panama où les instructeurs brésiliens résident de façon permanente ».

Pour sa part, Aussaresses essaye de compenser le désavantage en indiquant les généraux influents dans les décisions commerciales afin de les décorer de la Légion d’Honneur française, comme par exemple le général Moacyr Barcellos Potiguara, commandant de la IVème Armée – en 1976, il devenait chef de l’état-major des Forces Armées. Parmi les qualités du général Barcellos, Aussaresses met en avant son intervention au sein de la division du matériel militaire, lorsqu’il a œuvré en faveur de la sélection du missile français Roland alors en compétition avec des produits similaires (britanniques et américains). « Si la France parvient à participer à la restructuration de l’industrie brésilienne des armes et des munitions, ce sera en grande partie grâce à lui », explique-t-il dans l’un des documents obtenus par Rodrigo Nabuco.

Quoi qu’il en soit, grâce aux relations qu’il a pu entretenir pendant ses cours sur la Bataille d’Alger aux États-Unis, Aussaresses profitera du réseau qu’il a développé en Amérique du Sud pour devenir un marchand d’armes. Après avoir quitté son poste d’attaché militaire au Brésil, il travaillera comme représentant de la société française Thomson-Brant en Amérique latine et retrouvera ses anciens amis officiers au Brésil, au Chili, en Argentine, lesquels occuperont des postes de plus en plus élevés dans la hiérarchie militaire. Et se montreront toujours intéressés par les offres du vieux général.

Notes de la traductrice :
[1] Police politique brésilienne crée pendant la dictature et chargée des renseignements.
[2] Situé à Brasilia, le palais d’Itamaraty est le siège du ministère des relations extérieures du Brésil.
[3] http://www.documentosrevelados.com.br/?s=aussaresses
[4] Nom donné à l’opération menée sous la dictature du général Emilio, au sein des forces armées brésiliennes, pour arrêter et torturer les activistes de gauche soupçonnés de terrorisme (juin 1969-1973).

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