Réélection de Lula : la victoire de la raison sensible

<img827|left> Si au lieu de dire « alors qu’ils mangent de la brioche », Marie Antoinette, la dernière reine de France, avait proposé au peuple le programme « Bolsa Familia », qui a fait le succès de Lula pendant son dernier mandat, cela aurait rendu plus difficile la prise du pouvoir par la bourgeoisie au XVIIIème siècle.

Il faut dire que ce programme, dont bénéficient plus de 40 millions de Brésiliens, a joué un grand rôle dans la réélection de Lula. Mais pour mieux comprendre cette victoire je vous invite à laisser tous les chiffres de côté et à réfléchir aux changements survenus dans la manière de faire de la politique dans la postmodernité. Les explications que je vous propose m’ont été inspirées par la lecture des ouvrages du sociologue français Michel Maffesoli, Le Temps des Tribus et L’éloge de la raison sensible.

Nouvelle socialité

Maffesoli dénonce la non adhésion des masses aux partis structurés et la saturation de la politique. Les nouvelles formes d’agglutination des populations sont plus spontanées, plus intensives et moins structurées que par le passé. Cette nouvelle socialité se développe comme un nouveau tribalisme.

Selon Maffesoli, le tribalisme a toujours existé, mais actuellement, il a pris une vitalité exacerbée et s’est intégré au sein des masses à partir de valeurs traditionnellement non prônées par les politiciens. L’insistance avec laquelle Alckmim, le candidat perdant, répétait : « regardez vers l’avenir », révèle sa méconnaissance des attentes des jeunes générations. Le « présentéisme » dont parle Maffesoli est le sentiment qui prévaut chez les gens, qui ne peuvent plus supporter les difficultés actuelles, en attendant d’improbables miracles dans le futur. La sotériologie - doctrine de la salvation - renforcée par les grandes religions de la modernité et soutenue par l’idéologie capitaliste, mobilise difficilement les populations de la postmodernité. La tribu ne se projette pas dans l’avenir, elle vie intensément et frénétiquement le moment présent et tout ce qui est concret.

La socialité émergeant de la postmodernité se caractérise moins par l’engagement politique que par les émotions vécues. La réélection de Lula ne dépendait pas seulement de l’appui de militants conventionnels. En fait, il est rentré dans l’histoire pour avoir déstabilisé la droite et déstructuré la gauche brésilienne. Lula a bien été élu par des tribus qui se sont identifiées à son esthétique de l’accueil. Selon Maffesoli, le ciment qui permet d’agréger les gens est avant tout l’affectuel et le sentiment d’appartenir à un groupe. Malgré ses courtes années d’études, ce qui irrite tant les intellectuels, Lula a prouvé qu’il était pourvu d’une raison sensible apte à comprendre cette nouvelle logique sociale.

Dans son débat politique, Lula a inauguré une esthétique pré-académique et postmoderne du discours, focalisée sur la musicalité verbale et sur de captivantes images métaphoriques. Les paroles de Lula laissent apparaître une harmonie et un rythme issus des chansons gravées dans son inconscient pendant son enfance à l’intérieur du Nord Est du Brésil. Ainsi son expression verbale devient facilement assimilable, en particulier par les gens peu cultivés. Bien qu’il n’ait jamais collectionné les diplômes, ou peut-être à cause de cela même, le président a élaboré un discours captivant, perfectionné depuis l’époque où il était leader syndical et où, monté sur la carrosserie d’un camion, il s’adressait à des milliers d’ouvriers.

Loyautés multiples

Dans l’Etat du Maranhão, Lula a reçu l’appui du Parti du Front Libéral (PFL). A Bahia, les électeurs qui ont voté Lula sont les mêmes que ceux qui ont élu le neveu de Antonio Carlos Magalhães, un stigmate de ce qui existe de plus conservateur dans la politique brésilienne. Maffesoli nous aide à comprendre ces apparentes contradictions en évoquant l’"allégeance multiple" qui se développe dans la postmodernité. Cette inconstante fidélité des électeurs révèle une posture bénévole et sans préjugés face à la possibilité de vivre de multiples expériences et d’adopter des valeurs, non nécessairement compatibles ni cohérentes. En fait, la tribu lie les gens mais en même temps les laisse libres. Chaque personne peut participer à une infinité de groupes et investir en chacun d’eux une partie d’elle-même. Selon Maffesoli, ces « papillonnages » sont une des caractéristiques essentielles de l’organisation sociale qui est en train de s’ébaucher au sein de la postmodernité.

Il faut aussi rappeler que la personne ("persona") maffesolienne vit une relation contradictoire et complémentaire, donc dialectique, avec la masse et avec la tribu. Tout en se perdant dans l’universalité abstraite de la masse, l’individu se singularise dans ses relations particulières et concrètes avec la tribu. Et Lula fut plus compétent que son adversaire pour établir un lien émotionnel avec ses électeurs et faire émerger une identification tribale avec ce qu’il représentait, en tant que candidat, en ce moment historique. Il est important de rappeler que cette identification est éphémère, circonstancielle et non définitive, ce qui, à notre époque, est le propre des relations tribales.

Les bals funk et les raves parties attirent plus les jeunes que les meetings de campagne. Danser ne serait-se pas une forme de participation politique plus en accord avec la logique postmoderne ? En observant Lula à la tribune on peut remarquer ses incessants mouvements corporels. Lula danse à la tribune sur un rythme communautaire, tribal et organique, au son de sa propre voix rauque, encrassée, imparfaite, fausse, amicale, brésilienne...

Au XVIIIème siècle, les idéologues de la Révolution Française prônèrent la liberté économique, l’égalité culturelle et la fraternité juridique. Les millions de Brésiliens qui ont réélu Lula espèrent que notre Président postmoderne actualisera ces mots d’ordre et assumera le défi d’implanter au Brésil la liberté culturelle, l’égalité juridique, et surtout la fraternité économique.

Par Artur Roman, Docteur en Sciences de la Communication (USP), Professeur de l’UniFAE, Tuteur de l’AIEC, Curitiba - Paraná - Brésil, email : arturroman@uol.com.br


Note :

Michel Maffesoli (1944) est professeur de sociologie à la Sorbonne et directeur du Centre d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien (CEAQ - Sorbonne). Il fait partie du noyau de base des théoriciens de la société postmoderne en sociologie française contemporaine. A plusieurs reprises, il a été invité à enseigner dans diverses universités brésiliennes et à y donner des conférences. Il est l’auteur de 18 livres, dont 14 ont été édités au Brésil.

Ouvrages cités dans l’article :

Le temps des tribus. Ed. La Table Ronde, 2000 (3ème édition).

Éloge de la raison sensible. Ed. La Table Ronde, 1996.


Article repris de la revue Brazuca - novembre 2006


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