Politique extérieure : échec ou succès ?

 | Par Emir Sader

<img688|left> La politique extérieure brésilienne est-elle un échec ou un succès ? Cela dépend du point de vue de qui l’analyse. Pour qui préférerait que le Brésil et l’Amérique latine aient adhéré à l’Alca [1], c’est un échec : nous devrions reprendre la politique extérieure de Fernando-Henrique Cardoso (FHC, ex-président du Brésil de 1995 à 2003). Celle-ci avait favorisé les relations avec les Etats-Unis et aurait mis l’Alca en application à partir de janvier 2005, avec toutes les conséquences néfastes d’un accord de libre échange où la présence de la plus grande puissance capitaliste du monde, qui détient 75% du PIB de la région, impliquerait non pas l’intégration de celle-ci, mais la subordination totale des économies du continent aux Etats-Unis.

Pour qui préférerait cette voie pour le Brésil et l’Amérique latine, la politique extérieure brésilienne est un échec, parce que c’est grâce à la ferme défense des intérêts du continent que la proposition de l’Alca faite par les Etats-Unis n’a pas été approuvée, tandis que les projets de l’intégration régionale sont allés de l’avant : tels le Mercosur, la Communauté sud-américaine des nations et le gazoduc continental. Alors que les pays qui, pendant cette période, ont signé le traité de libre échange avec les Etats-Unis, renoncent même jusqu’au droit élémentaire de légiférer sur l’environnement, en plus d’être livrés à la concurrence sans merci et ravageuse des entreprises nord-américaines. On franchirait alors une étape irréversible de renonciation à une politique monétaire autonome, facilitant la "dollarisation" des économies du continent. Cela fortifierait encore plus un monde unipolaire soumis à l’hégémonie impériale des Etats-Unis, qui militarisent les conflits et cherchent à imposer, de manière toute-puissante, leur « guerre infinie » au reste du monde. Tout ceci a été freiné, en Amérique latine, par la politique extérieure brésilienne qui a ouvert un espace favorable aux processus d’intégration régionale, ceux-ci devant être prolongés et approfondis.

De même, l’émergence du Groupe des vingt, lors de la réunion de l’OMC à Cancún, résulte des mobilisations de ceux qui prétendent qu’un autre monde est possible, depuis Seattle, en passant par tous les forums sociaux mondiaux, ainsi que de l’action des gouvernements qui luttent pour des politiques de défense des "globalisés" contre les "globalisateurs". Ils ont trouvé dans la politique extérieure brésilienne le principal acteur gouvernemental qui a permis la résurgence d’une articulation des pays du sud du monde, pratiquement disparue depuis deux décennies. Pour qui est partisan de la politique du libre-échange telle qu’elle est promue par les grandes puissances mondiales qui commandent l’OMC, responsable d’une concentration accrue de la richesse, de l’inégalité et de la misère dans le monde, la politique extérieure brésilienne a enregistré un échec de plus. Il aurait dû s’ajouter à l’ouverture aveugle des marchés nous poussant à importer encore plus de produits des pays du capitalisme central, ceci au détriment des produits et des services provenant des pays de la périphérie.

Pour ceux qui croient que le renversement des relations de pouvoir dans le monde, que le combat contre l’inégalité et la misère dans le monde, que la construction d’un monde multipolaire, passent par l’organisation des pays du sud du monde, cette politique brésilienne a représenté un succès, qui doit être renforcé et approfondi.

Pour qui préférerait que le Brésil soit un fer de lance de la politique impériale des Etats-Unis, appuyant le coup d’état contre Hugo Chávez au Venezuela, qu’il ait agi de manière toute-puissante contre la légitime nationalisation du gaz bolivien, qu’il ait soutenu l’intervention militaire des Etats-Unis en Colombie, ainsi que leurs agressions et menaces contre Cuba, le Venezuela et la Bolivie, la politique extérieure brésilienne est une désillusion et un échec.

Ceux qui valorisent l’émergence de l’Alba, de la Communauté sud-américaine des nations, du gazoduc continental, de la Telesur, de la Petrosur, de la Petrocaribe, doivent comprendre que le Brésil, qu’il participe directement ou non à ces processus d’intégration régionale, est un vecteur essentiel pour la création et l’entretien de ces espaces d’articulation indépendante par rapport à l’hégémonie des Etats-Unis, dans la mesure où il ouvre un ample spectre d’alliances qui vont de la Bolivie, du Venezuela, de Cuba, jusqu’à l’Uruguay et l’Argentine, en passant par notre pays.

La continuité et l’approfondissement de cette politique est la variable déterminante d’un futur d’intégration et de souveraineté régionale en Amérique latine. Sa substitution désirée par ceux qui y voient un échec représenterait la conquête par les Etats-Unis d’un allié régional qui leur manque aujourd’hui -ils comptent sur [le président colombien] Uribe, qui est plus un problème qu’une solution-, pour chercher à desarticuler les projets d’intégration régionale, pour implanter l’Alca, pour encercler et isoler la Bolivie, le Venezuela et Cuba, pour étendre leurs bases militaires dans la région et pour militariser les conflits. Pour cela, ils doivent affirmer que la politique extérieure brésilienne a échoué et qu’il faut en changer.

Pour qui est favorable au Mercosur et à la Communauté sud-américaine des nations plutôt qu’à l’Alca, pour qui veut des négociations pacifiques et équilibrées des conflits au lieu des interventions militaires, pour qui veut un Parlement du Mercosur et une monnaie unique de la région au lieu d’un traité de libre-échange, de bases militaires et de la dollarisation, la politique extérieure brésilienne est un succès, qu’il faut consolider et prolonger.

Par Emir Sader - Folha de São Paulo - 15.05.06

Traduction : Etienne Henry pour Autres Brésils


Emir Sader, âgé de 62 ans, est professeur de sociologie de l’Université de São Paulo (USP) et de l’Université de l’état de Rio de Janeiro (Uerj), où il coordonne le Laboratoire de politiques publiques. Pendant la dictature militaire, il a été exilé à Santiago-du-Chili avec son frère, Eder Sader, l’un des fondateurs du Parti des travailleurs (PT), aujourd’hui décédé.


Note :

[1] Alca, en français Zlea : Zone de libre échange des amériques. Lire les articles de notre dossier : http://www.autresbresils.net/mot.php3?id_mot=3

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