Projet « Esclavagistes » : 33 autorités brésiliennes ont des ancêtres liés à l’esclavage L’enquête a été réalisée avec le soutien du Pulitzer Center.

Ecrit par : Bianca Muniz, Bruno Fonseca, Mariama Correia
Source originale : Agência Pública
Traduit par : Adrien Sainty

Anciens présidents du Brésil, sénateurs de la République et gouverneurs des États brésiliens : tous ces postes importants ont un point commun. Ils ont été et sont encore occupés par des personnes descendant d’hommes et de femmes ayant eu une quelconque relation avec des personnes réduites en esclavage dans le pays.
C’est la conclusion principale du Projet "Escravizadores", une enquête inédite menée par l’Agência Pública, qui a cartographié les ancêtres de plus de cent autorités brésiliennes de l’exécutif et du législatif afin d’identifier d’éventuels cas d’utilisation de main-d’œuvre asservie.

Le résultat de cette cartographie révèle que, sur les 116 personnes étudiées, au moins 33 auraient des ancêtres liés à des personnes réduites en esclavage. Beaucoup de ces responsables politiques ne connaissaient même pas leurs ancêtres ou n’entretiennent pas de relation étroite avec leur lignée.

Parmi les huit présidents de la République depuis la fin de la dictature de 1964, la moitié figure sur cette liste : José Sarney, Fernando Collor, Itamar Franco et Fernando Henrique Cardoso.

Sur les 81 sénateurs, 16, soit un cinquième, se retrouvent également dans cette situation. Il s’agit de : Augusta Brito (PT-CE), Carlos Portinho (PL-RJ), Carlos Viana (Podemos-MG), Cid Ferreira Gomes (PSB-CE), Ciro Nogueira (PP-PI), Efraim Filho (União-PB), Fernando Dueire (MDB-PE), Jader Barbalho (MDB-PA), Jayme Campos (União-MT), Luis Carlos Heinze (PP-RS), Marcos do Val (Podemos-ES), Marcos Pontes (PL-SP), Rogério Marinho (PL-RN), Soraya Thronicke (Podemos-MS), Tereza Cristina (PP-MS) et Veneziano Vital do Rêgo (MDB-PP).

Parmi les 27 gouverneurs, près de la moitié, soit 13, ont également été inclus dans cette enquête : Carlos Brandão Júnior (PSB-MA), Cláudio Castro (PL-RJ), Eduardo Riedel (PSDB-MS), Fátima Bezerra (PT-RN), Gladson Camelli (PP-AC), Helder Barbalho (MDB-PA), João Azevêdo (PSB-PB), Jorginho Mello (PL-SC), Rafael Fonteles (PT-PI), Raquel Lyra (PSDB-PE), Romeu Zema (Novo-MG), Ronaldo Caiado (União-GO), et Tarcísio de Freitas (Republicanos-SP).

Réduits en esclavage dans les plantations, les maisons et le commerce

Les relations des ancêtres des autorités brésiliennes avec l’esclavage sont variées. L’arrière-arrière-grand-père de l’ex-président Fernando Henrique Cardoso, par exemple, était le colonel José Manoel da Silva e Oliveira, né vers 1771 dans le Minas Gerais. Ce militaire fut une figure importante dans l’exploitation de l’or dans les anciennes capitaineries de Minas et de Goiás. Selon des archives historiques, lors de l’une de ses expéditions pour découvrir de nouveaux sites miniers, il aurait utilisé des personnes réduites en esclavage, qui périrent tragiquement en chemin à cause de maladies.

L’enquête a révélé de nombreux cas d’ancêtres de politiciens actuels ayant exploité des personnes réduites en esclavage dans des fazendas (grandes exploitations agricoles au Brésil), pour la culture et la récolte de la canne à sucre, dans la production de coton ou encore dans des plantations de tabac, notamment dans le Recôncavo Baiano.

On trouve également des cas de personnes réduites en esclavage qui vivaient dans les résidences de leurs maîtres, accompagnant et s’occupant des personnes âgées, comme l’indiquent certains testaments. D’autres voyageaient en compagnie de leurs propriétaires. Enfin, des registres de transactions, d’achat, de vente, voire de location de ces personnes réduites en esclavage ont également été découverts.

« Ce n’étaient pas seulement les grands propriétaires terriens qui possédaient des esclaves, mais aussi des commerçants, des personnes ayant de petites propriétés, souvent limitées à une production pour leur propre consommation ou, au mieux, pour la vente locale, mais pas nécessairement pour l’exportation. Ces personnes possédaient un ou deux esclaves qui effectuaient ce travail », explique l’historienne et éducatrice sociale Joana Rezende.

"De nombreuses personnes possédaient des esclaves qui étaient, par exemple, loués à d’autres individus ou pour d’autres propriétés [...] Il existait diverses manières d’exploiter un esclave, pas seulement dans les plantations ou les champs", ajoute-t-elle.

Méthodologie de l’enquête

Pour parvenir à ces conclusions, l’Agência Pública a élaboré une méthodologie d’enquête avec les chercheurs en généalogie du Núcleo de Estudos Paranaenses de l’Université Fédérale du Paraná (UFPR), sous la coordination du sociologue et professeur Ricardo Oliveira. Selon lui, ces structures de pouvoir et de parenté constituent un phénomène généalogique, dans lequel "les transmissions d’héritages, de revenus, de patrimoine, et de scolarité jouent un rôle déterminant pour comprendre le statu quo".

Le chercheur explique que les familles riches du XXIᵉ siècle sont, en grande partie, issues des mêmes groupes familiaux fortunés du XXᵉ siècle, une structure enracinée dans des mariages et alliances formés à l’époque impériale et coloniale. "Cela forme un noyau dur de continuité sociale dans la classe dominante", conclut-il.
En examinant la période de l’esclavage et la classe dominante traditionnelle, il observe que la présence au pouvoir de personnes ayant des ancêtres esclavagistes est liée à une structure agraire, dominée par de grands propriétaires terriens esclavagistes, apparus avec la distribution des premières sesmarias [concession de terres, accordée au Brésil par le gouvernement portugais, également un moyen de peuplement du territoire et de récompenser les nobles, navigateurs ou militaires pour services rendus à la couronne, ndt]. Pour étudier ces relations, la généalogie repose sur des documents produits après l’établissement de la République (comme les registres civils, de mariage, naissance et décès) ainsi que, pour le XIXᵉ siècle et avant, sur les archives paroissiales contrôlées par l’Église (baptêmes, mariages, etc.).

À partir de cette base, environ 500 documents ont été examinés, incluant des registres paroissiaux et notariaux, des journaux anciens conservés dans des hémérothèques, des archives publiques, ainsi que des travaux académiques issus de diverses universités brésiliennes. En tout, plus de 200 relations familiales ont été documentées.

Les 33 politiciens dont les ancêtres auraient eu des liens avec l’esclavage ont été contactés par l’Agence Pública et ont eu le temps d’examiner la généalogie, les documents présentés, et de répondre au reportage.

Vous pouvez consulter la méthodologie complète via un article en portugais de l’Agência Pública

Il est important de souligner que les autres figures politiques qui ne figurent pas dans le groupe des 33 pourraient également avoir des ancêtres liés à l’esclavage. Le manque de documents et la difficulté d’accès aux archives historiques empêchent de reconstituer avec précision toutes les relations esclavagistes dans la généalogie des autorités.

L’enquête s’inspire d’initiatives similaires réalisées aux États-Unis, par Reuters, qui a révélé que plus de 110 membres de la haute classe politique américaine sont descendants d’esclavagistes, et au Royaume-Uni, par The Guardian, dont le conseil d’administration a financé une recherche sur les liens entre le fondateur du journal, ses financiers et la traite négrière.

Le projet Escravizadores souhaite continuer à explorer ces connexions. L’objectif est également d’investiguer les membres du pouvoir judiciaire et d’autres autorités de l’exécutif et du législatif, notamment les députés.

La dette de l’État brésilien envers l’esclavage

L’esclavage a été utilisé dès le début de la colonisation du Brésil pour les activités économiques, générant des richesses pour les Portugais puis pour les propriétaires d’esclaves locaux. Comme le souligne Danilo Marques, docteur en histoire et professeur à l’Université Fédérale d’Alagoas (Ufal), des traces du trafic d’esclaves existent dès le premier siècle de colonisation au Brésil, ainsi que des récits de résistance.

« On trouve les premiers navires négriers dès les années 1550, les débuts des plantations de canne à sucre dans le Nord-Est, qui constituaient la destination finale de ces Africains et Africaines réduits en esclavage. Ainsi, on trouve les premières informations sur les quilombos autour de 1570, à Bahia, ainsi que sur une révolte d’esclaves à Porto Calvo [Alagoas] vers 1590, qui serait probablement à l’origine du quilombo des Palmares », explique-t-il.

Le docteur en histoire et professeur à l’Université de São Paulo (USP), Alain El Youssef, souligne que l’esclavage n’est pas une pratique inventée par l’impérialisme des Amériques, mais c’est dans cette région qu’il a pris la forme d’une activité commerciale. Cette activité faisait tourner l’économie coloniale tout en constituant une source de profit en elle-même pour ceux qui trafiquaient ces personnes.

"Il y avait, par exemple, de l’esclavage en Afrique, comme dans de nombreux autres continents et sociétés. La différence réside dans le fait que cet esclavage n’était pas de nature commerciale, comme nous le voyons dans le processus de colonisation du Brésil et, plus tard, au XIXᵉ siècle, alors que le Brésil était déjà un pays indépendant. Autrement dit, personne ne réduisait quelqu’un en esclavage dans les sociétés africaines dans le but de le vendre. Ce qui existait, en réalité, était une forme d’esclavage résultant de conflits entre deux ou plusieurs communautés", explique-t-il.

Selon Valéria Gomes Costa, docteure en Histoire et professeure d’Histoire à l’Université Fédérale du Pernambouc (UFPE), l’esclavage – et la manière dont il a été aboli, sans compensations ni droits pour les personnes réduites en esclavage – a laissé une dette envers les descendants des personnes privées de liberté. "L’État républicain a une dette immense et impayable envers la population noire. Il a promis et n’a pas tenu parole en matière de citoyenneté, de logement digne, d’éducation, de santé", déclare-t-elle.

Des initiatives de réparation, qui attribuent la responsabilité à l’État et à des institutions liées au gouvernement brésilien, commencent à voir le jour au Brésil. Un cas récent concerne la Banque du Brésil, dont les liens avec le financement de la traite des esclaves ont été mis en lumière par un groupe de chercheurs l’année dernière. Cette enquête a conduit à l’ouverture d’une procédure civile contre l’institution.

L’historienne Joana Rezende soutient que cette réparation doit inclure la préservation, la recherche et la diffusion des archives documentant l’esclavage au Brésil, accompagnées d’une réflexion sur la manière dont les personnes privées de liberté étaient représentées.

"La majorité des documents que nous avons de cette période sont des documents institutionnels : registres notariaux, dossiers légaux, législatifs, et même des journaux. Nous parlons d’une époque où les personnes réduites en esclavage avaient très peu de chances de produire ces documents ou d’y figurer comme des acteurs actifs. Souvent, la perception que nous avons de la vie et de l’expérience des personnes réduites en esclavage est médiatisée par un greffier, une figure politique, ou un représentant qui ne les considérait pas nécessairement comme des individus à part entière, car elles n’étaient pas perçues ainsi", explique-t-elle.

L’historienne soutient que ce travail de récupération et de réflexion critique sur la période esclavagiste doit devenir une politique publique de l’État brésilien. "Il incombe au gouvernement, non seulement à travers les archives nationales, la préservation de ces documents, et les politiques de récupération des archives, mais aussi en soutenant activement la recherche avec des programmes spécifiques dédiés à la restauration de cette mémoire", affirme-t-elle.

Voir en ligne : Article original en portugais

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