Rencontre avec Rolf Hackbart, président de l’INCRA

 | Par Susana Bleil

Rencontre avec Rolf Hackbart, président de l’INCRA, de passage à Paris


La réforme agraire au Brésil : pourquoi peine-t-elle à devenir une réalité ?

Le MST commémore ses vingt-deux ans ce mois-ci. Pendant ces années, les actions politiques et pacifiques du MST ont fait de la réforme agraire une cause publique, non seulement au Brésil, mais dans le monde entier. Toutefois, si l’on compare le poids politique du MST et le nombre des familles réclamant une terre (4,5 millions) au nombre de familles ayant effectivement accédé à la terre depuis la naissance du mouvement (550 000 tous mouvements confondus, 159 000 organisées en son sein), force est de constater que : la réforme agraire est loin d’être une réalité au Brésil ! Le questionnement qui s’ensuit ne peut qu’être : qu’est-ce qui empêche la réforme agraire au Brésil ? Résoudre cette énigme ne sera pas possible en un article. Cependant, nous souhaitons mettre en lumière quelques actions de deux acteurs directement impliqués dans ce processus : l’INCRA (Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire) et les juges, avec l’espoir que cette réflexion puisse rendre plus compréhensible le paradoxe que nous indiquions précédemment. Nous nous baserons sur plusieurs sources : un discours de Rolf Hackbart, président de l’INCRA, de passage à Paris, ainsi que des articles de journaux brésiliens abordant le conflit entre le MST, les propriétaires de terre et le rôle des juges dans ces affaires.

La réforme agraire est-elle une lutte de tous ?

Entre le 8 et le 10 novembre 2005, à l’Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales (EHESS) à Paris, a eu lieu un colloque intitulé Réforme agraire et recomposition des liens sociaux au Brésil. Les invités étaient, en grande majorité, des chercheurs brésiliens émérites sur la thématique. Parmi eux se trouvait le président de l’INCRA venu exposer les actions de l’Institut ainsi que les entraves qu’il rencontre.

Son discours a visé, premièrement à expliquer les différentes manières de voir la réalité concernant la propriété de la terre, au Brésil : « Pour beaucoup d’intellectuels et de leaders politiques ainsi que pour les médias, il n’existe plus aujourd’hui de question agraire au Brésil ». Pour quelle raison commence-t-il son propos avec la constatation que pour une grande partie des Brésiliens, notamment ceux qui ont du pouvoir, la question agraire est un problème dépassé voire archaïque ?

Il a besoin, avant de passer aux actions réalisées, de donner le contexte où il est appelé à agir : un environnement où ceux qui ont de la terre ainsi que le pouvoir (l’Union démocratique ruraliste (UDR), organisation conservatrice, compte 154 députés au congrès national qui lui sont liés) sont hostiles aux actions de l’INCRA.

En prenant ensuite position, il souhaite se démarquer des conservateurs et énumère les raisons qui, selon lui, font encore de la réforme agraire une priorité nationale :

a) « L’énorme concentration de terre est un problème grave qui demande solution »

b) « Pour la population qui n’a pas d’installation, les chômeurs, la réforme agraire est la seule condition de survie » ;

c) « La seule manière de préserver l’environnement est à travers la réforme agraire. La population traditionnelle comme les seringueiros[1], les ribeirinhos[2], les agriculteurs familiaux sont ceux qui préservent l’environnement depuis toujours ». Et d’ajouter : « Je défie n’importe quel intellectuel au Brésil et même en France de prouver qu’il n’y a pas, actuellement, de question agraire au Brésil ».

Qui a le pouvoir réel de distribuer (ou non) des terres improductives au Brésil ?

Rolf Hackbart parle des défis que doit affronter l’Institut qu’il préside : « Il faut renforcer l’INCRA. Tout ceux qui disent qu’il n’y a pas de question agraire aujourd’hui, disent aussi que l’Etat n’a pas besoin de l’INCRA, qu’il suffirait d’une petite agence pour régler les questions de la terre ». Par ce propos, il explique que l’INCRA dérange une partie de la population et qu’il pourrait même subir des transformations. C’est une institution très fragile, qui reste, à la fin du processus de désappropriation, sans le pouvoir de mener à bien la réforme agraire.

Et si l’institution chargée de distribuer la terre n’a pas ce pouvoir... où est-il alors ?

D’après Hackbart, « il faut modifier le pouvoir judiciaire. C’est le juge qui a le dernier mot sur la nature de la propriété ».

Il relate qu’a plusieurs reprises l’action publique a été court-circuitée par une autre, plus légitime aux yeux de la communauté brésilienne : celle des juges.

Suite à l’évaluation technique de l’INCRA, établissant l’improductivité d’une terre, lorsqu’un juge établit une emissão de posse [document juridique établissant l’institut public comme propriétaire légitime], le processus peut être avorté par la contestation des propriétaires. En effet, ils peuvent exhorter le juge à faire un rapport différent de celui de l’INCRA. Celui-ci, revient alors en arrière, et établit une reintegração de posse [document rétablissant le droit de propriété à ses anciens propriétaires].

Mais comment un juge peut-il justifier ces deux décisions différentes pour une même terre ? Comment une terre peut-elle passer du statut d’improductive à productive en quelques jours ?

Selon le président de l’INCRA, c’est le fait de juges qui méconnaissent la loi. Ils vont agir selon certains principes idéologiques. Un juge déclarait récemment : « Je suis contre la réforme agraire ! ».

Si la vocation de la loi est d’établir la volonté générale, au Brésil, il y a des juges qui agissent selon des intérêts particuliers, et qui jugent au cas par cas, en sortant de la logique de justice qui devrait guider l’application de la loi dans un pays démocratique.

Rolf Hackbart a remercié, pour finir, les mouvements sociaux [il a compté 74 mouvements différents luttant pour la réforme agraire au Brésil], grâce auxquels l’Etat arrive à réaliser le minimum de sa politique de réforme agraire. Toutefois la phrase qui reste dans ma mémoire : « Nous vous demandons de nous aider ! ».

Il semble conclure par un appel aux chercheurs brésiliens et français de l’aider à faire appliquer la loi au Brésil : distribuer les terres improductives.

Son discours apporte donc au moins deux réponses à la question posée au début de cet article : d’une part, le pouvoir au Brésil n’est pas une prérogative de l’Etat car certains groupes utiliseront l’Etat pour faire valoir un bénéfice particulier - conserver les terres. D’autre part, l’opinion publique nationale et internationale est la seule capable de rétablir l’Etat dans sa mission : être vigilant pour que le bien de tous soit respecté, en l’occurrence : octroyer des terres aux familles des travailleurs ruraux qui en ont besoin pour vivre.

Par Susana BLEIL - Info Terra - Janvier 2006

[1] Ouvriers qui récoltent le latex des hévéas sauvages.

[2] Population habitant aux alentours des fleuves.


INFO terra, mensuel édité par Frères des Hommes, 9 rue de Savoie, 75006 PARIS. Tél : 01.55.42.62.62. Fax : 01.43.29.99.77. E-mail : fdh@fdh.org. Site : http://www.fdh.org

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