Sécurité alimentaire au Brésil : rupture de stock, le pays flirte avec la catastrophe

 | Par Le Monde Diplomatique Brasil, Lilian Caramel

Le gouvernement a cessé de garantir le stockage stratégique d’aliments. Fini les céréales essentielles. L’ONU recommande un stock minimum de trois mois pour la consommation ; le pays disposerait de moins d’une journée de riz en cas d’urgence

Par Lilian Caramel
Traduction : Jean Saint-Dizier pour Autres Brésils
Relecture de Leticia Honorato

Manque de budget, manque d’exécution, manque de volonté politique. Et manque de nourriture. Selon des données ouvertes (Open Data) d’octobre, la Compagnie nationale d’approvisionnement (Conab) disposait de 34 700 tonnes de maïs, 21 500 tonnes de riz, une tonne de café et zéro stock de sucre, de coton, de haricots et de farine de manioc. Les arachides, telles que les cacahuètes, les noix de cajous ainsi que la fécule de manioc sont également à zéro depuis des années. Dans un pays agricole qui se vante des exportations record de soja, les stocks publics de cette céréale sont également nuls depuis 2013.

La FAO (Food and Agriculture Organization), la branche alimentation et agriculture de l’ONU, recommande aux pays de stocker des quantités équivalentes à trois mois de consommation par la population, afin de garantir la sécurité alimentaire nationale. Certains chercheurs soutiennent que les pays devraient disposer d’au moins six mois de stocks. En outre, la loi 8171 de 1991, qui régit la politique agricole du pays, détermine qu’il appartient à l’État de maintenir des stocks bien entretenus pour l’approvisionnement et l’étalonnage des prix, qui doivent être achetés de préférence auprès de petits et moyens producteurs.

Selon les chiffres actuels, en cas d’urgence comme une inondation ou une tornade, nos stocks de riz ne seraient suffisants que pour nourrir la population pendant moins d’une journée. L’approvisionnement de maïs, pour un jour et demi. Dans le « grenier du monde » – où 43,4 millions de personnes n’ont pas assez de nourriture, selon les données du Réseau brésilien de recherche sur la souveraineté et la sécurité alimentaires et nutritionnelles (Réseau PENSSAN) – zéro stock de nourriture me semble d’une incohérence psychotique. La fonte dramatique des stocks publics, est une tendance qui a commencé en 2013, s’est accentuée pendant la période Temer et a atteint le point culminant du démantèlement sous l’actuel gouvernement. En 2019, la Conab a mis en vente 27 des 92 unités de stockage – en 1991, année de son démarrage, l’entreprise publique disposait de 349 entrepôts qui comprenaient des entrepôts, des unités de transformation et des points de vente. Guilherme Bastos, président de la société liée au ministère de l’agriculture, de l’élevage et de l’approvisionnement (Mapa), a déclaré, au grand jour, dans une interview à la presse l’année dernière, que le gouvernement "devait sortir du stock régulateur".

« Clairement, ce à quoi nous assistons est la mise en place d’une politique agricole ultra-libérale qui abandonne la régulation du marché alimentaire sur un plateau, au secteur privé. Les intérêts économiques sont placés au-dessus de l’intérêt public. Nous nous retrouvons avec le fardeau environnemental des biomes dévastateurs pour cultiver des céréales destinées à l’exportation in natura ; c’est l’ancien Brésil-Colonie, qui refait surface dans l’actualité. Et nous avons aujourd’hui un État qui ne remplit pas sa fonction sociale de garant des droits fondamentaux de la population », critique Silvio Porto, ancien directeur de la politique agricole à la Conab pendant 11 ans et professeur à l’Université fédérale du Recôncavo Baiano (UFRB).

L’économiste Allexandro Mori Coelho, professeur à la Fondation de l’École de commerce Álvares Penteado (FECAP), affirme que la formation de stocks publics est importante en tant que mécanisme de stabilisation des prix, protégeant ainsi les petits agriculteurs et la population à faible revenu. « Le Brésil a une très nombreuse population et est très inégalitaire. Ainsi, les stocks sont un moyen de garantir la sécurité alimentaire des groupes vulnérables, qui n’ont nulle part où fuir au moment de la crise », dit-il.

Débat public

Alors que le maintien des stocks à des fins de sécurité alimentaire semble faire consensus, surtout en période de pandémie, la discussion sur la composition des stocks pour réguler les prix suscite la controverse. L’économiste Juliana Inhasz estime que pour que la politique des stocks fonctionne, le pays doit tout remettre en ordre – politiquement et économiquement. « Si l’économie du pays est en ordre, progresse bien sur le plan budgétaire, dispose d’un environnement institutionnel solide et d’un programme bien défini pour soutenir l’agriculture à petite et moyenne échelle, ainsi que d’un engagement ferme en faveur de la sécurité alimentaire, la constitution de stocks peut être bonne pour le pays », déclare-t-elle, «  mais cela ne sert à rien de dépenser de l’argent pour le stockage, qui revient cher, avec des comptes en désordre. Je me demande s’il vaut la peine d’investir dans cette politique au Brésil…  », estime-t-elle

L’argument central des économistes opposés aux stocks est le coût des activités de stockage. Le contrôle de la température et de l’humidité des silos (certains contiennent plus de 30 000 tonnes de céréales), le fret, l’assurance en général, l’arrimage, la pesée, le responsabilité et le brassage coûtent cher aux caisses publiques.

Les économistes favorables aux stocks insistent en revanche sur un point essentiel : le gouvernement doit être fort et disposer de capacités techniques suffisantes pour mettre en œuvre une politique agricole cohérente avec la réalité sociale du pays, qui n’abandonne pas les petits agriculteurs aux vents du marché. Pour eux, un gouvernement fort et juste serait en mesure, à la fois, de garantir la sécurité alimentaire des citoyens, des prix abordables dans les grandes surfaces et la protection des producteurs ruraux, de bien naviguer entre les revers du commerce international, le tout sans méconnaître les règles de l’Organisation Organisation mondiale du commerce (OMC) et les accords bilatéraux qu’elle maintient. « C’est au gouvernement d’imposer les règles du jeu. Et il nous faut un gouvernement qui assure le bien-être de la population, une tâche cruciale dans les pays en développement. Imaginez ce que des conditions climatiques défavorables pourraient représenter comme un immense danger avec nos stocks épuisés !  », prévient Claudemir Galvani, professeur d’économie à l’Université catholique pontificale de São Paulo (PUC-SP).

En ces temps de changement climatique affectant la productivité agricole dans plusieurs régions du monde et de forte inflation alimentaire mondiale, le débat sur les stocks alimentaires doit être plus omniprésent. Et la question mérite une analyse approfondie, sans précipitation, en raison de la complexité des dynamiques par lesquelles l’économie agricole opère dans un monde globalisé. L’empressement peut n’avoir pour but que celui de détecter quels sont les agents pénalisés par le démantèlement des stocks.

A mon sens, ceux-ci me paraissent être, naturellement, les deux extrémités que la Politique de Prix Minimum Garanti (PGPM), du Ministère de l’Agriculture, raison d’être de la Conab, prétend protéger. D’un côté, l’agriculture familiale en difficulté, dépendante des miettes qui restent dans le budget fédéral et des mesures provisoires qui autorisent l’achat urgent du grain manquant. De l’autre, le consommateur qui souffre, laissé à la merci de la volatilité des prix dans les rayons, déterminés par un marché violent. La classe moyenne se plaint mais elle peut encore manger. La classe pauvre agonise de l’insécurité alimentaire. Et le Brésil, avec ses entrepôts vides, est toujours fermement ancré sur la sombre carte de la faim.

Voir en ligne : No país do agro, estoques estratégicos de alimentos viram coisa do passado

En couverture, photo de ANPr/ photos publiques

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