Tuerie de Campinas : le document de la barbarie

 | Par Daniela Mussi

Source Blog Junho - Le 02 janvier 2017
Traduction : Anne-Laure Bonvalot pour AutresBrésils
Relecture : Yacine Bouzidi

Alors que les cloches sonnaient les derniers instants de 2016, nombreux sont ceux au Brésil qui respiraient de soulagement en voyant se terminer cette année terrible, marquée par des événements qui ont dévoilé l’abîme économique, politique, culturel et moral dans lequel le pays s’enfonce lentement et douloureusement.

Cependant, la tuerie perpétrée à Campinas par un homme contre son ex-compagne, son fils et une famille entière en plein réveillon du nouvel an montre que ce soulagement est bien illusoire ou qu’il traduit, au mieux, un désir latent d’échapper à une réalité affligeante. Un désir qui s’est évanoui avant même que la fumée des feux d’artifice ne se soit dissipée.

L’année que nous désirons enterrer a été marquée par la barbarie quotidienne qui s’installe progressivement dans la subjectivité et les rapports sociaux, à mesure que s’accentue la crise. Les meurtres et les violences perpétrés quotidiennement sur des femmes et des enfants sont une forme particulière de cette barbarie, qui apparaît alors sous son aspect le plus morbide. Notre culture, pour paraphraser Walter Benjamin, est aussi notre barbarie.

La destitution de Dilma Rousseff a été retransmise à la télévision et, parmi les différentes « sessions » auxquelles participaient les trois branches du pouvoir brésilien, celle du Congrès national tenue le 17 avril 2016 – jour où la poursuite du processus de destitution a été votée – est devenue le symbole criant de la dimension sexiste de la crise. Un coup d’État parlementaire perpétré au nom « de la famille » par des dizaines de députés corrompus qui, en ce début 2017, s’organisent déjà pour contrecarrer la petite victoire des femmes brésiliennes qui ont obtenu que le Tribunal Fédéral Suprême (la plus haute juridiction au Brésil) reconnaisse (timidement, d’ailleurs) la légitimité de l’avortement.

Autre exemple en juin : un cas de viol collectif sur une jeune fille dans une favela de Rio de Janeiro a provoqué dans l’opinion publique un intense débat sur ce que l’on a appelé la « culture du viol ». Contre la victime, des courants réactionnaires de l’opinion ont claironné l’argument selon lequel celle-ci avait accepté d’avoir des relations sexuelles avec les hommes qui l’ont filmée, nue et inconsciente sur un lit immonde, alors qu’ils disposaient de son corps.

En décembre, un vendeur ambulant était brutalement assassiné dans une station de métro de São Paulo, alors qu’il tentait de défendre un travesti, d’une agression homophobe commise par deux hommes qui ont ensuite soutenu que leur acte était une « gaffe » et qu’ils étaient, eux, « des gens bien ». Quelques mois auparavant, une vidéo montrant le passage à tabac d’un travesti à Rio de Janeiro a circulé sur les réseaux sociaux sans connaître le même retentissement. Bien que les grands médias aient persisté à présenter les deux travestis persécutés dans le métro comme des « homosexuels », il n’en faut pas beaucoup pour comprendre qu’elles possèdent en réalité une identité de genre féminin. Ce sont des femmes.

Alors même que les exemples et les motivations sont innombrables, le féminicide – assassinat ou tentative d’assassinat de femmes pour des motifs misogynes – est une réalité que beaucoup refusent d’admettre. La violence devient alors une réalité parallèle, un mirage, quelque chose du domaine du cauchemar dont on peut se réveiller. Dans un cercle vicieux, le féminicide se répète, tel qu’il est, indéniable, pour faire malgré tout l’objet d’un déni acharné visant à faire croire qu’il n’a jamais existé. Jusqu’à la prochaine mort.

L’année que nous voulons enterrer nous hante, comme ce film dans lequel le même jour se répète sans fin, les mêmes événements, les mêmes relations, sans que l’on ne puisse éviter la répétition.

Le document de la barbarie

Avant de passer à l’acte, le tueur de Campinas avait rédigé une lettre. Dans ce document, Sidnei Ramis de Araújo montre qu’il avait consciemment prémédité ses actes et qu’il leur donnait une connotation non seulement personnelle – ou « passionnelle » –, mais aussi clairement politique. « Je n’ai pas peur de mourir ou d’aller en prison », commence-t-il. Et, de fait, l’impunité suite au meurtre d’une femme reste une réalité. Quel est le motif de l’indignation de Sidnei ? Il le révèle lui-même : le fait que son ex-femme ait pu le priver de sa « liberté » au moyen de la loi. Le fait qu’une femme puisse limiter les mouvements et les actions d’un « père » en cherchant contre lui la protection de l’État. Son crime – le meurtre du fils qu’ils avaient en commun et des personnes qui fêtaient le nouvel an avec eux, des femmes en majorité – devait être le symbole de la reconquête de cette « liberté ». Cette lettre est donc la preuve écrite d’un crime politico-personnel.

« Des crétins meurent ou tuent au nom du football (…). Moi je meurs au nom de la justice, de la dignité, de l’honneur et de mon droit à être père. » Cet extrait de la lettre laissée sur les lieux par l’assassin d’Isamara Filier et de sa famille est révélateur : le meurtre est justifié au nom du « droit à être père ». Cette expression rejoint les déclarations que l’on retrouve quotidiennement dans des discours de négation et de stigmatisation de la place des droits et du combat des femmes et du mouvement féministe dans la construction d’une société plus juste et démocratique au Brésil. On passe ici du droit « à être père » au droit du patriarche. Et au patriarcat.

C’est pourquoi il est fondamental d’interpréter la vision du monde qui structure cette violence, afin que cette tuerie ne soit pas considérée comme l’œuvre d’un « fou » mais bien comme un symbole de l’avancée des idées et de la culture conservatrices au Brésil et des conséquences de cette avancée sur la vie de chacun. Ce meurtre est une malédiction qui nous emprisonne dans l’année 2016 et, en cela, il implique de repenser de toute urgence la direction que prend la société brésilienne, le combat contre le conservatisme, la place du féminisme et la reconstruction de la subjectivité humaine.

« Les garces »

Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas une coïncidence. Dans sa lettre, le meurtrier de la tuerie de Campinas qualifie de manière individuelle et collective les femmes contre lesquelles il s’élève : les garces. Qui sont les garces ? Ce sont les femmes qui luttent pour leurs droits et pour ceux de leurs enfants, qui font valoir la loi Maria da Penha [sur la violence domestique et familiale, n.d.t.]. Les femmes qui « ont peur de mourir » parce qu’elles ont une raison de vivre. Des femmes « encore jeunes », et il n’est pas seulement question ici d’âge biologique. Il s’agit d’une attaque frontalement adressée aux femmes jeunes, politisées et qui inspirent les autres.

La lettre de Sidnei est effroyablement révélatrice du ressentiment avec lequel les combats des femmes pour leurs droits sont traités en temps de crise. Pire encore. Le document révèle, d’une part, un soutien émergent (ou du moins potentiel) de la société civile elle-même au détricotage des droits que ces combats ont permis de conquérir ; et, d’autre part, il nous offre un aperçu de ce à quoi la marche pour la reconquête de la pleine « liberté » misogyne traditionnelle peut ressembler dans la pratique.

En ce sens, la tuerie de Campinas est plus qu’une tragédie humaine ; elle est un jalon symbolique qui témoigne d’une aggravation des difficultés que rencontre le mouvement féministe brésilien pour mobiliser ses forces vives. Elle opère symboliquement comme une forme de transposition du coup asséné à la démocratie brésilienne en 2016 dans la réalité de la lutte des femmes. En tant que telle, elle a produit son propre document mais, puisqu’il ne peut en être autrement dans la vie des femmes, ce document est écrit en lettres de sang.

Voir en ligne : Blog Junho

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