- La première, à lire ici, à lire ci-dessous, concerne les années précédant la Constitution fédérale de 1988 et la façon dont le SUS a été conçu. On y retrouve une forte influence de la pensée européenne d’après-guerre en matière de santé publique, mais aussi une nette empreinte brésilienne. Les connaissances des spécialistes de la santé et la lutte pour la santé publique ont convergé dans une grande mobilisation populaire pour la fin de la dictature et la reconstruction de la démocratie. Elles ont abouti à un système qui, sur le papier, faisait pâlir d’envie, mais qui n’a jamais été pleinement réalisé.
- Dans la deuxième partie de l’entretien, Nelson Rodrigues dos Santos revient sur les 34 ans du SUS -Système universel de santé — et sur la façon dont son projet a été fragilisé dès le départ par des gouvernements qui ont fait place à un système de santé fondé sur le marché. Mais la flamme démocratique continue de brûler chez les Brésiliens…
Voici la deuxième partie de notre entretien
La deuxième partie de ma réflexion concerne les années qui ont suivi la Constitution de 1988. À des fins d’analyse, cinq points peuvent être mis en évidence. Il s’agit de points négatifs, d’attaques contre le SUS qui expliquent pourquoi ce système présente à ce jour — malgré de fortes résistances — des failles importantes.
Le premier point que je citerai est le sous-financement fédéral. Peu après l’approbation de la Constitution, en 1988, dans les années 1989 et 1990, le gouvernement nous a surpris en affirmant qu’il n’investirait pas davantage dans la santé. Au contraire, il commencerait si possible à contracter le budget. Il s’agira d’une stratégie fédérale assumée, durant les 34 ans du SUS, de 1989 à nos jours.
Cette contraction du budget fédéral peut être mesurée et comparée en analysant le pourcentage du Produit Intérieur Brut (PIB). Dans le monde entier, le principal indicateur de financement de la santé est le pourcentage du PIB consacré au système public. Dans les pays européens et dans d’autres pays dotés de systèmes stables et performants, comme le Canada et le Japon, les dépenses publiques correspondent à 7 à 8 % du PIB. Au Brésil, ce pourcentage s’est toujours maintenu autour de 3,8 %, soit environ la moitié de celui des pays développés.
Il s’agit d’une stratégie fédérale qui a été adoptée par tous les partis et gouvernements. Ce sous-financement est également illustré par un chiffre très impressionnant, celui des dépenses par habitant. Si l’on prend l’ensemble des fonds publics consacrés à la santé et qu’on les divise par le nombre d’habitants du pays, le résultat brésilien est 4 à 5 fois inférieur à celui de ces autres pays. Ces chiffres sont assez frappants du point de vue du financement fédéral. Au cours de ces trois décennies, il s’est avéré inutile que les États et les municipalités investissent davantage, les dépenses fédérales se réduisant systématiquement, l’argent de ces instances a juste permis aux chiffres de se maintenir au même niveau.
Le deuxième point est une conséquence du précédent, mais concerne le financement du SUS lui-même. Il s’agit du manque de financement. Contrairement aux systèmes de santé publique européens, au Brésil, au sein du SUS, 65 % des hospitalisations se font dans des hôpitaux privés. En d’autres termes, au lieu de soutenir et d’investir dans des hôpitaux publics de bonne qualité, le SUS désinvestit. Le désinvestissement fédéral a entraîné un désinvestissement dans la construction de nouveaux hôpitaux et a détourné l’argent vers des hôpitaux privés sous contrat pour faire face à la demande publique. Sur l’ensemble des admissions du SUS, 65 % se font dans des hôpitaux privés sous contrat.
Plus de 90 % des examens et traitements dits auxiliaires, qui rapportent beaucoup plus d’argent que l’hospitalisation, et où se trouvent les technologies de santé les plus coûteuses et les plus sophistiquées, sont externalisés par le SUS sur le marché. C’est là que la production capitaliste s’est elle-même appropriée le plus de technologies et a investi le plus et c’est là où le désinvestissement fédéral a été encore plus important.
Une autre conséquence du désinvestissement fédéral affecte les ressources humaines dans le domaine de la santé. Il s’agit de la contrainte sur la mise en place de concours publics pour sélectionner et former de bons professionnels, comme c’est le cas dans les systèmes de santé publique européens. Ce processus de sélection a également été contraint au Brésil et, aujourd’hui, 65 % des professionnels de la santé travaillant pour le SUS proviennent d’entreprises privées. Et ils sont sous-payés, pour s’adapter à un budget public en baisse. Avec la diminution de l’investissement public, le SUS ne peut pas embaucher et payer de bons salaires à ses propres professionnels de carrière et il est donc forcé d’engager des entreprises qui paient encore moins bien.
La dernière des conséquences du désinvestissement porte sur la gestion même des services publics, des hôpitaux, des laboratoires et même des Unités de Santé de Base. Au fil du temps, ces services n’ont plus été gérés par des administrateurs de la fonction publique. Des gestionnaires privés ont surgi, dont les plus connus sont les Organisations sociales (OSs). Aujourd’hui au Brésil, 73 % des unités publiques, allant des unités de base aux hôpitaux, sont gérées par des entités privées sous contrat avec les gouvernements.
C’est ainsi que s’opère la privatisation à l’intérieur du SUS, elle est due au désinvestissement fédéral.
Le troisième point concerne une décision politique prise par le gouvernement fédéral dans les années 1990. Le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso a pris l’initiative d’une grande réforme administrative de l’État brésilien — il a même créé un ministère à cet effet. Près d’un an après cette réforme, quel en a été le résultat ? Une vaste privatisation des institutions, et même d’une partie de la gestion publique — non seulement dans le domaine de la santé, mais aussi dans tous les autres.
Sur le papier, la réforme administrative approuvée par le Congrès fédéral comportait deux grands volets : la privatisation et la « réforme de la gestion publique », visant à améliorer l’efficacité. Mais ce second volet ne s’est jamais concrétisé. L’étape suivante, qui consistait à rendre la gestion publique plus efficace et plus moderne, n’a pas été mise en œuvre.
Dans le domaine de la santé, la situation était tellement drastique qu’elle a même conduit à la démission de deux ministres : Jamil Haddad en 1993 et Adib Jatene en 1996. Tous deux ont démissionné lorsqu’ils se sont rendu compte qu’avec la réforme à moitié faite, avec les désinvestissement et sous-financement fédéraux, il ne serait pas possible de construire le SUS tel qu’il avait été prévu, conformément à la Constitution.
Le quatrième et avant-dernier point des reculs et obstacles imposés au SUS, concerne le financement et l’aide accordés au marché de la santé. Le secteur privé porte le nom officiel de « complémentaire ». Les assurances et entreprises de santé, qui se comptent aujourd’hui par centaines, ne desservent que 25 % de la population, allant de celles de gens qui payent très peu cher à celles de l’élite, qui se montent à plus de 10 mille réaux par mois. Les trois quarts restants des Brésiliens n’ont pas les moyens de s’offrir une assurance ou un service privés, aussi bon marché soit-il.
Ces incitations du gouvernement fédéral en faveur du marché de la santé sont accordées par le biais d’injections de ressources publiques — la principale étant l’exemption fiscale. Le Brésil ne perçoit pas d’impôts de la part de ces centaines d’entreprises, ni d’impôts sur le revenu de la part des personnes qui cotisent à une assurance maladie. Ce point met clairement en évidence la façon dont le gouvernement fédéral tire le tapis sous les pieds du SUS depuis 34 ans. Ces avantages sont si importants que la somme des exemptions fiscales fédérales accordées à ces centaines d’entreprises privées représente une valeur supérieure à la somme de tous les bénéfices nets déclarés par ces entreprises. En diminuant considérablement le budget du SUS sur trois décennies, le gouvernement a ouvert la voie à l’essor du secteur privé.
Je tiens à préciser que les quatre premiers obstacles que j’ai énumérés, imposés par le gouvernement fédéral au SUS, ont été maintenus par tous les gouvernements et toutes les coalitions de partis depuis le début de la Nouvelle République.
Le cinquième et dernier coup fédéral infligé aux SUS est plus récent. Il a commencé à la fin de l’année 2016, avec l’amendement constitutionnel 95, approuvé par le gouvernement de Michel Temer, créant ledit « plafond de dépenses » qui a étranglé les investissements sociaux. Il s’agissait d’une nouvelle mesure visant à réduire les ressources fédérales allouées au SUS.
Je voudrais maintenant tirer deux grandes conclusions. La première est de souligner que ces stratégies ont traversé toute la période démocratique, indépendamment du gouvernement en place. C’est un débat qui est en cours et qui devrait être soumis à tout le militantisme politique, à toutes les entités telles que l’ABRASCO (Association brésilienne de santé collective), le CEBES (Centre brésilien d’études sur la santé), à la presse spécialisée dans le domaine de la santé et, surtout, à l’ensemble de la société brésilienne. Il est nécessaire de comprendre la force négative exercée contre les droits de la population au cours des 34 années d’existence du SUS.
L’autre observation que je trouve très intéressante est celle dont j’ai parlé au début de mon analyse (lire la première partie dans cette même rubrique) : le SUS se développait avant l’Assemblée nationale constituante, il était déjà en cours de mise en œuvre avant la création de cette dernière — mise en œuvre qui aurait dû être accélérée à partir de ce moment-là. Au contraire, les stimuli ont été beaucoup moins importants que ce qui était attendu. La vitesse à laquelle le SUS s’est développé dans les années 1980 était beaucoup plus rapide avant la Constitution que durant la période postérieure à 1988, parce que le gouvernement fédéral a privilégié le secteur privé de la santé.
Cette observation doit susciter un débat dans lequel la société se réapproprie la lutte pour le SUS, en tant qu’acteur principal d’une politique publique de citoyenneté. La santé comme bien public, tout comme l’éducation, sont des conquêtes sociales de droit et de citoyenneté, qui ont été fortement potentialisées dans les années 1980. Et ces mêmes luttes ont été transformées, détournées par une stratégie fédérale à partir de la décennie suivante.
Il est possible de faire une constatation qui, à mon avis, peut s’avérer très intéressante. De ces quatre premiers coups portés au SUS - sous-financement, dé-financement, fausse réforme administrative et protection du secteur privé complémentaire — si l’on applique l’un d’entre eux à n’importe quel bon système de santé européen, que se passera-t-il ?
Les systèmes seront détruits.
C’est une comparaison qui est faite dans de nombreux débats. Comment le SUS a-t-il pu résister à tant de coups en 34 ans ?
Je fais partie de ceux qui croient fermement en cette force de la population brésilienne. Cet élan des années 80, il y a plus de 30 ans, qui a reconquis la démocratie, renversé la dictature et permis de créer une Constitution des droits humains universels, a créé une flamme qui se transmet de génération en génération et qui est toujours présente dans la société.
Pendant toutes ces années, les lignes directrices de l’équité et de l’intégralité n’ont pas accompagné celle de l’universalité. Cette dernière est acquise, mais les deux premières, qui permettraient de résoudre 80 à 90 % des besoins de santé de base, n’ont pas encore été conquises par la population brésilienne.
Mais au sein du travail des Conseils municipaux de santé, des États fédérés et du gouvernement fédéral, dans le travail quotidien des secrétariats municipaux, brûle une flamme qui ne s’est pas éteinte. C’est ce sentiment d’inclusion sociale, qui est une flamme d’espoir, et qui continue d’habiter la tête de la population.
Dans cette ligne que je formule, la pandémie a certes été tragique, mais elle a apporté cet aspect positif. Elle a ravivé la flamme du SUS dans l’esprit des gens — aussi insuffisante qu’ait pu être la lutte contre la pandémie, c’est dans le système de santé publique que la pandémie a vraiment été combattue. Ainsi, malgré tant de catastrophes, tant de morts inutiles dont le gouvernement fédéral est comptable, le SUS a suscité les espoirs de la population.
Malgré cette réalité de la destruction, notre population brésilienne maintient la flamme du SUS pour le défendre. C’est là que réside l’espoir d’une reprise du mouvement en sa faveur.
Et le nouveau gouvernement ne peut se contenter de s’attaquer au « plafond des dépenses », il est nécessaire de surmonter les cinq obstacles. Faire face au sous-financement, au désinvestissement, mettre en œuvre une réforme administrative pour rendre la gestion publique plus efficace, supprimer le soutien financier au marché de la santé… et mettre fin à l’amendement 95.
Comment cette flamme peut-elle s’intensifier pour inciter le gouvernement Lula à opérer de véritables changements ?
Cela dépendra du degré de politisation et d’orientation des débats relatifs au sein de ce gouvernement. Nous devrons continuer à faire face aux problèmes que j’ai mentionnés. Le marché de la santé existe aussi en Europe, au Canada et dans des pays orientaux, mais ce marché couvre entre 10 et 15 % de la population. Ce sont uniquement la classe moyenne supérieure et l’élite sociale.
Au Brésil, avec cette aide fédérale énorme et croissante accordée au marché, le taux est de 25 %. Cela inclut la classe moyenne. Il y a aussi une grande partie des leaders de la population, qui pourraient renforcer la lutte pour le SUS. Au sein de cette classe se trouve la quasi-totalité des travailleurs salariés syndiqués. Les centrales et les fédérations syndicales de chaque État règlent la question de la santé de leurs membres dans le secteur privé, pas dans le SUS.
La société est en train de perdre cette grande force politique. Dans les pays dotés de systèmes publics solides, les syndicats exercent une forte pression pour les maintenir. Ici, la pression des travailleurs s’exerce sur le ministère de la Justice, car c’est dans cette instance que sont discutés les rajustements de salaire et les assurances maladie. Il s’agit là d’un pli auquel nous devons également réfléchir.
Pour se faire une idée de cette distorsion, il faut se rappeler que les assurances maladie privées, au début du SUS, n’étaient qu’une poignée d’entreprises. Certaines se trouvaient dans la région de l’ABC Paulista [1] et d’autres à Rio de Janeiro. La plupart étaient étrangères. Au moment de l’approbation de la Constitution, il aurait donc été facile pour le gouvernement de se ranger du côté du SUS. Mais il a fait le contraire : transformer quelques entreprises en des centaines, en accordant la contrepartie d’une exonération fiscale. Le SUS a été saboté, le marché de la santé a grossi et a attiré la classe ouvrière.
Le nouveau gouvernement Lula nous offrira-t-il des possibilités de changement ?
Nous avons été tellement malmenés pendant 34 ans qu’il ne sera pas possible de changer en une seule année de gouvernement, ni même durant un seul mandat. C’est un travail qui devra être réalisé sur une plus longue période, pour que des centaines de régimes privés commencent à perdre des clients. Cette stratégie doit être intelligente et très bien réfléchie, afin d’avoir suffisamment de force — et même dans ce cas, il faudra la poursuivre sur plusieurs mandats. Mais pour changer, il faut le vouloir dès maintenant.