Question de lutte

 | Par Leonilde Medeiros

Construction d’exigences, identification d’adversaires et recherche d’alliances démontrent que la paysannerie n’est pas morte, comme l’a suggéré l’historien anglais Eric Hobsbawn.

Durant le siècle passé, les paysans ont mené à bien d’importantes luttes de résistance au changement de leur mode de vie et ont servi de support politique aux processus de transformations sociales qui ont marqué l’histoire de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique Latine. Ce sont les « révolutions paysannes du XXème siècle », comme les a appelées l’anthropologue Eric Wolf, dans un livre classique. Lors de certaines d’entre d’elles, les exigences de la paysannerie ont été ignorées car au long de l’histoire de la gauche, une issue offerte aux travailleurs ruraux était l’alliance avec les ouvriers urbains, considérés comme étant le seul segment social capable de porter une stratégie transformatrice : les paysans ont continué à être coincés au nom de changements qui ont ignoré leurs identités et leurs intérêts. Dans d’autres cas, leurs conquêtes ont été reconsidérées sur le long terme.

Dans les pays qui ne sont pas passés par des processus révolutionnaires, ceux qui vivaient du travail en zone rurale ont été les protagonistes d’un drame de nature diverse : au long de la modernisation des activités agricoles et de leurs conséquences - technicisation, contrôle croissant de l’accès aux marchés nationaux et internationaux par les grandes sociétés productrices etc. - les paysans, propriétaires terriens ou non, ont été expropriés. Les migrations, le plus souvent forcées, ont vidé les campagnes. À la pauvreté économique, s’est ajoutée la perte des racines et des identités. L’agriculture familiale destinée aux marchés locaux et à l’autoconsommation, l’attachement aux traditions et à la terre ont été perçus comme synonyme de retard.

Les réactions à ce processus de déstructuration sociale n’ont pas été minimes. En Amérique Latine par exemple, durant les trois décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les exigences de réforme agraire - dont certaines étaient plus réussies que d’autres - ont surgi de la lutte des travailleurs ruraux qui résistaient à l’abandon des terres où ils vivaient. Néanmoins, la diffusion de la révolution verte a intensifié le processus d’expropriation et les migrations ; elle s’est posée là comme étant une issue pour, d’une part, augmenter la production agricole, introduisant par la même la rhétorique de la perte de sens de la réforme agraire et, d’autre part, pour subordonner une fois pour toutes les activités agropastorales à la logique de production orientée vers les grands marchés des grandes sociétés productrices d’agrofournitures et de produits, alimentaires ou non.

En considérant cette trajectoire rapide et dominatrice de ce qu’aujourd’hui nous appelons l’agro-industrie, la vigueur des luttes paysannes et le rôle joué ces dernières années par les organisations qui représentent ce segment social, en particulier Via Campesina sont, sans aucun doute, une des bonnes surprises de l’histoire.

Tout au long de ces quatre jours de Forum Social, les situations vécues intensément par des paysans de diverses parties du monde ont été débattues, avec de riches nuances : Amérique Latine, Afrique, Asie et Europe. Dans tous les témoignages quelques thèmes communs se sont répétés : les effets de la privatisation croissante des ressources naturelles, comme la terre, l’eau et les semences, qui mettent en danger la reproduction des groupes sociaux. En particulier, dans le cas des semences, le problème du contrôle progressif par des laboratoires grâce à l’investissement dans des techniques d’amélioration génétique qui visent à l’augmentation de la productivité. Cela porte au débat le sujet de la brevetabilité du vivant, de la réduction drastique des espèces indigènes et de la biodiversité, risque augmenté par la diffusion de semences transgéniques.

Néanmoins, plus qu’un cri de révolte ou une lamentation pour des mondes déjà perdus ou proches de l’être, la construction d’exigences, l’identification d’adversaires, la recherche de nouvelles alliances furent abordés lors du Forum Social, réitérant ce qui déjà fut débattu lors du Forum Mondial de la Réforme Agraire de Valence, en Espagne, en décembre dernier. Dans cette perspective, il ne s’agit pas seulement de lutter pour les terres, mais de réclamer l’accès aux ressources naturelles, comme l’eau, les forêts, les semences, l’accès à l’utilisation de technologies appropriées à une petite échelle de production, non dégradantes pour l’environnement. Par ces chemins, ces groupes se trouvent face à ce qui est un des dilemmes naissants de ce siècle : la durabilité des processus de développement, tant en termes environnementaux que sociaux.

Néanmoins, à l’inverse de toute une trajectoire de la pensée de gauche qui a forgé des sujets abstraits, des ateliers et des débats se succédant dans l’espace dédié aux sujets afférents aux biens communs de la Terre et des peuples dans cette édition du Forum Social, l’affirmation du respect de la diversité, de la valorisation des cultures et des savoirs locaux émerge. Si ces paysans se positionnent comme des producteurs qui exigent des politiques publiques, des nouvelles règles pour le commerce des produits alimentaires, le droit à la libre utilisation des ressources naturelles etc., ils s’affirment aussi et cherchent à se légitimer comme porteurs de valeurs, de cultures différenciées devant être préservées.

Par cette voie, ils refusent l’image du « retard » qui leur colle à la peau depuis toujours et s’affichent comme porteurs d’un avenir, non seulement du leur mais aussi de celui de l’humanité : la défense de la production d’aliments sains n’est pas un problème d’un groupe social, mais d’une société de plus en plus menacée par les risques de la contamination des sol, des nappes phréatiques et des aliments.

L’historien Eric Hobsbawn parle du décès de la paysannerie comme un des faits centraux du XXème siècle. Néanmoins, ils sont là, contestent l’espace public, politisent le quotidien et cherchent à apprendre les règles du jeu de la politique, à changer de position sociale et à trouver des chemins pour rompre la soumission. Au coeur de ces changements se situe une utopie sociale qui nourrit les résistances et la défense de ces nouveaux acteurs dans le refus de l’universalisation des relations marchandes, attirant l’attention sur des sphères de vie qui n’acceptent pas de se voir soumises au monde mercantile.

Par LEONILDE MEDEIROS - 1/2/2005

Source : Agência Carta Maior

Traduction : Bettina Balmer pour Autres Brésils

Leonilde Medeiros est enseignante en Développement, Agriculture et Société à l’Université Fédérale Agricole de Rio de Janeiro.

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