Auteur : Ana Rosa Chagas Cavalcanti
(Relecture : Mathilde Moaty)
Au Brésil, la compréhension de ce qu’est l’espace, le droit au logement et le droit à la ville, est troublée par l’échec du système d’habitation de masse pour les moins privilégiés et les expulsions des habitants des favelas.
J’insiste ici sur le fait que les favelas constituent un système authentique et indiscutable d’habitation de masse, appartenant aux classes ouvrières. De plus, la composition des espaces physiques et des processus sociaux y sont beaucoup plus vibrants et engagés - avec une approche communautaire des modes de co-production : relation entre les espaces publics, privés et partagés - que le modèle alternatif proposé par l’urbanisme brésilien traditionnel avec d’immenses bâtiments standardisés, dépourvus d’installations publiques et d’espaces communs. Ce questionnement ne se prête évidemment pas à une apologie de l’urbanisme du « suburbain », ni à l’urbanisme « du pauvre », mais bien à exposer l’habitation comme un système complexe où les dynamiques spatiales changent constamment.
Par ailleurs, peut-être nous manque-t-il à nous architectes et urbanistes, un système d’apprentissage et de représentation des dimensions, occupations et usages de l’habitation dans les favelas, tout comme une connaissance profonde des dimensions et langages partagés par les habitants.
En effet, si quelques études sociales sur les habitants des favelas et leurs constructions, engagées sur le sujet de l’habitation sociale - notamment des études anthropologiques, sociologiques et ethnographiques – sont utilisées par les architectes, c’est presque toujours avec une approche contemplative, et non proactive. Utiliser ces données sur les usages et le quotidien avec une approche heuristique conjointe aux demandes des habitants de favelas serait une avancée considérable. Cette question plutôt banale n’est pourtant pas toujours assez accordée avec les macro-théories de l’espace. Ceci est dû au fait que le quotidien reste aujourd’hui un aspect très localisé, et spécifique d’une critique plus vaste du design des habitations. Ce qui empêche de concevoir des habitations construites avec le savoir-faire des habitants et d’accompagner les subversions, les échanges, les variations de l’espace. [1]
Les favelas restent un domaine encore profondément inconnu pour ceux qui n’y vivent pas. Sans un approfondissement, il est presque impossible de parvenir à des propositions pour des habitations sociales en accord avec les intérêts des habitants. Outre les quelques projets architecturaux comprenant un processus participatif et la consultation des habitants en ce qui concerne les espaces des favelas (une initiative qui existe seulement de manière atypique et sporadique au Brésil), ce qui freine une bonne proposition d’amélioration des espaces dans les favelas, c’est une critique analytique et qualitative du quotidien : observations des familles, de l’économie, des valeurs et des ressources produites dans les favelas. Une cartographie des flux, des infrastructures, des milieux des favelas.
D’où la nécessité d’analyser ces aspects, lorsque l’on étudie les chiffres abasourdissants de la pénurie de logement sociaux au Brésil – 3,6 millions d’unités de logements sociaux d’ici 2025, selon le dernier rapport de UN Habitat [2]. Bien évidemment, la construction d’ensembles urbains d’habitations via tabula rasa, accompagnée d’expulsions, n’est pas une alternative soutenable, ni viable dans le contexte de l’économie mondiale qui change les modes de production de ville ; ce à quoi s’ajoute aussi la récente crise au Brésil.
L’expérience de l’urbain, selon la théorie marxiste de Lefebvre [3], Castels [4] et Harvey [5], nous rappelle que les dimensions urbaines ne comprennent pas seulement la dimension physique de l’espace. Il faut aussi prendre en compte l’étendue des imaginaires, du collectif, des expériences individuelles et collectives. Car l’espace, comme dirait Lefebvre, est une construction qui se ne base pas seulement sur les aspects matériels, mais également sur le quotidien, les sens, l’ imaginaire.
Les méthodes analytiques ne sont pas effectives pour examiner les sens. L’expérience personnelle des habitants est ce qui importe, leurs relations sociales et individuelles avec l’espace. La Science des Favelas s’inscrit dans le quotidien, dans ces subversions. Au lieu de consulter les habitants pour redéfinir leur expériences spatiales, pour inscrire un moment, une précision de l’espace, il conviendrait de les laisser parler, dessiner leurs espaces et apprendre de leurs logiques.
Royer [6] (directrice de la Banque CAIXA – Minha Casa Minha Vida) confirme que le nombre de maisons du programme MCMV (Minha Casa Minha Vida) est la priorité – bien que son opinion personnelle d’architecte soit en désaccord avec la doctrine de sa pratique. Nous avons réussi à construire de belles villes segmentées, fonctionnelles, comme pourrait décrire Walter Benjamin quand il écrit sur "l’homme-étui" [7].
La grande passion des architectes brésiliens pour l’organisation, la segmentation, la quantification des espaces et une planification des masses sans consultation avec les personnes concernées, d’approche descendante, a contribué à la construction d’une identité singulière des mouvements d’architecture modernes, qui sont de vraies machines à compartimenter les espaces urbains, comme Brasilia, qui abrite paradoxalement la plus grande favela brésilienne. Il est curieux d’observer ce rapport : la ville plus rationalisée du Brésil est aussi la ville qui abrite la plus grande favela du pays, Sol Nascente.
Ici, nous prenons le cas de villes qui on été conçues pour accentuer les différences, mais qui sont aussi fortement marquées par des espaces de subversions et des espaces de rencontre, comme les plages, où tout le monde peut accéder et interagir. La vraie démocratie de ces espaces est évidemment virtuelle, conditionnelle, car les possibilités de rencontrer les différents acteurs sont aussi bouleversées par ces différences et par ces contradictions, ce qui fournit a ces espaces une caractéristique de contemplation du différent.
C’est ainsi qu’à l’extérieur de ces espaces, on ne réussit pas à concevoir une profonde planification de l’espace qui puisse à son tour permettre une démocratisation des espaces dans les villes brésiliennes. Pourquoi ? Des facteurs culturels et politiques ? Le silence de cette réponse nous indique que malgré l’étude d’articles, d’ouvrages, de pensées, de la philosophie de l’espace des favelas, il nous manque une pratique, capable de connecter les codes des habitants des favelas avec la Science, la théorie, et la politique des espaces. Nous devons alors forcer des concepts contre les complexités des réalités… Le quotidien doit être gagné, une nouvelle fois, par les sciences de l’architecture et de l’urbanisme, pour une puissance du dessin de ces relations sociales.
Références