Tarso Genro : « Les délations et les fuites sélectives créent un État d’exception »

 | Par Marco Weissheimer

Source : Carta Maior - 15 février 2016

Par Marco Weissheimer – Sul 21
Traduction : Roger Guilloux
Relecture : Maïa Inzaurralde Nahson

Source : João Vitor Santos - IHU Online

L’une des caractéristiques du fascisme est la création de son propre système de droit qui ne s’embarrasse pas de ce que la Constitution garantit.

"L’une des caractéristiques du fascisme est la création de son propre système de droit, par le biais de l’action, du mouvement, quel que soit ce que les lois disent, ce que les normes stipulent et ce que garantit la Constitution. Quand les procureurs fédéraux émettent des jugements anticipés au sujet de personnes qui font l’objet d’une enquête, ferment les yeux sur les fuites de preuves et défendent le maintien en prison préventive afin de forcer les personnes concernées à la négociation de plaidoyer [1], ils annoncent un nouveau mode de fonctionnement de l’État de Droit qui penche vers le fascisme". Ces déclarations sont de l’ancien Ministre de la Justice et ancien gouverneur du Rio Grande do Sul, Tarso Genro, lors d’un commentaire sur le déroulement des enquêtes de l’opération Lava Jato [2] et sur certaines procédures qui ont été adoptées par ses promoteurs au niveau juridique.

Lors d’une interview accordée à Sul 21, Tarso Genro soutient l’idée que ce qui se produit couvre un processus plus complexe d’attaque à la politique en général, de criminalisation des partis et tout particulièrement de ceux qui ont été ou qui forment la base du Gouvernement. Mais ce processus commence également à atteindre l’opposition elle-même. Dans ce "nouveau mode de fonctionnement de l’État de Droit" affirme-t-il, "l’action produit le droit" ignorant la Constitution. Et il ajoute : "La situation devient plus grave quand on voit que la grande majorité des médias nationaux, propriété des quelques riches familles, apportent un appui pratiquement inconditionnel à cette « exception » non déclarée et qu’aujourd’hui, leur objectif principal est la destruction de l’image du Président Lula".

Sul21 : Au cours des dernières semaines vous vous êtes manifesté dans des articles et dans les réseaux sociaux contre certaines pratiques qui caractérisent le développement des enquêtes de l’opération Lava Jato et le contexte dans lequel elles se déroulent. Quelles sont vos préoccupations centrales sur ce qui est en train de se produire ?

Tarso Genro : Diverses informations circulant dans la presse nationale, rendent compte en des termes très favorables du fait que les Procureurs fédéraux se mobilisent pour « refonder » l’État, émettent des jugements anticipés sur des personnes et des groupes de personnes qui font l’objet d’enquêtes ou qui sont inculpés. Des Procureurs ferment les yeux sur les fuites de preuves et des procédures accusent, sans examen contradictoire. Des personnes sont soumises au lynchage médiatique, des procureurs se montrent favorables au maintien des prisons préventives afin d’obliger à la négociation de plaidoyer, négociations fortement orientées. Des procureurs transmettent, de manière anticipée, des informations concernant les étapes suivantes de la procédure relevant de leur responsabilité à certains médias, impliquent celles-ci dans la procédure pénale et de cette manière privatisent et médiatisent le processus pénal, et par conséquent la Justice Pénale dans son ensemble. L’État-spectacle fonctionne tambour battant !

Sul21 : Selon vous, ces manœuvres et pratiques sont-elles circonstancielles ou vont-elles dans la direction de quelque chose de plus fondamental ?

Tarso Genro : Si les victimes de ce processus complexe n’étaient que des criminels, nous pourrions dire qu’il s’agirait d’une déformation passagère, rectifiable. Tout indique cependant qu’il s’agit d’un processus plus complexe d’attaque à la politique d’une manière générale, de criminalisation des partis, tout particulièrement de ceux qui ont constitué ou qui constituent la base du gouvernement ou encore d’un processus qui indique un nouveau mode de fonctionnement de l’État de droit. Dans ce processus « l’action elle-même fait le droit », s’écartant de la Constitution. Ce qui est bien et correct devient le monopole d’une partie de la bureaucratie du Ministère Public et de quelques juges. La sphère du politique est en passe de se transformer en règne de la malhonnêteté. Une partie de l’opposition qui se réjouissait de ces illégalités, commence également à être atteinte par ces mêmes méthodes bien que de manière beaucoup plus atténuée.

Le 13 février, l’Estadão [3] a publié, sous la signature des journalistes Fausto Macedo et Ricardo Brandt, un entretien avec le Procureur régional de la République, Carlos Fernando Santos Lima où celui-ci soutient que les opérations doivent continuer de manière indéfinie car il n’a aucun doute que cette cellule d’enquête a dévoilé « un grand réseau d’achat d’appuis de partis politiques par le biais de placements de personnes à des postes de confiance dans les entreprises publiques » réseau dirigé par « de hautes sphères du Gouvernement Fédéral ». Il ne s’agit donc pas de la recherche d’individus ou de groupes qui, exerçant des fonctions publiques, auraient commis des actes illégaux et exercé leur fonction de manière délictueuse ce qui conduirait nécessairement à la personnalisation des enquêtes ou des procès. Non, il s’agit d’une inculpation anticipée et abstraite des hautes sphères du gouvernement qui auraient offert des postes de confiance en échange d’appuis politiques. L’enquête est donc celle d’un procès politique qui vise à mettre en évidence la responsabilité des hautes sphères du Gouvernement fédéral. L’une des caractéristiques du fascisme est la création de son propre système de droit, par le biais de l’action, du déroulement des choses, ne s’embarrassant pas de ce que disent les lois, de ce que régissent les normes, de ce que garantit la Constitution politique. C’est ce que dit Mussolini à l’arrivée de la Marche sur Rome : « L’action a enterré la philosophie ».

Sul21 : Donc selon vous, nous courrons le risque de développer quelque chose de ce genre aujourd’hui au Brésil ?

Tarso Genro : Je présente une série de considérations sans généraliser ni dire qu’il s’agit d’une position majoritaire des Juges et des Procureurs. J’attire l’attention sur une série d’actions et d’attitudes politiques aussi bien dans la Magistrature qu’au Ministère Public qui montrent des signes évidents d’une « exception » non déclarée, en cours dans notre pays. Cette situation qui ouvre les portes à une culture fasciste, se met en place quand, pour réaliser un acte juridictionnel, la personne qui a la compétence pour le faire, assume une position si éloignée de l’ordre constitutionnel que sa justification est avant tout d’ordre politique et non légale et, par voie de conséquence, étrangère au système normatif émanant de la Constitution.

Il est clair que le politique et le juridique sont toujours intégrés dans l’ordre constitutionnel mais quand le fondement politique immédiat annule le système de garanties présent dans la Constitution, nous avons un exemple flagrant de début d’une situation d’exception. Carl Schmitt, grand théoricien de l’état d’exception et sympathisant déclaré du nazisme, l’une des formes les plus radicales du fascisme, défendait cette idée de manière très claire. Dans son essai « Le Führer protège le Droit », il écrivait : « Le Führer protège le droit des pires abus, quand, au moment du danger, il crée un droit sans médiations, par la force de son propre leadership en tant que juge suprême ». L’État, dans un monde capitaliste peut aussi bien être un État démocratique qu’un État dictatorial. En démocratie, la création du droit se fait précisément par ces médiations dont nous parle Schmitt, qui sont dans la Constitution et que le Führer ignore. Créer un droit sans passer par celles-ci, c’est créer l’exception même si celle-ci n’est pas déclarée.

Sul21 : Pourriez-vous donner quelques exemples de pratiques qui indiqueraient une tendance vers la création d’un état d’exception dans le Droit et l’ordre juridique du pays ?

Tarso Genro : Quand un membre du Pouvoir Judiciaire stimule, tolère ou permet des fuites illégales d’informations sur les enquêtes en cours, portant préjudice au droit de défense de toute personne faisant l’objet d’une enquête, de tout parti et de toute instance du Gouvernement ou encore quand un membre de ce Pouvoir interprète des normes de garanties à partir de la position politique, de la classe sociale ou de la « race » des individus qui sont sous le coup d’une action pénale, que ce soit des travailleurs ou des patrons, des noirs ou des juifs, cette autorité entre progressivement sur le terrain de l’exception. Elle crée des discriminations que la loi ne fait pas, que ce soit vis-à-vis du droit de la défense ou de la nécessité de maintenir les prisons préventives afin d’arriver à des négociations de plaidoyer. De cette manière, cette autorité crée un droit sans médiations - comme le disait Schmitt - et le fait directement en fonction de l’opinion de qui décide et non à partir d’une procédure législative. Peu après l’accès au pouvoir d’Hitler, cette procédure est devenue courante en Allemagne et cela, dans un premier temps, sans modification des lois démocratiques de la République de Weimar qui, par la suite, seront révoquées. La même chose s’est produite en Italie. Non pas contre les juifs en premier lieu mais contre tous les démocrates qui s’opposaient au fascisme de Mussolini. Ensuite, dans ces deux pays, l’exception est devenue la règle. Et l’exception a été déclarée permanente.

Dans cet essai que j’ai mentionné, parlant de l’effondrement de la République de Weimar et de l’entêtement historique d’Hitler à fonder un ordre nouveau, Schmitt disait qu’il s’agissait de « refonder la République », critiquant ceux qui recherchaient la conciliation dans le cadre de la démocratie. « Mais, disait-il, le Führer prend au sérieux les avertissements de l’histoire allemande. Ceci lui donne le droit et la force de fonder un nouvel ordre ». Certains intégrants du Pouvoir Judiciaire établissent une relation privilégiée avec une grande partie de la presse qui, ici au Brésil, comme nous le savons, est très liée à certains partis politiques, mettant à mal des vies et des réputations alors qu’aucune décision définitive n’a été prononcée. Dès lors, la lutte méritoire contre la corruption de l’État – qui, du reste, est de l’intérêt des personnes honnêtes de toutes les formations politiques – se transforme en véritable instrument de lutte politique, de lutte de factions.

Et cette lutte va gagner, à des degrés divers, le propre Pouvoir Judiciaire. Ce n’est donc pas pour rien que Schmitt va plus loin et indique, fidèle à sa vision fasciste : « Le véritable leader (Führer) est également toujours le juge ». D’où les autorités du Pouvoir Judiciaire tirent-elles leur force pour tordre le bras à la justice et la forcer à aller dans la direction de l’exception ? Des médias monocordes et de l’indifférence des institutions traditionnelles telle que l’OAB [4] qui se sont faites remarquées par leur silence sur tout sujet qui les mettrait en porte à faux avec le sens commun formaté par les propres médias.

Sul21 : Quelles sont les conséquences possibles de ce type de relation entre les sphères du Droit et de la Politique pour la démocratie brésilienne ?

Tarso Genro : Voyez la gravité de ce qui se met en place en matière de culture politique. Le Procureur fédéral du Paraná [5], plutôt que de nous informer du suivi des actions et des opérations visant des personnes qui ont commis des crimes et qui occupent des postes d’importance dans les entreprises publiques et les Fonds de pension, nous indique qu’il s’agit d’un procès politique qui fait l’objet d’enquêtes. Ceci s’inscrit dans le sillage de la refondation de la République par le Ministère Public, sans les médiations d’un processus relevant d’une Assemblée Constituante ou d’une réforme profonde de la Constitution. Je le redis, l’enquête que l’on nous promet n’est pas une enquête visant des individus ou des groupes délictueux. Dans les démocraties plus ou moins limitées, plus ou moins mûres, l’attribution des postes de confiance est réalisée par les partis qui ont gagnés les élections, que ce soit en Colombie, en Argentine, en France ou aux États-Unis. Et l’objectif est précisément, reflétant le processus électoral, de maintenir et d’étendre l’appui politique des vainqueurs afin d’appliquer le programme de gouvernement qui a gagné les élections, que ce soit dans les instances du Parlement ou dans la base institutionnelle et sociale qui apporte son soutien au gouvernement.

Si l’État dispose de peu ou de beaucoup de postes à pourvoir dans la structure de l’État et si les personnes ne sont pas aptes à occuper ces postes ou si celles qui ont été nommées sont incompétentes ou commettent des illégalités, ceux qui les ont nommées paieront le prix des excès commis lors des élections suivantes. Et ceux qui ont commis des crimes, personnes physiques ou groupes organisés, feront face aux actions pénales correspondantes. Ce n’est que dans les régimes à parti unique que les personnes sont nommées sans appui politique car, dans ces régimes, les personnes nommées par le Parti, qui se confond avec l’État et avec le Gouvernement, sont leurs appuis obligatoires sans droit à la remise en cause des orientations. C’est une pure méritocratie de la fidélité établie par le pouvoir dictatorial. Cette vision abstraite d’investigation de la politique, manifestée par ce Procureur, est profondément erronée et c’est une vision qui conduit au fascisme.

Sul21 : Certaines personnes estiment qu’il est exagéré de mentionner le fascisme et le nazisme pour parler de la réalité brésilienne d’aujourd’hui ...

Tarso Genro : Le fascisme et le nazisme sont deux choses différentes. Ce sont des formes différentes de totalitarisme qui s’adaptent aux histoires nationales respectives même si elles ont des traits communs : le mépris des médiations et l’intolérance face à la lenteur de la démocratie. Ni les dictatures ni les démocraties ne sont toutes semblables. Les ressemblances incontournables entre les démocraties sont la pluralité des partis, la création du Droit par les instances formelles prévues par la Constitution et les élections périodiques. Une point commun classique entre les dictatures est la création de quelque chose qu’elles insistent à nommer Droit, par un pouvoir concentré qui s’appuie principalement sur la force et la manipulation et non sur le consensus obtenu dans l’espace ouvert de la politique. Il serait préférable d’appeler ce que les dictatures considèrent comme le droit, de système de normes arbitraires. Mais il existe une autre ressemblance entre les dictatures qui est également importante pour la création de sa (fausse) légitimité. C’est la conviction publique de l’existence d’un ennemi de caractère abstrait auquel elle se réfère pour défendre le statu quo par la répression sélective, la démoralisation publique, par le biais des moyens de communication ou par la simple violence sous sa forme la plus brutale. C’est un ennemi abstrait qui peut être criminalisé comme individu ou comme groupe quand cela est nécessaire. Cet ennemi peut être une communauté différente, à l’intérieur du pays, une communauté culturelle, religieuse ou raciale ; ce peut être une idéologie politique portée par un mouvement ou un parti. Ce peut être un groupe ennemi de l’État, au service d’un autre pays, des traîtres à la nation ou au parti, des corrompus d’une manière générale, habituellement identifiés sous l’étiquette de « politiques ». Tous ces ennemis justifient l’état d’exception.

Quand j’évoque le risque de péril fasciste qui menace la société brésilienne, je ne veux pas dire qu’il existe ici une possibilité de voir se reproduire à court terme un Mussolini ou un Hitler. Ni qu’il existe une conspiration organisée d’un quelconque pouvoir bureaucratique ou social, visant à implanter une forme de fascisme aujourd’hui. Ce que je dis – et je pense que les forces politiques devraient en discuter sans peur – c’est que les symptômes initiaux sont là. Aussi bien Hitler que Mussolini étaient des personnages grotesques, plein de rancœur sur lesquels la droite la plus autoritaire s’est appuyée pour surmonter les crises, « mettre fin à la corruption », faire face à la « décadence de la politique » et « refonder l’État ». La situation s’aggrave quand on voit que la majorité des médias traditionnels, propriété de quelques riches familles, apporte un appui pratiquement inconditionnel à cette « exception » non déclarée qui a aujourd’hui, pour objectif principal, la destruction de la réputation du Président Lula. Non pas pour ses défauts, que nous partageons tous, mais pour ses qualités qui ont commencé à donner une identité sociale à l’État de droit au Brésil.

[1Négociation de plaidoyer (delação premiada)  : avantage accordé à une personne en prison préventive qui accepte de collaborer avec la justice en lui transmettant les informations en sa possession afin d’obtenir une réduction de sa peine.

[2Operação Lava Jato. Scandale des pots de vins versés par la Petrobras. Pour plus de détails voir sur Autres Brésils le document Questions et réponses. L’opération Lava Jato

[3Estadão. Quotidien de São Paulo à diffusion nationale

[4OAB. Ordre des Avocat du Brésil

[5Le Procureur fédéral du Paraná, Sergio Moro, est responsable de l’opération Lava Jato.

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