Rio de Janeiro, à l’ombre de l’apartheid

 | Par Agnese Marra

Marielle Franco, 38 ans, a été assassinée de quatre balles dans la tête dans la nuit du 14 mars. Elle était l’enfant de la Maré, a cria da Maré, comme elle aimait à se faire appeler, pour que tout le monde soit bien conscient qu’elle était née dans l’une des plus grandes favelas de Rio de Janeiro. Et pour que tout le monde sache qu’elle en était fière. Marielle Franco était aussi conseillère municipale, sociologue, défenseure des droits de l’homme, noire — et l’une des femmes les plus appréciées des populations des favelas, dans lesquelles le personnel politique ne s’aventure d’ordinaire qu’en période de campagne électorale. Sa voix résonnait particulièrement fort lorsqu’il s’agissait de dénoncer le racisme et la violence policière subis par les communautés noires de Rio. La veille de son assassinat, elle écrivait sur Twitter : « Combien de personnes en plus doivent mourir pour que s’achève cette guerre ? », faisant référence à l’augmentation des exécutions sommaires dans des zones comme Acarí, où les militaires ne laissent pas de répit aux populations locales depuis qu’ils ont pris en main le contrôle de la sécurité publique de la ville. « Il faut qu’ils arrêtent de tuer des jeunes Noirs », disait-elle encore dans un autre message, publié 72 heures avant sa mort.

Marielle Franco donnait une voix à des personnes telles qu’Evarildo dos Santos : cet ouvrier de 52 ans à la peau sombre reconnaît regarder plusieurs fois son téléphone quand il sort du travail ou arrive chez lui. Si sa femme lui envoie un message d’alerte, il suit alors scrupuleusement un protocole établi. Il descend du bus un arrêt avant le sien, prend une gorgée d’air, vérifie que sa chemise est bien rentrée dans son pantalon, se lisse les sourcils comme s’il pouvait effacer la fatigue de la journée et fait un signe de croix. « PM [Police militaire] dans le quartier », indique le SMS. Evarildo marche lentement, la tête basse, et espère ne pas être arrêté. « - Pourquoi ils vous arrêteraient ? - Parce que je vis dans la favela. Ici, nous sommes tous suspects. » Comme Evarildo, Cleide Lima, 32 ans, vit dans le quartier de la Maré. Elle a quatre fils et s’inquiète constamment pour eux. Pour ceux de 15 et 13 ans en particulier, « parce qu’ils sont les cibles typiques des tirs des militaires, qui pensent que n’importe quel gamin est un trafiquant », dit cette femme au foyer qui ne trouve plus le sommeil depuis que le président Temer a annoncé la prise de contrôle par l’armée de la sécurité publique de l’État de Rio de Janeiro. Cette mesure a sans cesse été dénoncée par la conseillère municipale de la Maré depuis le 16 février dernier. C’est cette décision qui, d’après le témoignage du juge André Bezerra, a « indirectement tué Marielle ».

Renata Trajano, 38 ans, ne plaisante pas quand elle dit avoir un « master en relation avec les militaires ». Elle habite depuis 20 ans dans le Complexo do Alemão, le Quartier de l’Allemand, l’une des favelas les plus violentes de la ville — la vue qu’elle en a depuis la terrasse de son logement en fait l’un des lieux les plus convoités des militaires. « Ils entrent et détruisent tout, cassent les meubles, prennent l’argent quand il y en a, effraient ma famille, ils sont tous pareils », témoigne cette médiatrice sociale. Quand, il y a un mois, Michel Temer a annoncé le décret d’intervention militaire « parce que le crime organisé s’est converti en une métastase dans l’État », Trajano a pris cette mesure exceptionnelle, jamais vue depuis les temps de la dictature, comme une formalité de plus. De la même façon qu’il le fait chaque été lorsque le gouvernement annonce la campagne contre la dengue, Trajano a diffusé son propre message pour avertir les voisins de l’arrivée des militaires. Ses conseils, publiés sur les réseaux sociaux, sont les suivants : « En cas d’intervention militaire, n’oubliez pas de vous munir de documents d’identité en règle, de votre carte de sécurité sociale et de votre confirmation de résidence pour être en mesure de les montrer immédiatement aux soldats lors des contrôles. »

Ses conseils furent prémonitoires. Le jour suivant, la une de tous les journaux relatait non seulement comment les militaires arrêtaient les habitants des favelas pour contrôler leurs papiers, mais encore comment ils les photographiaient avec leurs téléphones personnels sans mandat ni autorisation aucune : « Je trouve assez curieux que tout le monde s’offusque de cette situation. Nous sommes depuis toujours considérés comme des citoyens de seconde zone, nous n’avons pas le droit de nous déplacer librement, nous sommes contrôlés pour le simple fait de vivre dans une favela, nos enfants n’ont pas droit à une éducation digne ce nom parce que les écoles sont toujours fermées. L’État n’arrive dans nos quartiers que sous la forme d’un fusil. » Cette même semaine, la médaillée olympique Rafaela Silva dénonçait un autre cas de discrimination. Alors que la judoka quittait l’aéroport en taxi, une voiture de police s’est arrêtée à sa hauteur et a immobilisé le véhicule. Les policiers, l’arme au poing, firent alors descendre la sportive et le chauffeur, avant que celui-ci ne fasse remarquer que sa passagère était « celle des Jeux olympiques » ; ce à quoi on lui répondit : « Ah, d’accord, je pensais que vous l’aviez prise dans une favela. » Silva a rapidement dénoncé le traitement reçu su Twitter : « Combien de temps allons-nous encore supporter tant de discrimination envers les populations des favelas ? »

Agnese Marra
Traduit de l’espagnol par Thomas Misiaszek

Voir en ligne : BALLAST

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