Torto Arado : les relations entre Água Negra et le jardin de mon grand-père Comment le livre d’Itamar Vieira Junior m’a fait revenir à mon enfance et réfléchir sur l’ancestralité

 | Par Agencia Mural, Ana Beatriz Felicio

Traduction pour Autres Brésils : Pascale Vigier
Relecture : Marie-Hélène Bernadet

Quand j’étais enfant, j’avais peur d’aller dans le jardin de mon grand-père. Dans mon imaginaire, ce jardinet rempli de plantes, qui donnait sur le portail du chemin de terre où nous habitions, était une véritable forêt.

J’étais effrayée par les sorcières et par l’homme au chapeau blanc qui vivaient entre les nouveaux bourgeonnements et ces grandes plantes qui étaient ici bien avant ma naissance, sur ce morceau de terre.

La maison construite par mon grand-père dans la Vila Lenck, à Carapicuíba, région ouest du Grand São Paulo , était simple. Tous à la maison en rigolent encore aujourd’hui, pensez donc : croire que ce jardin est une forêt !

Bon, à l’évidence, je n’avais pas encore vu beaucoup de forêts sauf à la télévision. Pourtant, à part cela, j’ai toujours ressenti qu’il existait quelque chose de magique dans ce jardin de mon grand-père et peut-être était-ce son contact avec la terre et sa quasi dévotion envers les plantes.

Seu Geraldo cueillait plantes et herbes de son jardin-forêt/ Magno Borges / Agência Mural

En dehors de son jardin, dont la taille allait en diminuant avec les années, Seu Geraldo, comme il se nommait, s’occupait aussi d’un petit champ, sur un terrain encore inoccupé mais qui avait déjà un propriétaire. C’était sa “campagne” à lui.

Je me souviens de la joie de mon grand-père quand il rapportait avec la brouette du maïs, de la canne ou du manioc, que nous mangions ensemble, ma grand-mère, lui et moi, pendant les cafés de l’après-midi de mon enfance. La canne était ce que je préférais !

Un autre souvenir d’enfance lié à Seu Geraldo concerne des femmes avec des bébés nouveau-nés malades souffrant de grippe ou même de la redoutée “acné enkystée”.

Cette foule cherchait (et cherche encore maintenant) mon grand-père au portail de sa maison pour qu’il la bénisse. À une époque, il semblait venir des gens de tout Carapicuíba.

Il faisait asseoir la personne sur une chaise, prenait le crucifix, quelques petites plantes, demandait que le malade garde les paumes de la main tournées vers le haut et à la fin il prescrivait de l’infusion et d’autres remèdes naturels. De nombreux ingrédients étaient cueillis dans son “jardin-forêt personnel".

Mon grand-père, ma grand-mère Mariaonilia, plus 12 fils, sont venus de l’intérieur du Minas Gerais. Comme beaucoup d’autres petites-filles de grand-mère noire et pauvre, je ne sais pas exactement quelle part de mon souvenir sur l’histoire de ma famille est un mythe de mon invention à partir des restes de souvenirs oraux, ou quelle part est réelle.

Or en ces après-midis au cours desquels nous mangions du maïs et du manioc ensemble, ils me racontaient l’époque où ils vivaient dans une fazenda, un endroit oublié, dont je ne sais dire le nom. Ils plantaient et cueillaient ce qu’ils mangeaient, mais sans recevoir de salaire. Il n’y avait pas de médecin et encore moins d’écoles pour les enfants. Mes grands-parents sont analphabètes.

Le père de mon grand-père était le “grand maître”, une sorte de patron du centre spirituel local. Ainsi, en cet endroit, mon grand-père a appris à bénir et à fabriquer les tisanes.

Ma grand-mère qui, après son arrivée à Carapicuíba, s’est convertie en une catholique, de celles qui ne manquent pas une messe (mais aujourd’hui elle n’y fait même plus allusion), avait aussi des dons spiritistes et aidait tout le monde dans la région.

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Si je raconte tout cela, c’est parce qu’en lisant le plus récent succès littéraire du moment, “Torto Arado” (édité chez Todavia), d’Itamar Vieira Junior, j’ai beaucoup pensé à ma famille, surtout à mes grands-parents et me suis sentie souvent émue.

Le livre raconte l’histoire de deux sœurs et de leurs liens à la terre. Elle a lieu dans le sertão brésilien et les suit depuis leur enfance, quand, étant victimes d’un accident, une des filles perd sa langue, jusqu’à l’âge adulte.

J’ai réfléchi aux similitudes entre Belonisia et Bibiana, là-bas dans le sertão de Bahia, et moi, jeune journaliste qui habite dans la périphérie du Grand São Paulo.

Sans retour à mon enfance, tout paraît très éloigné, mais le recul m’a aidée à comprendre comment Água Negra, la fazenda où se passe l’histoire, n’est pas si distante que cela de la Vila Menck.

Zeca Chapéu Grande, un personnage de « Torto Arado », s’entendrait probablement bien avec mon grand-père.

Le père des protagonistes du livre, Zeca Chapéu Grande, était une des figures les plus respectées dans la fazenda, maître des jeux de jarê (religion d’origine africaine, un “candomblé d’autochtone”). Il s’entendrait probablement bien avec mon grand-père. Tous les deux raconteraient des histoires sur les arbres, les animaux et les petits oiseaux.

D’autre part, la vigueur de Bibiana, Belonisia et de tous les personnages de “Torto Arado” j’arrive à la percevoir non seulement au-dedans des femmes de ma famille (10 tantes et en plus une multitude de cousines), mais aussi dans beaucoup d’autres que j’ai connues éparpillées et vivant dans la périphérie.

Le genre de Bibiana me rappelle ma mère, par exemple, la première de ma famille à pouvoir achever un cycle universitaire.
En cette année si difficile, la littérature d’Itamar me fait revenir au passé. Pas seulement au mien, mais à celui de mes ancêtres, même de ceux que je n’ai pas connus parce que personne ne s’en souvient plus.

De même que l’une des sœurs de “Torto Arado” perd sa langue, je crois que l’absence de souvenir de notre histoire est aussi une sorte de mutilation à laquelle nous avons été soumis et qu’il existe de nombreux motifs à cela.

Je considère qu’il est très difficile de penser à notre ascendance quand nous sommes conditionnés à ne regarder que vers l’avant, que vers la nécessité de survivre. Par ailleurs, comme nous le raconte le personnage Santa Rita Pescadeira (une des narratrices du livre), notre passé peut être trop douloureux.

Il existe des histoires dures dans le passé du peuple des périphéries, des histoires de dissimulation et de ces petites humiliations quotidiennes, comme le métayer de la fazenda s’emparant toujours de la plus grande part de la plantation.

Les temps et le contexte changent, mais le sentiment d’injustice reste le même dans la périphérie et aussi dans le sertão. Il y a de la révolte et de la douleur de tous côtés. Cependant, il y a aussi de l’espoir.

Voir “Torto Arado” sur la liste des livres les plus vendus au Brésil me rend heureuse et m’inspire.

Nous sommes ici, nous pensons et nous produisons. Nous savons que, en dépit de tout, il est très important de raconter nos histoires. Et, pour paraphraser l’auteur, “le passé ne nous abandonne jamais”.


Ana Beatriz Felicio
Journaliste correspondante à Carapicuíba depuis 2018. Curieuse de nature, elle vit dans la lune. Elle aime faire connaissance avec des gens et découvrir ce qui les pousse à se réveiller chaque jour. Passionnée de nouvelles aventures, d’histoires, de saveurs et de lieux. Toujours en voyage, que ce soit physiquement, ou à l’aide de quelque livre de fiction ou d’un bon film.


Voir en ligne : Torto Arado : as conexões entre Água Negra e o quintal do meu avô

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