“Nous avons un gouvernement ennemi des libertés”, dit Caetano Veloso

 | Par Carta Capital, DW Brasil

À 78 ans, le père de “Terra [1]” invite ses spectateurs à plonger dans certains de ses souvenirs les plus enfouis et les plus douloureux.

Traduction : Pascale VIGIER pour Autres Brésils
Relecture : Marie-Hélène BERNADET

“Nous ne devons pas oublier que le coup d’État de 1964 a été approuvé par une grande partie de la population”, dit Caetano.

À 78 ans, Caetano Veloso invite ses spectateurs à plonger dans certains de ses souvenirs les plus enfouis et les plus douloureux. En assistant au documentaire Narciso em Férias, qui est sorti le 7 septembre dernier lors de la 77ème session du Festival de Venise, on perçoit la force de la narration, ainsi que celle du langage corporel et symbolique du chanteur et compositeur de Bahia.

Tout a commencé quand Paulinha, comme Caetano appelle affectueusement sa compagne Paula Lavigne, a eu l’idée de raconter le chapitre Narciso em Férias, tiré du livre Verdade Tropical (non traduit), par des images en mouvement. Dans ce chapitre, l’habitant de Bahia décrit la période qu’il a passée en prison durant la dictature militaire.
Productrice et réalisatrice, Paula Lavigne a conçu le documentaire et, pour le diriger, elle a convié Renato Terra, qui a reproduit avec Ricardo Calil le partenariat initié pour le long métrage documentaire Uma Noite em 67 [2]. “À ce moment-là, je ressens que le film pénètre dans le pays comme un souffle de tendresse, d’espoir, de force et de luminosité”, dit Terra à la Deutsche Welle Brésil.

Les deux directeurs du film ont opté pour un format minimaliste dont chaque détail acquiert de l’importance : les silences, les interruptions, les intonations de Caetano. “Nous avons prélevé des images d’archives, nous avons prélevé des interviews, nous avons prélevé des mélodies, nous avons prélevé tout ce qui faisait de l’effet au cinéma”, explique Terra.

Dans ce long métrage qui dure 83 minutes et est disponible aussi sur Globoplay, Caetano apparaît dans une salle grise, vide, de la Cité des Arts, espace culturel inachevé à Rio de Janeiro. Il est assis sur une chaise et, parfois, rarement, prend sa guitare et chante.

“Antônio Prata [3] m’a dit qu’en voyant le film, sa connaissance s’est beaucoup enrichie, parce qu’il combinait les paroles de Caetano avec les images de son visage. De la même façon, un film d’horreur, par exemple, se révèle beaucoup plus intéressant lorsque vous ne montrez pas le monstre. Vous suggérez uniquement le monstre”, dit Terra.

Les 54 jours d’emprisonnement de Caetano ont débuté en décembre 1968, à peine 14 jours après la promulgation de l’AI-5 [4]. Gilberto Gil et lui ont été chassés de chez eux à São Paulo et emmenés à Rio de Janeiro par des policiers en civil. Dans l’interview avec la DW Brésil, Caetano se souvient des horreurs de la prison : “J’avais l’illusion que ma vie n’était que cela. Je me rappelais des choses comme si elles avaient été seulement des rêves.”

En ce qui concerne le moment actuellement vécu par le Brésil, sous le gouvernement du président brésilien Jair Bolsonaro, Caetano dit que la perspective est “sombre” pour le pays. “Nous avons un gouvernement ennemi des libertés [...] À moyen terme, on regarde au-devant et on ne voit rien de très bon.”

DW Brésil : Comment se déroulait votre quotidien pendant les 54 jours où vous avez été incarcéré ?
CV : Gil et moi avons été emmenés par le 1er Bataillon de Police de l’Armée, à Tijuca [5]. La première semaine, je suis resté dans une cellule d’isolement. Cela a été épouvantable. Je dormais par terre, j’avais un cabinet auprès de ma tête, une douche au-dessus du cabinet et rien d’autre. Au bout de quelques jours, j’allais très mal dans ma tête. Je pensais n’avoir jamais vécu d’autre chose, sinon cela. À la fin de cette première semaine, nous avons été transférés, Gil et moi, vers un autre cantonnement (de la Police de l’Armée de Vila Militar1, dans la banlieue de Deodoro), où j’ai partagé la prison avec d’autres garçons. J’étais dans une cellule, et Gil dans une autre. C’était déjà mieux de ne pas être à l’isolement, mais cela continuait à être pénible. Il n’y avait pas de place pour dormir, il y avait plus de monde que la cellule ne pouvait en contenir, il fallait se partager une douche entre tous. Pour finir, ils m’ont transféré au cantonnement des parachutistes de l’Armée.
Cette fois, j’avais un lit, un traversin, un drap. J’avais même une salle de bains personnelle.

Partagiez-vous la prison avec d’autres artistes et intellectuels ?
Pas moi. Dans la prison de Gil se trouvaient quelques noms de la culture brésilienne, comme le poète Ferreira Gular, l’écrivain Antônio Calado, le journaliste et romancier Paulo Francis. Geraldo Vandré était recherché. Les militaires lui vouaient une violente aversion à cause de cette chanson Pra não dizer que não falei das flores2, qui parlait de “soldats armés aimés ou non”. Je me trouvais avec des leaders étudiants, des garçons liés à l’Église Catholique, mais de gauche. Gil était dans une meilleure cellule parce qu’il était diplômé, il pouvait même avoir une guitare. C’était une grande souffrance. Ma femme [Dedé Gadelha] ignorait où j’étais. Personne ne le savait dans ma famille. J’ai été emprisonné, j’avais disparu. Or cela faisait déjà un mois.

Photo de la coupe de cheveux faite à la prison utilisée pour l’affiche du film Narciso em Férias

C’est à ce moment-là que vous avez pensé que vous risquiez d’être assassi-
né ?

J’ai vécu de nombreux moments terribles. Lors de la fin de la première semaine d’isolement que j’ai décrite, je me suis senti très mal dans ma tête. J’ai pensé que la vie avait toujours été comme ça. Parce que je dormais et me réveillais, et j’étais toujours là. Je ne voyais personne, je ne me voyais pas moi-même. Le gardien posait du café et un morceau de pain à travers un judas. Je vivais dans l’illusion que ma vie n’était que cela. Mes souvenirs étaient uniquement des rêves.

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Un jour, quand j’étais dans le second cantonnement, le lieutenant est arrivé avec un soldat. Je me souviens que le soldat me regardait en pleurant. Il oscillait de la tête, comme s’il réprouvait cette situation. J’ai pensé : “Que va-t-il donc arriver ?” Je me souviens de mes compagnons de cellule effrayés. Ils me regardaient avec une tête comme s’ils se demandaient aussi : “Que va-t-il donc arriver ?” Ce lieutenant et deux autres militaires m’ont extrait de la cellule. Ils m’ont ordonné de marcher devant eux. Je suis sorti de ma cellule assez tendu. Nous étions dans une cité militaire. Alors que je marchais par devant eux, en arme derrière moi, ils m’ont dit de ne pas regarder vers l’arrière, et j’ai pensé : ”Ils vont tirer, ils vont tirer.”
L’un d’eux m’a alors dit : “Tourne à droite.” Je suis allé le long d’un couloir, c’était le coiffeur. Ils m’ont coupé les cheveux, et bien que symboliquement ils m’aient enlevé un morceau supplémentaire de liberté, j’en ai été heureux. Ils m’ont rasé les cheveux dans le style militaire, bien dégagé sur les côtés [La photo de la coupe a fini sur l’affiche du film].

Vous avez seulement composé une chanson en prison. Quand est-ce arrivé ?
Dans le troisième cantonnement, celui des parachutistes de l’Armée. Ma femme [Dedé] m’avait enfin retrouvé. Elle restait du côté extérieur de la prison et, ainsi, nous pouvions nous voir. Là, je me suis senti mieux dans ma tête et j’ai fait une chanson à moitié par désir d’être dehors, d’être libéré pour revoir ma plus jeune sœur, Irène, qui était une adolescente au joli rire. J’ai fait cette musique sans guitare, sans rien.

“À ce moment-là, je ressens que le film pénètre dans le pays comme un souffle de tendresse, d’espoir”, dit le régisseur Renato Terra

Est-ce le moment où vous pleurez dans le film, quand Dedé vient vous rendre visite ?
J’étais ému de ne pas me souvenir du nom du sergent de Bahia qui a facilité ma rencontre avec Dedé. Après, il a fini par être fait prisonnier. Je n’aime pas parler de ça. Il a fallu interrompre l’enregistrement. Pourtant, il est nécessaire d’avoir le courage d’affronter ce thème.

Et comment cela s’est passé quand Dedé vous a montré la photo de notre planète, la Terre, pour la première fois à la prison ?
Ce fut stimulant. Dedé est venue me voir et a apporté la revue Manchete. Il y avait les premières photos de la Terre prises depuis l’espace sidéral. C’était la première fois qu’on voyait la Terre. Bien sûr, à l’école, nous apprenions que “la Terre est ronde", nous voyions le globe, mais voir une photographie de la Terre prise de l’espace sidéral, c’était la première fois. J’en ai été enthousiasmé, je me suis mis à penser… Ce que je vais vous raconter, cela ne figure nulle part. J’ai donc pensé : “Mais ici la Terre apparaît toute ronde, on a appris qu’elle est plate aux pôles, or sur les photographies elle n’apparaît jamais plate aux pôles. Dix ans plus tard environ, j’ai composé une chanson nommée Terra, qui commence justement au motif du fait que j’ai vu les premières photos de la Terre, prises de dehors, à l’intérieur d’une cellule : “ C’est quand je me trouvais prisonnier, dans la cellule d’une prison, que j’ai vu, pour la première fois, ces photographies…”

Le gouvernement Bolsonaro peut-il être comparé à la période de la dictature militaire ?
Nous avons actuellement un gouvernement d’extrême droite, mais élu démocratiquement. Officiellement, nous n’avons pas un gouvernement autoritaire. Nous avons un gouvernement ennemi des libertés. Ils ont coopté les domaines de la culture, de l’éducation. Ils sont en train de corroder la situation démocratique. C’est dangereux. Sans parler de l’irrespect total des responsabilités environnementales. C’est pénible, parce qu’ils créent une vague populiste pour être réélus en 2022. La perspective est sombre. À moyen terme, on regarde en avant sans rien voir de bon, non. Ils luttent contre les principes démocratiques, mais à l’intérieur du formalisme de la démocratie. C’est préoccupant.

Lors du coup d’État militaire, il n’y a pas eu de choix. Ce fut un coup d’État. À présent, les brésiliens ont choisi ce gouvernement…
Vous voyez, nous ne pouvons oublier que le coup d’État militaire de 1964 a été approuvé par une grande partie de la population et par toute la presse. Par toute la presse. Il a été demandé, réclamé par Globo, par la Folha de São Paulo, par l’Estadão, par tout le monde. Et il y a eu une marche, “La famille avec Dieu pour la liberté”, quelque chose de ce genre, qui résistait au communisme qui nous menaçait sous le gouvernement de João Goulart qui, en réalité, était de centre-gauche. Jusqu’à certains intellectuels respectables et admirables, comme Carlos Drummond de Andrade, en sont venus à trouver raisonnable qu’il y ait un coup d’État.

Voir en ligne : Deutsche Welle, publié par Carta Capital :"Temos um governo inimigo das liberdades diz Caetano Veloso"

[1A Outra Banda de Terra est un groupe musical actif de 1978 à 1983 qui a gravé 5 albums avec Caetano Veloso.

[2Dirigé par Renato Terra et Ricardo Calil, ce documentaire constitué d’archives et de morceaux chantés, raconte la finale du 3ème festival de Musique Populaire Brésilienne, fleuron du mouvement tropicaliste sous la dictature, en 1967.

[3Antônio Prata, né en 1977, est un écrivain et scénariste brésilien.

[4L’Acte institutionnel 5 a inauguré la période la plus dure de la dictature en privant le Parlement de son rôle et en donnant tout pouvoir judiciaire au président brésilien.

[5Quartier de la zone nord de Rio.

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