Littérature brésilienne : Euclides da Cunha, le raciste qui dénonça un génocide 120 ans de "Os Sertões”/ Terres Hautes

 | Par Fausto Salvadori, Ponte Jornalismo

Lors d’un cours consacré à la traduction en allemand du livre Os Sertões [1] d’Euclides da Cunha, le professeur Berthold Zilly déclara qu’il avait peur de la réaction des lecteurs de son pays, échaudés par la tragédie de l’Holocauste, lorsqu’ils découvriraient un livre qui s’ouvre sur les mots « écrasement inévitable des races faibles par les races fortes » dès la première page.

Traduction : Jean Saint-Dizier pour Autres Brésils
Relecture : Roger Guilloux

Les craintes du professeur se sont avérées infondées, puisque la version allemande du livre, publiée en 1994, a finalement été bien accueillie par la critique locale. C’est en tant que traducteur reconnu que Zilly a donné le cours auquel j’ai assisté adolescent, en 1997, lors d’une édition de la Semaine Euclidienne, un événement dédié aux études sur l’œuvre d’Euclides da Cunha qui se tient chaque année à São José do Rio Pardo (SP), où je suis né. La déclaration du professeur allemand est restée gravée dans ma mémoire depuis lors et je pense que cela en dit long sur le Brésil d’hier, d’aujourd’hui et de toujours, que l’une des œuvres littéraires les plus célèbres du pays, qui fêtera ses 120 ans en décembre 2022, soit remplie de déclarations racistes au point que l’un de ses traducteurs ait réfléchi à deux fois avant de traduire ces passages dans la langue d’un peuple qui, aujourd’hui encore, porte la culpabilité d’avoir été responsable de l’un des plus grands génocides de l’histoire.

Et cela en dit long sur le Brésil, que ce même livre, écrit par un militaire blanc qui croyait en la victoire inévitable d’une civilisation moderne d’inspiration européenne sur la régression représentée par les peuples racisés, soit devenu l’une des plus vigoureuses dénonciations des monstres engendrés par le rêve de cette même civilisation, un aperçu de la violence exercée par les élites brésiliennes au nom d’un projet modernisateur.

Ainsi, en ces temps de bilan du gouvernement de Jair Bolsonaro, qui a dévoilé avec une rare clarté combien la haine de classe, de race et de genre est présente parmi nous et combien nous sommes loin d’être le peuple pacifique et cordial que la "blanchitude" a longtemps cru que nous étions, il serait peut-être bon de profiter de l’anniversaire d’Os Sertões pour revenir à l’un des livres qui a le mieux dépeint, jusque dans ses contradictions, les dimensions de la violence brésilienne.

Un livre oublié par les flammes des bûchers

En repensant à la dose de racisme présente dans le texte euclidien, il est frappant de constater qu’Hautes Terres n’ait pas encore été jeté dans le bûcher des débats toujours aussi enflammés dans les médias sociaux. Le choix même d’Euclides da Cunha comme auteur à l’honneur de la Flip, le Festival Littéraire International de Paraty 2019, a été accueilli presque sans controverse - à l’exception de quelques voix dissidentes, comme celles des écrivains Marilene Felinto et Dodô Azevedo. Curieusement, la personnalité honorée l’année suivante, la poétesse américaine Elizabeth Bishop, a fait l’objet d’une vague d’interrogations beaucoup plus importante, en raison du contenu de lettres personnelles dans lesquelles l’auteur défendait le coup d’État de 1964. Si certaines de ces lettres, qui ne faisaient même pas partie de l’œuvre littéraire de Bishop, ont pu susciter des critiques aussi acerbes, il est surprenant de voir que le débat qui cherche aujourd’hui à dénoncer, à coups de pierres ou en paroles, les hommages à des figures de la blanchitude liées à l’héritage de l’esclavage ou de l’autoritarisme, ait jusqu’ici épargné une œuvre comme Os Sertões.

Après tout, il s’agit d’un livre qui affirme en toutes lettres la supériorité de la race blanche sur toutes les autres et la nécessité d’éviter le métissage, car le mélange d’êtres supérieurs et inférieurs serait destiné à produire des individus "déséquilibrés", cherchant sans cesse à blanchir leur progéniture par des "croisements qui effacent dans leur descendance le stigmate du front noirci", puisque "la race supérieure devient l’objectif lointain vers lequel tendent les métis déprimés". Avec de telles déclarations, n’est-il pas surprenant qu’Euclides da Cunha ne soit pas encore devenu une cible de répudiation aussi importante que Bishop, Gilberto Freyre ou Monteiro Lobato ?

Je pense à deux explications. L’une, probablement un brin pessimiste, est de considérer qu’Euclides n’est peut-être pas plus détesté tout simplement parce qu’il est peu lu. Publié en 1902, Os Sertões a été écrit dans une langue qui, même pour l’époque, était déjà pleine de "termes techniques, de tournures passe-partout, d’archaïsmes et surtout de néologismes, d’expressions obsolètes ou rares", comme l’a observé le critique littéraire José Veríssimo au moment de son lancement. C’est l’un de ces livres qui ont tendance à rebuter les lecteurs peu attentifs. Une fois que le lecteur a franchi la barrière de cette langue étrange, qui mêle science et littérature, il se trouve plongé dans une guerre féroce de contradictions - et je soulève ici une deuxième hypothèse pour expliquer pourquoi Euclides n’est pas encore entré dans la liste des auteurs dont les statues devraient être renversées. L’auteur multiplie les affirmations contradictoires, les unes après les autres, au point que même sa vision raciste, énoncée de manière apparemment sans équivoque sur plusieurs pages, est constamment démentie au milieu du tourbillon du récit qu’Euclides construit ensuite. Il est beaucoup plus simple d’appliquer l’étiquette “raciste” aux œuvres de Lobato, ou même de Freyre, qui présentent une vision du monde exposée de manière claire et cohérente, qu’au livre d’Euclides da Cunha, tout fait d’antithèses et de contradictions.

À la base de ces contradictions, qui font d’Os Sertões un livre si unique, se trouve la position sociale d’Euclides da Cunha. Hautes Terres est une œuvre qui dénonce un crime, écrite par un auteur qui appartenait corps et âme au groupe des assaillants.

Comme il est bon de tuer des enfants

Né en 1866, à Cantagalo, Rio de Janeiro, Euclides da Cunha a été un ardent partisan de la République dès sa jeunesse. En 1888, alors qu’il étudiait à l’école militaire de Praia Vermelha à Rio de Janeiro, alors capitale fédérale, il fit preuve d’insubordination envers la monarchie en jetant un sabre aux pieds du ministre de la guerre de l’empereur Dom Pedro II. Ce geste rebelle - et solitaire - en faveur de la République le contraignit à quitter l’armée. L’année suivante, après que les militaires ont renversé le gouvernement monarchiste et proclamé la République, Euclides put être réintégré et terminer ses études à l’École de guerre. Il travailla ensuite comme ingénieur et journaliste et quitta l’armée en 1896.

L’année suivante, il participe au débat public autour du sujet qui domine toutes les conversations dans la capitale du pays : la nouvelle d’une supposée rébellion monarchiste installée dans la communauté de Canudos, une petite localité à l’intérieur de l’État de Bahia, commandée par le chef religieux Antônio Conselheiro. Les "junco" de Canado, comme on les appelait, avaient déjà repoussé trois expéditions militaires envoyées contre eux, ce qui avait semé la panique parmi les élites du Sud-Est et donné lieu à toutes sortes de rumeurs. Dans No Calor da Hora : La guerre de Canudos dans les journaux, la chercheuse Walnice Nogueira Galvão montre que les journaux de l’époque ont dépeint Canudos avec un niveau de désinformation digne de celui des groupes WhatsApp d’aujourd’hui. Tout comme les fameux biberons [2] aux formes phalliques que les journaux publiaient lors des élections de 2018 comme s’il s’agissait de véritables informations, figurait l’information selon laquelle les rebelles de Canudos utiliseraient un armement de pointe et auraient des liens avec des groupes monarchistes étrangers basés à New York, Paris et Buenos Aires et que leur objectif était de renverser la République brésilienne récemment proclamée.

En ce qui concerne Canudos, Euclides a publié deux articles dans le journal O Estado de S.Paulo, qui ne diffèrent pas de la façon dont la plupart des journalistes traitaient le sujet. Intitulés Notre Vendée, les articles comparaient Canudos à une rébellion menée par une alliance de nobles et de paysans vendéens contre la Révolution française au XVIIIe siècle et concluaient en disant : "La République sortira triomphante de cette dernière épreuve".

Pour Euclides, la victoire inévitable de la République était une évidence, un principe scientifique fondé sur la croyance positiviste selon laquelle l’histoire suivait une évolution naturelle. L’élite intellectuelle blanche, dont Euclides faisait partie, voyait dans la République, l’occasion pour le Brésil de devenir une nation moderne, selon les modèles européens. Après s’être débarrassé de l’esclavage et des rois qui nous avaient maintenu dans le marasme, le pays se dirigeait désormais vers le futur, avec le soutien de ses militaires, à qui reviendraient un rôle décisif dans l’activité politique. À une époque où le racisme avait le statut de vérité scientifique, une étape importante vers la modernité, défendue par la quasi-totalité des intellectuels, consistait à blanchir la population grâce au flux migratoire des Européens. Dans une vision déterministe, ce plan était considéré comme un processus historique inévitable. Puisque l’histoire va de l’avant, c’était le destin de la République et de la civilisation, blanche et d’inspiration européenne, de triompher des peuples et des coutumes des races inférieures. "Nous sommes condamnés à la civilisation : soit nous progressons, soit nous disparaissons", écrirait Euclides, des années plus tard, dans un passage bien connu de son livre Os Sertões. Symbole de régression et de barbarie, Canudos était destiné à disparaître.

Invité à servir comme correspondant de l’Estadão à Canudos, Euclides s’est rendu dans l’arrière-pays bahianais pour voir de près le triomphe des beaux idéaux de la République qu’il célébrait. Sa proximité avec l’armée est autant idéologique que physique : le journaliste voyage en compagnie du ministre de la Guerre, commissionné comme son attaché, accompagnant la quatrième expédition militaire envoyée contre le village de Canudos. Ce qu’il vit sur le champ de bataille a cependant changé la vie d’Euclides da Cunha. Il découvre alors que les habitants de Canudos ne sont pas les dangereux monarchistes qui menacent sa chère République, mais de pauvres gens qui luttent pour leur survie, combattant courageusement des milliers de soldats envoyés là pour les détruire sans raison valable. Et que l’armée de la République, porteuse du rêve de civilisation auquel aspire l’intelligentsia de l’époque, est responsable de la véritable barbarie du conflit.

Les carnages commis par l’armée apparaissent dans les reportages de certains des journalistes qui couvrent le conflit, malgré la censure préalable imposée par les militaires. Ils étaient relatés sans provoquer de questionnements de la part des journalistes. « Lorsque nous sommes partis, nous les avons vus se diriger vers la caatinga pour recevoir leur cravate rouge. Le lecteur sait-il ce que signifie cette cravate rouge ? La mort", a écrit Lelis Piedade, du Jornal de Notícias, à propos de la décapitation des prisonniers. Certains reporters s’identifiaient tellement aux militaires qu’ils allaient jusqu’à déclarer leur sympathie pour le massacre de femmes et d’enfants dans des incendies provoqués par la dynamite de l’armée. "Et le feu brûlait désespérément et violemment, dévorant de ses flammes, les maisons, les hommes, les femmes et les enfants, n’épargnant rien, ne respectant rien (...) Et se sont ainsi écoulées 50 minutes d’attente anxieuse, de désespoir sympathique pour nous et d’agonie pour eux, les déchus de la loi et de l’ordre, les dissidents de la société", décrit Favila Nunes, de Gazeta de Notícias.

La révolte prit fin en octobre 1897, après que la valeureuse armée brésilienne a tué tous les combattants, décapité tous les prisonniers, rasé le village au kérosène et à la dynamite et emmené les femmes et les enfants restants pour les donner en cadeau ou les vendre comme domestiques à des gens de bien. On estime que le massacre a fait 25 000 morts, faisant de Canudos l’un des plus grands meurtres de masse commis par un gouvernement contre son propre peuple en Amérique latine.
S’il ne défendait pas dans ses rapports les tueries commises par les militaires, Euclides ne les dénonçait pas non plus. Ses textes de correspondant de guerre omettaient les abus commis par les militaires, que ce soit par choix personnel ou par l’effet de la censure militaire appliquée aux reporters correspondants. Il aura fallu cinq ans au journaliste pour rapporter les crimes commis par la République à Canudos, à travers le livre Os Sertões, publié en décembre 1902. C’était son "livre vengeur", comme l’appelait Euclides.

Une œuvre contradictoire dès la première page. Juste après le passage où il énonce la règle universelle et inévitable de l’anéantissement des races faibles par les races fortes, ce qui gênera tant son traducteur allemand neuf décennies plus tard, l’auteur déclare que, bien que la destruction de Canudos par la civilisation républicaine ait suivi cette règle universelle, "c’était, au sens plein du mot, un crime". Dès le début, il esquisse le principal conflit du livre. Depuis sa position d’homme blanc, républicain, urbain, habitant de la côte, ex-militaire et fruit d’une éducation européanisée, Euclides voyait le monde à travers des instruments idéologiques incapables de rendre compte de ce qu’il avait vu dans l’arrière-pays de Canudos. Les scrupules journalistiques d’Euclides le conduisirent à décrire les faits tels qu’ils s’étaient présentés et à dénoncer toutes les horreurs qu’il avait découvertes, mais il ne pouvait pas renoncer au racisme scientifique, si à la mode à l’époque, et qui avait été créé précisément pour justifier l’impérialisme, l’esclavage et la pratique de massacres tels que celui de Canudos.

Obligé par son éthique de chercheur et de reporter de raconter le massacre de Canudos tel qu’il l’avait vu, mais incapable d’abandonner la vision raciste du monde que ce même récit démentait, Euclides renonce à toute tentative de synthèse et fait de la contradiction la base de son travail. Tout en déplorant le déséquilibre généré par le métissage dans le pays, il se plaint du manque d’"unité raciale" des Brésiliens et met en avant la force des habitants du sertão ("Le sertanejo est, avant tout, un homme fort"), qu’il appelle le "rocher vivant de notre race" et qu’il transforme en héros dans son livre. Les militaires, eux aussi métis, mais représentants de la civilisation blanche, rationnelle et scientifique en laquelle croyait Euclides, se révéleront sur le champ de bataille, aussi fanatiques que leurs ennemis :
Le combat pour la République et contre ses ennemis imaginaires était une croisade. Ceux qui sont ainsi tombés aux portes de Canudos avaient tous, sans exception, l’effigie du Maréchal Floriano Peixoto épinglée sur le côté gauche de leur poitrine, en médaille de bronze et, lorsqu’ils mouraient, ils honoraient sa mémoire - avec le même enthousiasme délirant, avec le même dévouement incoercible et la même folie fanatique avec laquelle les jagunços invoquaient le Bon Jésus miséricordieux et miraculeux ...”

Pire. Les actes de sauvagerie les plus choquants dépeints dans le livre ne sont pas commis par les habitants de Canudos, mais par les représentants armés de la République. Voici comment Euclides décrit dans le détail la décapitation des prisonniers :
Une fois à l’abri derrière les lignes, une scène commune se déroulait. Les soldats imposaient immanquablement à la victime un salut à la République, qui était rarement respecté. C’était le prologue invariable d’une scène cruelle. Ils saisissaient la victime par les cheveux, lui faisait pencher la tête, lui tendaient le cou et, ainsi bien exposée, ils lui tranchaient la gorge. Il n’était pas rare que l’empressement du meurtrier repoussât ces préparatifs lugubres. Le processus était alors plus expéditif : ils l’achevaient à la machette. Un seul coup, pénétrant dans le bas-ventre. Une éviscération rapide...

Il y avait des hommes courageux qui aspiraient à ces actes de lâcheté répugnants, tacitement et explicitement cautionnés par les chefs militaires. Malgré trois siècles de sous-développement, les sertanejos ne leur arrivaient pas à la cheville lorsqu’il s’agissait d’accomplir des actes aussi barbares.

Sans jamais renoncer à son propre racisme et à sa croyance positiviste en la République et la civilisation, Euclides fait d’Os Sertões une puissante dénonciation des crimes commis au nom de tout ce en quoi il croyait.

Comme le dit Walnice Nogueira Galvão :
La vérité est impossible : celle du livre réside dans ses contradictions. Les idées vont et viennent, l’argument exposé à une étape donnée est suivi de son contraire, peu après ou des centaines de pages plus loin. Tout ceci montre, dans cette espèce de va-et-vient, l’impossibilité vécue par l’intelligentsia brésilienne, de comprendre le phénomène et de prendre un et un seul parti. Cette difficulté est d’hier mais aussi d’aujourd’hui. Le livre raconte le cheminement de l’intelligence, qui est ici celle de l’auteur, à la recherche de l’impossible synthèse révélatrice de vérité.

Un acte d’accusation sans accusé

En revanche, il n’y a aucune ambiguïté ni contradiction lorsqu’Euclides da Cunha affirme que la campagne de Canudos "a été, au sens plein du terme, un crime". Ses victimes ? La population de Canudos. Ses bourreaux ? Eh bien là, les choses se compliquent un peu.

Soldats mettant en scène la capture d’un habitant de Canudos pour la photo | Photo : Flávio de Barros/Museu da República

À aucun moment Euclide ne désigne les responsables du crime qu’il dénonce. Le président de la République, Prudente de Morais, responsable ultime du massacre, qui avait fait la promesse qu’"à Canudos, il ne resterait aucun mur debout", n’est même pas mentionné dans le livre. Le ministre de la Guerre, le maréchal Carlos Machado de Bittencourt, qui commandait les opérations de l’armée sur place, est mentionné discrètement, décrit comme "un homme froid, d’un scepticisme tranquille et inoffensif".

L’auteur du crime dénoncé dans Os Sertões est un sujet collectif et sans nom, désigné à la première personne du pluriel : " Ils étaient vraiment fragiles, ces pauvres rebelles... Ils exigeaient une autre réaction. Ils nous ont forcés à un autre combat. Cependant, nous leur avons envoyé le législateur Comblain ; et cet argument unique, incisif, suprême et moralisateur - la balle". En plus d’être vague, c’est un sujet qui n’a pas conscience du mal qu’il a fait : "nous avons joué le rôle de mercenaires inconscients". Il est vrai qu’il ne s’agit pas seulement d’un pluriel majestueux employé au nom de la modestie. Il y a quelque chose d’autocritique dans cette utilisation du "nous", surtout si l’on pense au rôle d’Euclides da Cunha en tant que républicain, ex-militaire et auteur de "A Nossa Vendeia". Quoi qu’il en soit, en écrivant au nom de l’élite blanche pour l’élite blanche, sans la moindre prétention d’être lu au-delà de ce cercle, Euclide disait à ses lecteurs : nous sommes tous coupables.
Et quand tout le monde l’est, personne ne l’est.

La position du "livre vengeur" d’Euclides contraste avec une autre dénonciation faite par un écrivain, trois mois après le massacre de Canudos, de l’autre côté de l’Atlantique : la lettre ouverte adressée au Président de la République par l’écrivain français Émile Zola, dans laquelle il dénonce l’antisémitisme de l’armée française à l’encontre de l’officier juif Alfred Dreyfus, injustement accusé de trahison et d’espionnage. Publiée en Une du journal L’Aurore le 13 janvier 1898 sous le titre, en lettres majuscules, "J’ACCUSE", la lettre se développait en huit paragraphes commençant tous par ces deux mots, et dans lesquels Zola nommait chacun des officiers responsables de l’injustice.

En dénonçant l’"affaire Dreyfus", Zola devint le prototype de l’intellectuel européen voué à la lutte pour les causes sociales. À la même époque, Os Sertões fit d’Euclides da Cunha un prototype de l’intellectuel blanc brésilien, avec des conséquences bien plus tranquilles pour sa propre vie. Alors que J’ACCUSE a valu à Zola d’être condamné pour diffamation et contraint à l’exil en Angleterre, Os Sertões a propulsé Euclides da Cunha au rang de célébrité littéraire instantanée, encensée par tous les critiques, ce qui lui a permis de rejoindre, en moins d’un an, l’Instituto Histórico e Geográfico Nacional et l’Academia Brasileira de Letras. À tel point qu’en 1909, lorsqu’il est tué en tentant d’assassiner l’amant de sa femme, l’opinion publique se range de son côté, même si le responsable de sa mort, le militaire Dilermando de Assis, a clairement agi en état de légitime défense.

"Je n’aime pas les ambiances de fête", dirait Mano Brown, et il est en effet très étrange de penser à l’humeur festive avec laquelle Os Sertões a été accueilli, en raison des mérites littéraires de l’œuvre. "Avec tout cela, il n’est pas si surprenant le passage rapide du chant du bouc émissaire entonné par le bourreau au bouc exultant que le livre est devenu, et avec lui, son auteur", souligne Walnice Nogueira Galvão. Portrait d’un génocide, Os Sertões est devenu un motif de célébration. Le massacre de Canudos est devenu quelque chose à célébrer en raison du talent artistique d’Euclides, sans réelle conséquence pour ses bourreaux. Le livre n’a pas été en mesure de motiver une seule enquête, pas même une procédure administrative. Il semble que ce n’était même pas l’intention de l’auteur, qui n’a jamais mentionné qu’il s’indignait du manque d’impact réel de sa dénonciation. Après tout, Euclides pointait du doigt les gens qui étaient comme lui. Tout indique que l’intention du "livre vengeur" était seulement de faire en sorte que l’élite blanche se sente un peu coupable du crime qu’elle avait commis : il ne s’agissait pas de punir quelqu’un pour de vrai.

Le sarcasme des militaires

Principale cible de la dénonciation dans Os Sertões, les militaires ne se sont jamais excusés pour ce qu’ils ont fait à Canudos. Au contraire. La police militaire de l’État de São Paulo, force de réserve et auxiliaire de l’armée, met un point d’honneur à célébrer un lien mythique supposé avec les auteurs du massacre, tant dans un monument aux héros de Canudos, installé dans la Caserne da Luz, au centre de la ville de São Paulo, que dans ses armoiries, ornées de 18 étoiles qui rendent hommage aux actions des militaires à divers moments de l’histoire, principalement lors de coups d’État et d’attaques contre des mouvements sociaux. Le massacre de Canudos est honoré par la 8ème étoile. Le coup d’État de 1964, par la 18e étoile.

Il a fallu des décennies pour qu’Os Sertões reçoive les premières réponses de l’armée, généralement dans des textes sobres, respectueux et sans trace d’autocritique. Une réponse plus dure est venue en 1958, avec le livre A verdade sobre "Os Sertões" (une analyse revancharde de la campagne de Canudos), de Dante de Melo, publié par la bibliothèque de l’armée. Bien qu’écrit plus d’un demi-siècle plus tard, le livre-réponse du militaire parvient à être plus raciste que n’importe quelle page d’Euclide da Cunha. Il suffit de regarder ce passage dans lequel Dante suggère qu’Euclides aurait écrit un livre très différent si les assiégés de Canudos avaient gagné le conflit et que même le poète Castro Alves aurait été contre l’abolition de l’esclavage s’il avait connu le comportement des Noirs dans les favelas de Rio aujourd’hui.

Si la Quatrième Expédition s’était soldée par l’échec comme les précédentes, ou si elle avait abouti à une situation indécise, comme elle était sur le point de le faire, et que les conflits dans l’arrière-pays se soit étendus, accentuant la force morale du monarchisme ainsi renforcé ; si, de retour de Canudos, Euclides da Cunha était resté pour écrire son livre, tandis que dans l’arrière-pays la résistance fanatique continuait à s’étendre et à croître, le ton et le contenu de "Os Sertões" auraient certainement été très différents.

Il en va de même pour le chant de Castro Alves, si aujourd’hui il revenait à la vie et grandissait en constatant la liberté sans frein dans laquelle se complait notre nègre commun et le nègre des favelas de Rio, généralement demeuré et insolent.

Quels sentiments réveilleraient en lui les bals clandestins et les parties de foot endiablées, le libertinage ou les bas quartiers pleins de racailles crapuloïdes, de débauchés invétérés, ou d’infirmes disgracieux à force de refoulements nauséabonds ?

Certes, le génial écrivain au style si pompeux serait indifférent s’il ne dirigeait pas le penchant de sa veine poétique à l’envers de la direction prise.

Sans jamais avoir été inculpée pour les crimes de Canudos, l’armée a ainsi pu continuer à ignorer les critiques et finalement célébrer son rôle dans cet épisode. Le même comportement que les militaires adopteront au cours des siècles suivants, commettant des crimes et s’auto-amnistiant. Prudente de Morais a également eu de la chance : le premier président civil du Brésil est souvent qualifié de bien des choses et même d’"Abraham Lincoln brésilien", mais rares sont ceux qui se souviendraient de devoir le qualifier de génocidaire ou de le placer aux côtés de dirigeants tels qu’Augusto Pinochet, Alfredo Stroessner ou Jorge Videla, bien que son gouvernement ait commandité l’un des plus grands massacres de l’histoire de l’Amérique latine. Et il y a encore des gens qui croient au "jugement de l’histoire" !

En ce sens, la trajectoire d’Os Sertões, avec son accusation sans accusateurs, rejoint la tradition conciliatrice des élites, qui amnistient toujours les crimes de ceux d’en haut, tout en soutenant les massacres et les génocides contre ceux d’en bas. En même temps, dans le cadre d’une autre des contradictions qui le caractérisent, le livre se distingue parmi les œuvres des auteurs de la blanchitude qui se sont consacrés à la tentative d’"interpréter le Brésil" comme celui qui dépeignait le mieux le caractère génocidaire du projet de pays mené par ces élites.

Au cœur des ténèbres

Au cours des quatre dernières années, de nombreuses personnes se sont demandées quels dérapages avaient bien pu avoir lieu dans l’histoire du Brésil pour en arriver un mouvement d’extrême droite qui célèbre la violence avec une telle fierté qu’elle semble refléter la devise "Viva la muerte" des fascistes espagnols. La violence a cependant toujours été une caractéristique structurelle de la société brésilienne, même si l’intelligentsia blanche a préféré l’ignorer.

Parmi les auteurs célèbres pour leurs œuvres qui cherchaient à comprendre le Brésil, peu en étaient conscients, mais c’est parce qu’ils écrivaient depuis le confort de leur vie douillette dans les lieux tranquilles du privilège blanc. Interprétant le pays depuis sa condition de fils influent de l’élite caféière de São Paulo, Paulo Prado voyait le Brésil comme un pays anémique qui n’avait pas le sang de la guerre ou de la révolution pour évoluer - ignorant combien de sang noir et indigène avait été versé dans cette histoire. Gilberto Freyre, quant à lui, en réfléchissant à la question raciale, entouré d’employés noirs dociles et en uniforme dans sa belle maison du quartier noble d’Apicucos, à Recife, comme le souligne la journaliste Fabiana Moraes, ne pouvait que conclure que le Brésil vivait une belle "démocratie ethnique".

Contrairement à tous ceux-ci, cependant, Euclides da Cunha a fondé son interprétation du Brésil non pas sur sa réalité d’homme blanc, mais sur le plongeon qu’il a fait dans le "cœur des ténèbres" d’un massacre commandité dans l’arrière-pays par l’élite à laquelle il appartenait, au nom d’idéaux qui étaient aussi les siens.

Les conflits que nous voyons dans Os Sertões - des paysans pauvres massacrés par des hommes en uniformes, la destruction de vies causée au nom d’une idée de modernisation implantée du haut vers le bas, la résistance héroïque des pauvres contre le massacre quotidien, le racisme, le culte de la mort – tous encore très actuels car ce sont les mêmes que nous dénonçons à Ponte Journalismo. Tous les jours, on parle de policiers militaires, fiers héritiers symboliques des tueurs de Canudos, qui commettent des massacres dans les territoires appelés favelas, un mot qui s’est répandu dans tout le Brésil précisément après le conflit qui a eu lieu dans l’arrière-pays de l’état de Bahia. C’est parce qu’à la fin de la guerre, de nombreux soldats temporaires utilisés par l’État pour faire son sale boulot à Canudos se sont retrouvés sans salaire ni logement et ont fini par construire des cabanes improvisées sur le Morro da Providência, dans la capitale fédérale de l’époque, Rio de Janeiro. Et ils ont surnommé l’endroit favela (bidonville) en raison de sa ressemblance avec une colline appelée Morro da Favela, qui se trouvait à côté du village de l’arrière-pays bahianais où ils avaient combattu.

Et la perplexité, sous forme de vertige, qui afflige le narrateur à la fin de Os Sertões, lorsqu’il ne parvient pas à décrire les derniers moments de Canudos, est encore très actuelle.

Refermons ce livre.

Canudos ne s’est pas rendu. Exemple unique dans toute l’histoire, cette communauté a résisté jusqu’à son épuisement total. Extirpée pied à pied, dans toute la profondeur du terme, elle est tombée le 5, au crépuscule, lorsque sont tombés ses derniers défenseurs, tous morts. Ils n’étaient que quatre : un vieil homme, deux adultes et un enfant, devant lesquels rugissaient furieusement 5 000 soldats.
Nous nous sommes attelés à la tâche de décrire ces derniers moments. Nous n’aurions pas pu le faire. Cette page, nous l’imaginions toujours profondément émouvante et tragique ; mais nous la refermons en tremblant et sans éclat.
 
Nous l’avons vu comme quelqu’un qui gravit une très haute montagne. Au sommet, en plus d’une meilleure perspective, le vertige...

C’est le vertige de ceux qui sont confrontés à la réalité du génocide et qui ne trouvent dans leurs théories, leurs croyances ou leurs expériences rien qui puisse expliquer tant de sang versé. La perplexité d’Euclides da Cunha face à la violence de la République est la même que celle des personnes qui regardent le Brésil d’aujourd’hui, démocratique et républicain, et voient que l’État continue à tuer dans les favelas, aujourd’hui, de la même manière qu’au Morro da Favela de Canudos, avec la même cruauté et la même garantie d’impunité.

Voir en ligne : Os Sertoes de Euclides da Cunha : o racista que denunciou um genocidio

Photo : Archives

[1Hautes terres. La guerre de Canudos (1997), Trad par Jorge Coli et Antoine Seel, éd. Métaillé pp. 534

[2Les fameux biberons aux formes phalliques. L’auteur se réfère aux innombrables accusations non fondées dont le PT et son candidat à la présidence ont été victimes lors de la campagne de 2018. L’une d’entre elle, largement diffusée par les médias (pro- Bolsonaro à l’époque) indiquait que s’il gagnait les élections, le PT allait introduire dans les crèches l’usage de biberons dont la tétine aurait la forme d’un phallus.

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