Pour une économie solidaire au Brésil : l’expérience de Jardim Vitória

 | Par Geneviève Gallerand

C’est en 1986 que les premiers habitants sont venus planter leurs
racines sur un ancien site d’orpaillage alors épuisé près de la capitale
du Mato Grosso au Brésil, Cuiabá. La croissance fut rapide. En 2003 la
population était déjà estimée à 20 000 habitants. Le secteur fut alors
officialisé par les autorités et nommé Jardim Vitória. Depuis ces
débuts, la vie dans le quartier est teintée de plusieurs problématiques
telles que le manque d’emploi, le niveau de violence important, le mauvais
niveau nutritionnel de la population et le manque d’infrastructures
sanitaires.

Le quartier offre un portrait statistiquement semblable à d’autres
quartiers périphériques des grandes villes brésiliennes. Toutefois,
Jardim Vitória vibre depuis quelques années d’un nouveau dynamisme. Pour
cause, l’ONG Instituto Centro de Vida s’y est installée en 2000 pour
initier un projet expérimental de permaculture dans le quartier. Les
premières années furent consacrées à la mise en œuvre du projet
Quintais Produtivos [Jardins Productifs] qui a permis l’implantation
d’un jardin communautaire et de petits potagers chez les résidents du
quartier. Durant cette même période, des femmes se réunissaient pour
réfléchir à une façon viable de gagner de l’argent. Six années plus
tard, grâce à l’appui de cette ONG, elles acquirent leur espace de
travail ainsi que des machines à coudre, éléments indispensables à leur
travail et ont ainsi pu commencer sérieusement à produire des coussins
arborant les vives couleurs des habits traditionnels de la région.

Gestion politique de l’économie solidaire

Les activités de cette coopérative s’inscrivent dans le large mouvement
de l’économie solidaire au Brésil, mouvement accompagné depuis trois ans
par des propositions gouvernementales qui visent à formuler et à opérer
des politiques publiques pour ce secteur de l’économie [1]. Le
Secrétariat National de l’Économie Solidaire (SENAES), organe spécial
inséré au sein du Ministère du Travail et de l’Emploi, est né
lorsque des représentants actifs au sein du mouvement de l’économie
solidaire au Brésil se sont réunis dans un groupe de travail pour créer
en 2001 le Forum Brésilien d’Économie Solidaire (FBES) et pour ensuite pousser
le gouvernement à mettre en place des politiques publiques qui
permettraient de promouvoir les capacités des petits entrepreneurs ou
des programmes de micro-crédits [2]. En réponse à ce mouvement, le
gouvernement élu en octobre 2002 (soit le Parti des Travailleurs avec à
sa tête Luiz Inácio Lula da Silva) a annoncé lors du troisième Forum
Social en janvier 2003, la création d’un secrétariat au sein du
Ministère du Travail et de l’Emploi avec comme titulaire Paul Singer, un
des plus importants chercheurs sur la question de l’économie solidaire
au Brésil.

D’autres ministères interviennent dans ce domaine, comme par exemple le
Service Brésilien d’Appui aux Micros et Petites Entreprises (SEBRAE)
créé en 1972. Il appuie les coopératives et petites entreprises en leur
offrant des ateliers de formation technique, de gestion et les aide
dans la commercialisation de leurs produits au niveau national.

Mais les racines du mouvement de l’économie solidaire au Brésil s’ancrent
dans un contexte historique beaucoup plus complexe. Dans un recueil
extrêmement stimulant publié par l’université d’état du Mato Grosso,
deux chercheurs, Zart et Dos Santos [3] affirment : « L’économie
socio-solidaire vise à transformer les structures et les relations
sociales qui génèrent la marginalisation d’une partie de la population
et une dégradation de l’environnement
 ». Mais alors de quoi résulte
cette marginalisation de la population ?

La naissance d’une économie alternative

Dans les années 1930, le processus d’industrialisation et d’urbanisation
a entraîné la structuration d’un marché du travail au Brésil. C’est à
partir de cette époque que nous avons vu une croissance marquée jusque
dans les années 1980 par ce que l’on appelle l’assalariamento [marché
du travail formel]. Le salarié formel est titulaire d’un livret de
travailleur signé. Il peut jouir, à ce titre, du droit à la sécurité et
à la protection sociale prévue par la législation du travail, même si
l’employeur peut facilement, semble-t-il, détourner la loi nationale.

En regard avec ce patron de développement, a toujours existé au
Brésil une hétérogénéité dans le mode d’organisation du marché du
travail. D’une part, nous avons les entreprises « leaders » d’origine
multinationale qui montrent une productivité beaucoup plus importante
avec une faible concurrence et, de l’autre, un marché du travail dit
« informel », considéré comme retardé. La vision du gouvernement
brésilien à cette époque était que ces forces productives et
l’industrialisation entraîneraient naturellement une redistribution des
revenus et incorporeraient les travailleurs brésiliens dans le marché du
travail formel ; ce qui ne s’est pas produit.

La fin des années 80 est caractérisée par la fin d’un cycle économique.
Dans les années 90, une bonne quantité d’emplois étaient encore créés,
mais ils étaient davantage précaires. Le taux de chômage et d’emplois
non-formels augmentaient. Le nombre de chômeurs serait passé de 2
millions dans les années 80 à 11,7 millions en 2002 [4].

L’économie informelle

L’économie informelle englobe une diversité de situations contractuelles
qui sont perçues de façon générale comme un problème social et
économique [5]. Les employés de ce secteur auraient moins de chances de
conserver leur emploi actuel que les travailleurs du secteur formel et
auraient moins de chances de se considérer en bonne santé parce qu’ils
ont plus difficilement accès aux services de santé privés [6].

C’est dans ce contexte qu’ont surgi les initiatives d’économie
solidaire. L’économie solidaire comprend une diversité de pratiques
économiques et sociales organisées sous forme d’associations, de groupes
informels, de coopératives et qui réalisent une variété d’activités
(production agricole, élevage, pêche, production industrielle ou
artisanale, prestation de service) [7]. Elles interviennent pour offrir
un modèle alternatif de développement qui inclue les classes jusqu’alors
défavorisées de la société brésilienne
et qui à la fois reconnaissent le
rôle fondamental de la femme dans la création de cette économie,
recherche une relation d’échange et de respect avec l’environnement et
offre une valorisation sociale du travail humain [8].

L’économie solidaire dans un monde capitaliste

L’économie solidaire s’oppose à l’économie capitaliste qui vise
l’accumulation de biens et de capitaux et ce, à des coûts qui masquent
la valeur réelle des choses et qui aliènent le travailleur et le
consommateur du produit. Dans le système capitaliste, le travailleur
devient un simple instrument de production. L’économie solidaire a comme
objectif d’altérer les relations de pouvoir explicites ou implicites,
marquées par l’autoritarisme et qui caractérisent la majorité des
relations sociales, politiques et économiques
. Par exemple, à large
échelle, les politiques nationales des pays d’Amérique latine obéissent
à des normes définies par des organismes internationaux comme le Fond
Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale (BM). Des
représentants de ces institutions visitent souvent les institutions
gouvernementales dans le but de vérifier l’état des choses, question de
voir si les « devoirs » ont bien été accomplis [9].

Les nouvelles règles commerciales capitalistes opèrent en ouvrant les
frontières de l’information, de la culture et de l’économie. En
contrepartie, elles favorisent la ségrégation des petites économies qui
ne réussissent pas à s’insérer dans un marché devenu trop concurrentiel
et compétitif. Sous cet angle, on peut voir la mondialisation de
l’économie comme perpétuateur des inégalités socio-économiques, comme
vecteur favorisant l’impersonnalisation et l’individualisation et donc
un manque de sensibilisation entre les acteurs faisant partis de la
chaîne producteurs/consommateurs.

Une proposition éducative pour une transformation sociale

Pour sortir du joug capitaliste, différentes organisations sociales
tentent de formuler des propositions pour développer des économies
alternatives. Les coopératives d’économie solidaire représentent des
initiatives intéressantes car elles ont comme objectif de transformer
les travailleurs en collaborateurs
, de centraliser le pouvoir
décisionnel vers le travailleur et non en fonction du marché [10]. C’est
aussi un processus qui vise à l’autogestion.

Les bénéfices relatifs à la création d’une coopérative d’artisanat à
Jardim Vitoria vont donc plus loin que la création d’une source de
revenus. La création de coopératives d’économie solidaire correspond à
une proposition éducative pour les participants. Les participants
doivent apprendre à s’affirmer et à s’intégrer dans une dynamique
participative et coopérative. Elle permet à l’individu un renforcement de
ses capacités et une conscientisation de la place qu’il a comme individu
au sein de sa famille, de son groupe de travail, de sa communauté et
dans la société. Si de nouvelles valeurs et attitudes sont générées dans
un milieu de travail, peut alors en résulter des pratiques sociales
différentes venant de citoyens aptes à agir dans une société mondialisée
.


Par Geneviève Gallerand

Stagiaire dans l’’ONG brésilienne Instituto Centro de Vida à l’automne 2006.


Notes

1 : Espínola, Ruth. 2004. « Um ano de governo Lula : promessas a
cumprir, Entrevista com Paul Singer
 ». Informativo PACS, Instituto
Politicas Alternativas para o Cono Sul. Janvier/Mars 2004. Consulté le 6
novembre 2006. www.pacs.org.br/informativos/boletim_fev2004.pdf.

2 : Machado, Ilma Ferreira. 2006. «  Por uma pedagogia coletiva ». p. 109-115. Publié dans Educacao e Socio-Economia Solidária, Série
Sociedade Solidária
. Vol. 2. 2006. Édition UNEMAT.

3 : Zart, Laudemir Luiz et Josivaldo Constantino Dos Santos. 2006. « 
Apresentação : panoramas e praticas sociais para construção da educação e
da socio-economia solidária
 ». page : 7-16. Publié dans Educacao e
Socio-Economia Solidária, Série Sociedade Solidária
. Vol. 2. Édition
UNEMAT.

4 : De Oliveira, Angelina. 2002. « Texte d’intervention au CEDAC-
Brésil, Économie Solidaire et Démocratie Participative ». En ligne. 4
pages. www.cqc.qc.ca/pages_ap/articles.html. Consulté le 16 novembre 2006.

5 : Noronha, Eduardo G. 2003. « Informal, ilegal, injusto : percepções do
mercado de trabalho no Brasil
 ». Revista Brasileira de Ciências
Sociais
. Vol.18. No.53. En ligne.
www.scielo.br/pdf/rbcsoc/v18n53/18081.pdf. Consulté le 4 décembre.

6 : Neri, Marcelo Cortes. 2002. « Le travail décent et le secteur
informel au Brésil ». Bureau International du Travail de Genève.
p.42-43. En ligne. www.ilo.org/public/french/employment/infeco/download/abstract.pdf.
Consulté le 21 novembre 2006.

7 : Ministère du Travail et de l’Emploi du Brésil, Secrétariat National
de l’Économie Solidaire . 2005. « Atlas da Economia Solidaria no
Brasil
 ». En ligne.
www.mte.gov.br/Empregador/EconomiaSolidaria/conteudo/default.asp.
Consulté le 21 novembre 2006.

8 : Amorim, Brunu Marcus F. et Herton Ellery Araújo. 2004. « Economia
Solidária no Brasil : Novas formas de relação de trabalho ?
 ». IPEA,
Mercado do Trabalho. P.45-52. En ligne.
www.ipea.gov.br/pub/bcmt/mt_24i.pdf. Consulté le 16 novembre.

9 : Zart, Laudemir Luiz. 2006. « Possibilidades de fazimento da
universidade : características e opções entre a globalização e a
planetariedade
 ». page. 28-34. Publié dans Educacao e Socio-Economia
Solidária, Série Sociedade Solidária
. Vol. 2. Édition UNEMAT

10 : Dos Santos, Josivaldo Constantino. 2006. « Educacao Ambiental e
sócio-economia solidária : a persistência nas maneiras alternativas de
entender e viver a vida
 ». page 35-49. Publié dans Educacao e
Socio-Economia Solidária, Série Sociedade Solidária
. Vol. 2. Édition
UNEMAT.


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