Fondateur du PT et l’un des plus proches amis de Lula, le philosophe et politologue Gilberto Carvalho est connu pour son rôle d’articulateur des relations entre les mouvements sociaux et la société civile à l’époque des gouvernements Lula et Dilma. Ancien ministre des deux Présidents, Gilberto Carvalho dit qu’il accompagne Lula dans le processus de transition, mais jure qu’il n’entrera pas dans le nouveau gouvernement « bien que la tentation soit grande ». Il dit préférer servir d’interface entre le PT et le gouvernement dans le projet qu’il considère comme le plus important du moment : l’éducation populaire, dans la lignée de Paulo Freire, afin de stimuler la participation sociale des secteurs non-organisés de la population.
« Le gouvernement Lula était un gouvernement perméable, ouvert à la société mais la participation sociale était limitée parce qu’il s’adressait à une élite, à la société organisée qui avait une conscience et une expérience de l’organisation. Nous n’avons pas été capables de dialoguer avec la grande masse. » Pour lui, les manifestations de 2013 [1] et « l’absence de personnes pour défendre notre projet face à la destitution [de Dilma Rousseff] » démontrent, « que l’inclusion était économique, bien faite, méritoire, mais qu’il n’y avait pas d’inclusion citoyenne », dit-il.
Une préoccupation d’autant plus pertinente que « l’image que la société brésilienne nous présente est celle d’une société divisée entre ceux qui ont élu Lula et ceux qui ont élu Damares, Magno Malta, Zambelli [2]. Nous ne prenons pas au sérieux ce que font ces derniers [les manifestations contre le résultat des élections] alors qu’il s’agit d’un signe de ce qui nous attend. Bolsonaro se présente comme un leader de la droite populaire. Situation qui ne s’est pas produite depuis longtemps au Brésil. Un leader de droite, populaire, qui, comme Lula, parle la langue du peuple, se comporte comme le peuple, dans sa folie comme dans tout le reste », dit-il.
Pour le directeur de l’École nationale de formation du PT, le parti a vieilli et a perdu le contact avec les périphéries, aujourd’hui « occupées par le trafic de drogue, les milices et les néo-pentecôtistes ». « Ce n’est plus le monde de l’ABC [3], du mouvement syndical encarté, c’est le monde de l’informel, de ce saut dans la communication qu’a apporté Internet. Comment allons-nous penser cette participation ? ».
C’est avec ce public, notamment les évangéliques, que la gauche doit apprendre à dialoguer, dit-il. « Pendant la campagne, Lula a beaucoup résisté à cette idée qu’il devait communiquer spécifiquement avec ce groupe. Il disait : ’Je suis le candidat de tout le monde, je m’adresserai à tout le monde. Parce que le citoyen évangélique est aussi un travailleur, une femme au foyer, un étudiant’. Le changement est intervenu peu avant la fin du second tour, avec la lettre aux évangéliques, mais toujours avec la résistance de Lula ».
"Cette lettre fut le résultat d’un accouchement douloureux, il n’en voulait pas. Un après-midi, une sénatrice du Maranhão, Eliziane Gama, l’a pris en tête-à-tête et lui a dit : ’Vous ne pouvez pas perdre une élection à cause d’un caprice. Je suis croyante et je vois ce qui se passe.’ Il a donc fini par céder." « Lula a une foi personnelle très forte, héritée de sa mère, Dona Lindu, mais il fait preuve d’une grande modestie éthique et se refuse à utiliser la foi comme outil électoral. Il nous a dit : ’Je ne mets pas les pieds dans une église pendant une campagne électorale.’ Il ne veut pas manipuler la foi des gens, elle est très belle, mais en même temps il radicalise sa position et ne tient pas compte de ce que le Brésil est devenu ».
Pour Gilberto Carvalho, sans ce dialogue avec les évangéliques et un solide projet d’éducation populaire - qui comprend aussi un nouveau projet de communication - « le risque de répéter 2013, et surtout 2016, est inévitable ».
A suivre, l’interview.
Comment le gouvernement Lula gère-t-il ses relations avec les mouvements sociaux, la société civile, la reconstruction des conseils [4] et la participation de la société civile ?
Nous avons déjà eu une réunion avec les syndicalistes et, après l’Égypte [participation à la COP 27,] Lula veut se réunir avec les mouvements sociaux, ce qui montre clairement sa volonté de former un gouvernement avec une forte participation sociale. Si cette question était déjà importante auparavant, je dirais maintenant qu’elle est cruciale, dramatiquement importante. Parce qu’en 2003, lorsque nous avons pris le pouvoir, il y avait l’héritage du PSDB, et, en accord avec notre tradition, nous avons fait un gouvernement incluant une importante participation sociale. Lula en est très fier, il parle toujours des 113 conférences, des conseils que nous avons revitalisés ou créés, il parle des négociations collectives, des audiences publiques sur toutes les questions les plus importantes, facilitées par le fait que les portes du palais présidentiel étaient ouvertes à tous. Dès que nous arrivons à Brasilia, il donne un ordre :
« Ce palais ne peut pas renvoyer les personnes qui viennent ici sans leur apporter une réponse. Si vous venez pour faire des louanges, vous êtes les bienvenus, si vous venez pour demander, nous vous écouterons, si vous venez pour critiquer, nous vous écouterons. »
A l’époque, j’étais chef de cabinet et nous avons créé une équipe pour accueillir les gens à l’entrée du Palais. Et nous accueillions toutes sortes de gens. Cela allait des grands mouvements de protestation qui parfois menaçaient d’envahir le palais présidentiel, aux personnes qui venaient pour faire la fête ou pour demander de l’aide. C’était donc un gouvernement perméable, un gouvernement qui s’ouvrait à la société. Cependant cette participation était limitée parce qu’elle s’adressait en fait à une élite de la société organisée, une élite qui avait une conscience, une expérience de l’organisation, des mouvements sociaux en général. Nous n’avons pas été capables de dialoguer avec les grandes masses. À cette époque, apparemment, cela n’a pas été mal perçu. Parce que l’abondance des réalisations économiques – l’augmentation du salaire minimum, le salaire minimum pour les personnes âgées, les programmes Minha Casa, Minha Vida et Bolsa Família - ont répondu à une forte demande et que la société était satisfaite. A tel point que Lula termine son second mandat avec cette incroyable cote de popularité de 87%. Mais cette absence de communication avec les masses se révèle lorsque la crise frappe.
Les manifestations de 2013 ?
Oui, en 2013, lorsque, inspirés et financés par les Américains, les manifestations organisées par le MBL et Vem pra Rua [5], ont vu le jour. Cette masse qui a bénéficié des politiques publiques, oublie très facilement, passe de l’autre côté, parce qu’elle n’a pas de maturité politique. Elle ne faisait pas une lecture de la réalité lui permettant d’analyser la situation. Et ces gens que nous avons sortis de la misère, de la pauvreté, qui commencent à prendre les habitudes d’une classe moyenne inférieure, intègrent tout de suite ses valeurs : l’individualisme, le goût de la violence contre les autres, le sexisme, le mépris des pauvres, attitudes typiques de cette classe moyenne, du nord au sud du pays. En plus, elle s’est maintenant appropriée notre drapeau. L’absence de personnes capables de défendre notre projet lors de la destitution [de Dilma Rousseff] a été une preuve supplémentaire montrant que l’inclusion était économique, bien faite, méritoire, mais qu’il n’y avait pas d’inclusion citoyenne. Les gens ont été la proie facile de cette mentalité et également d’un autre phénomène qui connait une croissance exponentielle à notre époque, à savoir l’arrivée des religions néo-pentecôtistes qui ont investi une partie très importante des périphéries du Brésil.
Comment dialoguer aujourd’hui avec cette population, face à la radicalisation du bolsonarisme et à la méfiance envers le PT ?
Nous devons repenser le concept de participation. Nous devons aller au-delà de ce que j’appelle l’élite, la société organisée, pour dialoguer avec une autre masse, évidemment beaucoup plus nombreuse, qui n’a pas la culture de la participation mais qui est cependant organisée d’une autre manière. Je parle ici des jeunes, vous avez vu que leur participation à cette campagne présidentielle a été formidable. La question que nous devons nous poser est la suivante : cette merveilleuse énergie qui est née de cette campagne sera-t-elle gaspillée ? Sera-t-elle perdue lorsque ces jeunes retourneront à la vie quotidienne ou parviendrons-nous à la transformer en une force capable de faire bouger les montagnes, de faire avancer le pays ? Quelle est la meilleure manière de communiquer avec les évangéliques, celle qui permettrait d’ouvrir une brèche pour qu’une partie d’entre eux se rallie à nous ? Car aujourd’hui, la périphérie du Brésil n’est plus occupée par les CEB (communautés ecclésiales de base, liées à l’Église catholique progressiste), ni par les Pastorales [6] . Elle est occupée par les néo-pentecôtistes, par le trafic de drogue et par les milices. Ce n’est plus le monde de l’ABC, du mouvement syndical, des travailleurs encartés, c’est le monde de l’informel, de ce saut dans la communication qu’a apporté Internet. Comment allons-nous penser cette participation ?
Cela semble être aussi un grand pas dans l’inconnu pour un gouvernement. Avez-vous, par exemple, étudié des modèles d’autres pays ?
Nous faisons des recherches, nous essayons de savoir ce qui se fait dans ce domaine, en Amérique latine et en l’Espagne. Car si nous n’agissons pas, le risque de répéter 2013, et surtout 2016, est certain. Le Brésil qui sort de l’élection n’est pas un Brésil qui présente un bel aspect. Parce que 2 millions [de voix d’écart], ce n’est rien. La balance aurait pu pencher dans l’autre sens. Tout incident qui se serait produit, ou toute bêtise que Bolsonaro aurait cessé de commettre ... Il nous a aidés. L’image que présente la société brésilienne est donc celle d’une société divisée entre ceux qui ont élu Lula et ceux qui ont élu Damares, Magno Malta, Zambelli. Nous trouvons que ce qu’ils font [les manifestations contre le résultat des élections] est tristement risible, mais en fait c’est un signe de ce qui nous attend. Bolsonaro se présente comme un leader de la droite populaire. Ce qui n’est pas arrivé depuis longtemps au Brésil. Un leader de droite qui est populaire, comme Lula, parle la langue du peuple, a des habitudes populaires même dans ses accès de folie et tout le reste.
Pensez-vous que cela est déjà pris en considération au cours de cette transition gouvernementale ?
Aborder la question, c’est assez facile, le plus difficile c’est de traduire nos conclusions en actions efficaces.
Il ne s’agit donc pas seulement de réintroduire la participation de la société civile, ce qui semble déjà une sacrée tâche.
Cette réintégration, heureusement, nous la faisons sans trop de difficulté. Il y a des mouvements qui s’occupent de cela. Nous avons lancé l’idée de comités populaires qui partagent notre approche.
Comment fonctionnent les comités populaires ?
L’idée est de créer des cellules - elles ont déjà été créées, mais nous voulons en créer beaucoup - des cellules de quartier qui cherchent à organiser la population, plus ou moins comme le faisaient les communautés ecclésiales de base mais sans le caractère religieux. Vous créez une atmosphère familiale, en petits groupes pour regarder la réalité, l’analyser selon la vieille méthode de Paulo Freire : celle de l’éducation à partir de la lutte et de la vie politique. Nous avons commencé à le faire dans plusieurs États, cela a très bien marché pendant la campagne, nous avons fait du « vira voto ». Cela consistait à amener les gens à repenser leur choix de vote, nous avons eu des conversations avec les gens. Mais cela ne concerne encore qu’un très petit nombre de personnes par rapport aux besoins. L’idée est que ces comités articulent leurs actions avec celles de la société organisée. Nous devons donc nous immerger dans la culture populaire pour trouver des moyens de séduire, d’attirer et de réussir à organiser ces jeunes et toutes ces personnes qui n’accrochent pas à notre façon traditionnelle de faire de la politique. Nous allons devoir agir avec tact.
Et qui s’occupe de cela, Gilberto ? Est-ce une tâche qui relève du gouvernement ou du PT ?
Les deux, c’est le but. Et c’est à nous de dire ce qui relève du gouvernement et ce qui revient à la société. La dernière fois que nous avons gouverné, nous avions un petit noyau appelé Recid – Réseau d’éducation citoyenne - qui fonctionnait au sein du Secrétariat général de la présidence où j’étais. Il a fait un travail intéressant, il est allé jusqu’au bout de notre démarche, il a rassemblé les gens. Nous disposions de 50 personnes dans tout le Brésil pour faire ce travail d’éducation populaire. Cela fonctionne de la manière suivante : vous allez par exemple inaugurer un programme « Minha Casa, Minha Vida ». Alors, vous allez profiter de l’occasion pour amener les gens à prendre conscience de ce que représente ce programme : d’où vient cet argent, pourquoi est-il destiné à eux et non pas à une grande entreprise, pourquoi il n’est pas destiné non plus à rembourser des dettes, vous faites ce travail de conscientisation dans une optique de formation politique. Nous aimerions amplifier cette activité. Lula est très intéressé, encore plus qu’avant.
À votre avis, Lula s’est-il rapproché des mouvements sociaux après les veillées à Curitiba [7], lorsqu’il était en prison ?
Cela a eu un grand impact sur lui. La prison a aidé Lula à comprendre qui sont ses vrais amis, ceux qui sont des alliés tactiques, stratégiques, les opportunistes. Il sait très bien qui a appelé et qui n’a pas appelé pour se renseigner sur ses conditions de vie pendant cette période.
Et maintenant, les mouvements sociaux participent à la transition, n’est-ce pas ? Le MST, le MTST, les mouvements pour la santé, l’éducation, l’environnement et les gens des Commissions Mémoire et Vérité [8] qui ont été très oubliées par le gouvernement actuel.
Oui, ils reviennent, ils vont tous participer. Et les mouvements environnementaux ont maintenant beaucoup plus de force. La réflexion de Lula ainsi que notre projet ont gagné en maturité. En ce qui concerne le modèle de développement, Lula avait une idée en 2003, il en a une autre aujourd’hui. Aujourd’hui, il prend davantage en compte cette question de l’équilibre, sa vision est plus holistique. Je dirais que le conflit qu’il avait avec Marina [Silva, ancienne ministre de l’environnement] sera beaucoup moins important maintenant.
Lula a également annoncé la création du ministère des affaires indigènes, il a déjà été question d’un Secrétariat aux affaires religieuses, envisagez-vous de créer de nouvelles structures pour répondre à cette demande sociale ? Y aura-t-il, par exemple, un ministère des droits humains ? Les femmes et l’égalité raciale auront-elles leur propre structure ?
C’est un thème qui n’est pas encore très bien ficelé. Ce que je peux vous dire avec certitude, c’est que le Ministère de la femme, des noirs, des droits humains disposera de structures propres à chacun de ces secteurs. Il en est de même pour ce que nous appelons Ministère des peuples originels, dans lequel Lula veut inclure, outre les peuples indigènes, les quilombolas, les habitants des rivières, les peuples des forêts. Quant à cette question des affaires religieuses que vous avez mentionnée, nous devons la mûrir davantage. Il y a des pays, comme le Mexique, qui ont un Département des affaires religieuses. Nous savons que c’est une question à laquelle nous devons prêter attention, mais je ne sais pas si cela doit impliquer la création d’un ministère. Dans l’ancien Secrétariat aux droits humains, par exemple, il y avait un Secrétariat à la diversité religieuse. Et, il est vrai que nous devons affronter sans détour ce phénomène ; il ne s’agit pas seulement d’intolérance mais aussi de recherche d’un espace de dialogue avec les néo-pentecôtistes. Nous ne pouvons plus sous-estimer l’importance de cette question ou l’ignorer comme nous l’avons fait. Pendant la campagne, Lula a beaucoup résisté à l’idée qu’il devait communiquer spécifiquement avec ce groupe. Il a déclaré : « Je suis le candidat de tout le monde, je m’adresserai à tout le monde. Parce que le citoyen évangélique est aussi un travailleur, une femme au foyer, un étudiant. » Mais au second tour, lorsque certains de leurs dirigeants ont joué les durs, menaçant de déséquilibrer le débat ...
C’est alors qu’est apparue cette lettre aux évangéliques...
Cette lettre a été le résultat d’un accouchement douloureux, il n’en voulait pas. Un après-midi, une sénatrice du Maranhão, Eliziane Gama, l’a pris en tête-à-tête et lui a dit :" vous ne pouvez pas perdre une élection à cause d’un caprice. Je suis croyante et je vois ce qui se passe." Il a donc fini par céder et lui a dit : « alors tu rédiges la lettre. » Nous l’avons donc écrite, moi, Eliziane, Marina qui a beaucoup aidé ainsi qu’un groupe de pasteurs. Il a accepté de signer mais n’a pas voulu se charger de la transmettre. Nous avons organisé l’événement par défaut et je l’ai prévenu la veille : « Écoutez, il y aura 200 pasteurs ». Il a trainé des pieds mais a fini par y aller (rires). Et c’était important. Je raconte cette histoire plutôt anecdotique pour dire ceci : la gauche a commencé à ignorer la périphérie alors que c’est la question importante. Nous avons perdu la périphérie car nos alliés les plus solides tels que les communautés ecclésiastiques, les mouvements de base, qui nous tiraient vers la périphérie, se sont affaiblis.
Et quid du parti ?
Le parti s’est encore moins impliqué que nos alliés. Nous nous sommes bureaucratisés, nous avons mis l’accent sur le travail institutionnel, nous pensions qu’en gouvernant nous pouvions changer le pays. Ce n’est pas vrai. Ce qui a vraiment du poids, c’est la lutte aux côtés des gens, la lutte pour les droits. Et les évangéliques ont progressivement occupé cet espace, de manière admirable et compétente, au point d’être souvent la seule ressource dont disposent les pauvres pour avoir un nom, être reconnus, mettre des habits neufs, pour recevoir un panier de produits alimentaires de base, être consolé, pour sortir le père de l’alcool, le jeune de la drogue. Comment pouvez-vous aller à l’encontre de cela ?
Mais le PT, et Lula lui-même, ont déjà été proches des dirigeants des églises néo-pentecôtistes dans le passé. Qu’est-ce qui a changé ?
En fait, c’est une erreur d’appréciation de notre part. Nous les avons approchés par le haut. C’était dans leur intérêt d’avoir cette relation quand nous étions au gouvernement. Lorsque le bateau chavire, ils sautent de l’autre côté. En réalité, nous n’avions aucun contact avec la base. Si, il y a eu quand même quelques contacts. En 2020, nous avons eu 20 mille candidats aux postes de conseillers municipaux dans le pays et un peu plus de 2 mille d’entre eux étaient évangéliques. Il y a donc une certaine présence, mais c’est une présence trompeuse. Et là, il faut comprendre une chose : les mouvements sociaux tels que le MAB et le MST, sont nés et ont été fortement stimulés par le travail de base de l’Église progressiste. Lorsque le pape Jean-Paul II a conclu cet accord tragique avec [Ronald] Reagan et a commencé à persécuter la Théologie de la libération, les Américains savaient ce qu’ils faisaient. Ils ont coupé l’une des ressources des mouvements sociaux présents dans toute l’Amérique latine et, en même temps, ils ont fait venir les néo-pentecôtistes ici. Aujourd’hui le jeu est complètement inversé : la source de la droite populaire est aussi l’église, mais une autre église. Le défi pour nous est le suivant : quelle est la possibilité de faire émerger des courants progressistes, de les stimuler à l’intérieur du milieu évangélique ? En montrant que notre projet a beaucoup à voir avec l’évangile - justice, fraternité, solidarité. Bolsonaro n’a rien à voir avec ces valeurs. Et voilà la contradiction : la droite est antiévangélique ! Ce rapprochement entre Bolsonaro et eux est pur opportunisme. Les hiérarchies ont obtenu beaucoup de moyens du gouvernement actuel, beaucoup d’exonérations fiscales, beaucoup de licences de radio et de télévision, et ont eu un accès direct au Palais, ce qui est très important pour eux.
Pour revenir un peu à la question de Lula, pourquoi n’a-t-il pas voulu avoir un discours spécifique pour les évangéliques ?
Lula est une personne curieuse à bien des égards. Il a une foi personnelle très solide, héritée de sa mère, Dona Lindu, mais il n’a pas une foi communautaire et festive. Il respecte les églises, il pense qu’elles sont importantes, mais en même temps, il n’est pas dans le collectif. En outre, il fait preuve d’une grande modestie éthique se refusant à utiliser la foi comme outil électoral. Il nous disait : « Invitez-moi à aller au Círio [de Nazaré] à Aparecida [du Nord] mais en dehors de la campagne électorale. Ne me le demandez pas, je n’irai jamais. Je ne mets pas les pieds dans une église pendant une campagne électorale. » Il ne veut pas profiter de la foi des gens, c’est très bien, mais en même temps il se radicalise et ne tient pas compte de ce que le Brésil est devenu.
Pensez-vous qu’il irait, en tant que président, dans une Marche pour Jésus [9] ?
Jamais. Alors que, pour eux, c’est important. Vous voyez bien que Bolsonaro ne se comporte pas en chrétien, mais le fait qu’il aille à l’église, se fasse baptiser dans le Jourdain, parle de Dieu tout le temps, leur suffit. Si je dis tout cela c’est pour la raison suivante : la nouvelle participation sociale doit intégrer ces aspects. Sinon, elle ne sera pas efficace.
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Et pour ce travail de base dont vous avez parlé, le gouvernement ne doit-il pas raviver le militantisme du parti lui-même afin de donner une chance à ce dialogue ?
Effectivement. Mais ce changement ne se fait pas en un clin d’œil. Le gouvernement peut être un stimulateur. Je ne pense pas que le gouvernement puisse être un grand éducateur populaire, mais il peut inciter, stimuler, proposer des défis que le militantisme se sente capable de relever. La même chose s’applique à la communication, et puisque je suis chez vous, au site Pública, je dois en profiter pour en parler. Nos relations avec la presse sous les gouvernements de Lula et de Dilma ont été catastrophiques. Nous avions une politique de soumission aux grands médias, nous avions une politique républicaine, entre guillemets, celle des grands médias. Une politique où ceux qui avaient plus d’audience recevaient plus d’argent. Nous avons gelé et non pas stimulé l’émergence de nouveaux médias, de coopératives de journalisme. Nous avons donné beaucoup d’argent, beaucoup de licences aux médias mais, et j’insiste, à partir de critères de soumission aux grands médias. Tant dans cette affaire que pour la nomination des ministres, je pense qu’au lieu d’avoir une conscience de classe, nous avons eu un complexe de classe. Et nous allons devoir changer, car sans communication, nous ne pouvons pas faire d’éducation de masse.
Mais pensez-vous déjà à une nouvelle politique de communication ?
Nous n’avons toujours pas discuté de la manière dont concrètement cela va changer. Lula insiste sur la nécessité de ce changement. Bien sûr, le monde d’aujourd’hui est un monde bien différent car l’Internet a imposé une démocratisation que nous ne pouvons ignorer. Et sans communication, nous n’avons aucun moyen d’assurer une éducation de masse. Voilà ce que je pense : nous devons être un gouvernement audacieux et lancer des objectifs mobilisateurs. Par exemple, pourquoi ne pas mobiliser les jeunes universitaires autour d’un projet d’éducation populaire pour lutter contre l’analphabétisme et l’illettrisme, pourquoi ne pas créer des équipes de travail dans les périphéries ?
Et les jeunes du PT, vous les écoutez ? Je me souviens qu’en 2013, ils se sont beaucoup plaints de ne pas avoir été entendus lorsque les manifestations de juin ont commencé. Pouvez-vous imaginer un rôle pour eux dans ce gouvernement ?
Nous n’avons jamais réussi à résoudre ce problème. Apparemment, il y a une contradiction : lorsque vous faites entrer des jeunes dans la structure du parti, ils ont tendance à vieillir et à entrer dans la logique de la bureaucratisation. Les jeunes qui, à mon avis, ont le mieux réussi sur le plan politique sont ceux qui étaient liés à des mouvements. Comme les jeunes du Moyen Orient, par exemple. C’est une approche différente. La jeunesse du PT se plaint à juste titre, mais en même temps, à de rares exceptions près, elle ne réussit pas à innover, à prendre des initiatives. Il y a une logique de la structure du parti qui finit par élaguer les jeunes. Et je ne veux pas les rendre responsables de ce type de travail de masse dont nous avons besoin, ce ne serait pas juste. Le pays a beaucoup changé. Pour la première fois, outre un leader de droite populaire, nous avons une droite militante. Nous étions habitués à affronter une droite qui avait des machines, de la communication et de l’argent.
Mais pas la rue.
Exactement. Nos structures ont vieilli par rapport à ce qui se passe aujourd’hui. Si nous ne parvenons pas à élargir la prise de conscience, à dialoguer avec les masses, le risque de conflagration est très élevé. Le risque d’un retour de Bolsonaro, des boycotts. Nous sommes donc inquiets et même préoccupés à ce sujet. Ce n’est pas que nous n’apprécions pas la participation de la société organisée, bien au contraire. Nous allons rendre ces canaux plus dynamiques, ce sera très important. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là, il faut occuper l’espace, il faut massifier, il faut participer à la lecture de la réalité.
Et cela signifie aussi une activité intense sur les réseaux sociaux, n’est-ce pas ?
Très dur, il n’y a aucun doute. Notre école (Escola de Formação Política do PT) a pris l’initiative de créer une plateforme de participation au programme gouvernemental. Cela n’a pas eu une grande répercussion, mais une participation significative quand même, beaucoup de propositions ont été faites. Il y a un désir de participation et les réseaux sont un moyen très approprié, ils facilitent beaucoup les choses.
Et qui centralise cette question du dialogue avec les masses, comme vous dites ? Y a-t-il un groupe au sein du PT ?
C’est une question qui surgit de toutes parts. Maintenant, en pleine transition, nous allons devoir créer un groupe spécifique pour la participation sociale. Et nous devrons demander à la société de nous orienter. Nous allons devoir beaucoup écouter. L’une des choses les plus importantes qui se sont produites pendant la campagne, surtout à partir de la deuxième semaine précédant le second tour, c’est l’apparition des activités auto-gérées. Sans la participation du parti et parfois sans la présence des représentants locaux du parti. Fabrication de petits drapeaux, d’affiches, mobilisations pour des campagnes de « vira voto ». Cela a beaucoup aidé lors de la campagne. Bien sûr, avec un candidat autre que Lula, nous n’aurions pas gagné les élections. Mais ce front très large qui engageait la société, ce sentiment qu’il fallait voter contre Bolsonaro, même si ce n’était pas pour Lula, et le militantisme, tout cela a été très important.
Et comment ce front élargi au sein du gouvernement répond-il aux demandes des mouvements sociaux et du militantisme ?
Il faut être clair, il ne s’agit ni d’un gouvernement socialiste ni d’un gouvernement du PT. C’est le gouvernement d’un front qui s’est formé pour sortir le pays de sa disgrâce. Et à partir de maintenant, nous devons faire cette transition. Cette transition pourrait nous conduire à Simone Tebet, à Alckmin ou à quelqu’un plus à gauche. Chacun d’entre eux représente une ligne. Il y a donc là matière à débat. Un choc qui peut être enrichissant si nous travaillons en respectant le capital de disposer à nos côtés de personnes telles qu’un Alckmin, une Simone. Et construire progressivement cette participation sociale pour approfondir le débat démocratique. Ecoutez, une de mes amies de São Luiz do Maranhão m’a dit que, pendant la campagne, elle et un groupe sont allés au marché pour distribuer des tracts et qu’il y avait quatre vendeurs qui ne les ont pas acceptés. Cette femme et son groupe ne se sont pas démontées, elles ont attendu le départ des derniers clients pour aller leur parler. L’un d’eux a dit qu’il ne voterait pas pour Lula parce qu’il était un patron et pas un employé, les trois autres ont dit des choses telles que « mon pasteur m’a interdit de voter pour la gauche, mon pasteur a dit que si je vote pour Lula, je serai exclu de la communion ». Un peuple qui peut être manipulé par ce type d’arguments, a besoin d’une éducation qui développe son sens critique, son autonomie, c’est pourquoi j’insiste sur l’importance de l’éducation populaire.
Et vous envisagez de travailler sur ces questions au sein du parti ou du gouvernement ?
C’est une bonne question... Aujourd’hui je suis dans le parti, je reprends mes activités au sein du parti. Parce que je pense que c’est essentiel. Mais j’ai l’intention de participer au processus d’éducation populaire à partir du parti et en partenariat avec le gouvernement. Il y a un problème : le gouvernement n’est pas neutre, il est coopteur, il vous absorbe, il est comme ces machines qui broient la canne à sucre. Le risque est que vous arriviez plein de jus et que vous en sortiez complètement sec, comme la bagasse, que vous vous retrouviez à gérer les finances, l’organisation, la bureaucratie, le pragmatisme nécessaire. Le risque est que la machine vous dévore et que vous vous laissiez séduire par les micro-pouvoirs, par la cravate qui fait, qu’à Brasilia, tout le monde vous appelle docteur. Maintenir la qualité de la politique, de la démocratie, est un énorme défi. Lorsque Lula parle de budget participatif à la taille d’un pays comme le Brésil, c’est quelque chose de très sérieux. Mais il dispose d’une année pour s’organiser, car ce serait à partir de 2024 , et il a aussi d’une grande expérience.
L’expérience des budgets participatifs à São Paulo, Porto Alegre...
Oui, mais cette expérience s’est appauvrie. Les mairies du PT ont glissé progressivement vers une même une uniformité, il y a eu une médiatisation de nos cadres. Nous avions nos généraux qui ont été formés pendant la dictature. Ils ont apporté au PT leur expérience et la formation qu’ils ont eues dans ce processus de 20 ans de lutte. Nous avons aussi eu l’arrivée du syndicalisme combatif, qui avait aussi des cadres. Et sur l’autre versant, d’où je viens, les gens des mouvements sociaux, de l’Église. Cette confluence a été un cadeau pour le PT, il s’agissait de personnes préparées. Mais nous n’avons pas réussi à donner une continuité à ce processus. Nous avons commencé à faire de l’éducation populaire au début, nous avons osé créer un institut, auquel Paulo Freire a participé : c’était l’Institut Cajamar, que j’ai présidé pendant quatre ans. Mais il n’a survécu que tant qu’il y avait de l’argent en provenance de l’étranger, de Solidarité, des syndicats et de l’Église. Lorsque cet argent s’est épuisé en 1990, 1991, avec la chute du mur de Berlin, le parti qui utilisait ses fonds pour les élections ne voulait pas en dépenser pour l’éducation politique. L’institut est resté fermé, pendant longtemps puis la fondation Perseu Abramo [10] a été créée, mais elle a un autre objectif, c’est plutôt un think tank, pour la recherche avancée. Ensuite, l’école a été refondée, mais comme un petit département au sein de la fondation. Nous essayons maintenant de lui redonner de l’élan.
Et l’Institut Lula ? Quel rôle aura-t-il désormais ?
L’Institut Lula agissait davantage au niveau de la formulation des politiques, maintenant nous devrons en rediscuter. L’absence de cette formation a fait qu’après ces généraux - certains sont morts, d’autres sont tombés comme José Genoíno, d’autres nous ont trahis comme Palocci - le parti s’est retrouvé sans idées. Le noyau qui se retrouve aujourd’hui autour de Lula est bon, combatif mais il n’a pas beaucoup d’expérience. Ni au niveau de la lutte, ni de la formation théorique. Et nous avons jeté notre peuple dans l’arène des lions de la politique institutionnelle sans avoir une cohérence politico-idéologique permettant de résister aux tentations de la machine. Le PT a progressivement perdu cette capacité à mettre en forme son projet. Il va devoir fournir beaucoup de travail pour la récupérer. C’est pourquoi, bien que la tentation soit énorme, je veux rester en dehors du gouvernement pour me concentrer sur ce projet d’éducation et de communication populaire. A mon avis, c’est de cela que dépendent la démocratie et l’évolution des luttes sociales.