Un échantillon gratuit d’un autre monde possible ?

 | Par Maria Rita Kehl

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Le Forum Social Mondial de Porto Alegre vient réinventer, depuis 2001, le concept d’espace public. Cette petite île invention d’utopies offre gratuitement tout ce qu’un citoyen puisse désirer. Pour cinq jours, les équipements urbains sont honnêtement au service des gens communs, comme cela devrait être. Il y a de l’eau à boire, des toilettes (peu) à disposition, de l’information partout, des moyens de transport abondants. Personne ne vérifie les badges si bien qu’il est possible de les faire circuler entre amis. Au final, nous sommes les sujets (et non le « public-cible ») auxquels s’adressent les intervenants. La police est sommée de bien traiter les personnes ; j’ai été très étonnée de voir un garde que je venais de bousculer me présenter ses excuses, en plus de m’offrir poliment l’information que je lui demandais. Ce qui devrait être normal.

Ce dispositif urbain/institutionnel, ajouté à la cordialité spontanée générée par la supposition (la supposition, j’insiste) de la construction d’un projet commun, crée un environnement où le contact de l’autre cesse d’être menaçant ou envahisseur (deux modes de perception du semblable typiques du monde capitaliste néolibéral) pour être simplement amical et coopérant. Ici, au FSM, nous aimons passer notre temps en groupe d’Africains, d’Indiens, d’habitants des favelas, d’Européens politiquement corrects. En principe, nous sommes tous dans le même bateau.

Le sommes-nous ? Voilà la question à poser.

Passant entre les tables rondes de l’ « espace thématique » (cette dénomination ne pourrait être plus inoffensive) des Diversités, j’imaginai être dans ce qui devrait être le socialisme du futur : une coexistence joyeuse et dynamique entre différentes sous-cultures, dans un monde sans compétition, dans lequel les « identités » raciales, sexuelles, religieuses et ethniques se solidarisent sans avoir à transformer leurs expressions subjectives en marchandises pour l’industrie du spectacle.

Peut-être que l’ « individualisme de marché » qui a mûri sous le libéralisme a préparé le terrain idéologique pour un socialisme non autoritaire. Il est possible d’imaginer que, dans un monde non régi par la logique de l’accumulation du capital, la véritable diversité ait un espace pour se manifester ; non la diversité des marchandises produites en série (et, avec elles, des subjectivités mercantilisées) qui se traduit en terme d’offres pour toutes les préférences du consommateur. La libre circulation des tribus les plus bizarres, permise au sein de l’espace public du FSM, est la démonstration d’un modèle de socialisme dans lequel la production la plus importante de richesses se manifeste sous la forme des innombrables expressions de la subjectivité. Mais qui se charge de penser les voies de construction de ce nouvel ordre mondial ?

Fragmentation et micro politique

Il semble que la fascination que ces rencontres annuelles exercent sur les représentants des “gauches” au sens large ne réside pas dans l’opportunité qu’offre le Forum de penser - et proposer ! - des alternatives globales au capitalisme. Malheureusement, le nouveau modèle décentralisé du FSM ne permet pas que soit produite la moindre proposition capable d’unifier la multiplicité de micro-politiques qui s’y présentent. Le grand intérêt du Forum, pour celui qui y participe, est de jouir de cet échantillon gratuit de ce que pourrait être un monde démocratique et socialiste. Nous inventons un microcosme artificiel qui simule l’« autre monde possible » que nous voulons, comme s’il pouvait naître de notre enthousiasme collectif. Le risque du FSM est de devenir, à la manière post-moderne, le simulacre innocent du rêve socialiste qui ne parvient pas à menacer le pouvoir effectif du capitalisme.

Ce qui unit la multiplicité des groupes de participants du FSM est la condition commune d’exclusion ; presque tous sont constitués de gens superflus, qui n’intéressent pas, parce qu’ils ne servent pas la globalisation. Exception faite pour les représentants des diversités sexuelles, car il n’y a rien qui ne serve le marché avec tant d’efficacité que les pulsions sexuelles et les images qu’elles véhiculent. Le pari de Reich et Marcuse sur le potentiel révolutionnaire de la libération sexuelle ne s’est pas confirmé ; le plus libéré sexuellement s’est avéré allié puissant de la plus value. Ces défenseurs des sexualités extravagantes sont plus impliqués dans le nouvel ordre mondial qu’ils ne veulent bien l’imaginer. Très bientôt, les conditions de satisfaction des préférences sexuelles les plus variées seront ajoutées à la liste des droits du consommateur.

Quant à tous les autres, je me demande si la revendication qui unit tous ces détenteurs d’une énorme disponibilité de force de travail et de créativité que l’économie globalisée a dispensée n’est pas tout simplement d’entrer dans l’ordre qui les a exclus.

Cette édition fragmentée du Forum Social Mondial court le risque de se transformer en une grande foire des exclus, dans laquelle les représentants des secteurs que le capital international a marginalisés viennent tenter de vendre leurs produits, normalement hors du marché. Il manque une proposition globale, une théorie critique qui étende la compréhension des formes contemporaines de l’exploitation et de l’exclusion engendrées par la globalisation. Il manque un sens commun aux luttes ponctuelles qui viennent exposer leurs idées au Forum Social Mondial.


Par Maria Rita Kehl

Source : Agência Carta Maior - 27/01/05

Traduit du portugais par Julie Sacca pour Autres Brésils


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