Littérature lusophone : Une diaspora poétique du retour

 | Par Nuno Figueirôa

Dans le Supplément du journal officiel de l’Etat de Pernambouc en 2019, Djaimilia Pereira de Almeida, autrice portugaise née en Angola, considère que la vie des personnages de son nouveau roman, Luanda, Lisboa, Paraíso, est à la lisière entre désespoir et lueurs de joie.

Le livre, lancé au Brésil par la Companhia das Letras, a récemment reçu le Prix Fondation Eça de Queiroz. Il évoque le colonialisme portugais, le problème politique des retornados et les émotions qui affleurent dans un état de précarité. Djaimilia a répondu aux questions par e-mail.

À la fin de l’interview, nous mettons à disposition un fragment traduit de Luanda, Lisboa, Paraíso.

Suplemento Pernambuco : Dans votre premier roman, Esse cabelo – un portrait autobiographique et fictionnel qui parle de race, de genre et d’identité –, le récit est à la première personne. Cette proximité entre votre voix et le lecteur est frappante dans ce “roman en forme d’essai”. Dans Luanda, Lisboa, Paraíso, votre regard semble se promener, en dehors du “moi”, comme pour rencontrer “l’autre”. Pouvez-vous nous en parler ?

Djaimilia Pereira de Almeida : Je me reconnais dans cette description du regard qui change de direction d’un livre à l’autre. Entre l’écriture des deux livres, j’ai vécu une expérience qui s’est révélée très importante (et s’est traduite par un autre livre, en 2017 : Ajudar a cair [1]). Pendant quelques mois, j’ai vécu dans une communauté de gens atteints de paralysie cérébrale. Leur contact et l’immersion dans leur réalité, aussi brève qu’elle ait été, a eu pour effet des jours entiers pendant lesquels je ne pensais ni à moi ni à mes problèmes ne serait-ce que pour un instant. Quand, après cette expérience, je me suis lancée dans Luanda, Lisboa, Paraíso, mon intérêt avait changé d’orientation. Je me suis intéressée à essayer d’imaginer d’autres vies et abandonner un point de vue personnel, dans lequel j’ai cessé de me reconnaître.

Suplemento Pernambuco : Luanda, Lisboa, Paraíso décrit une période historico-politique complexe. La chute du “troisième empire” portugais, confirmée par la Révolution des Œillets (1974), a été une cassure abrupte dans le fil de l’histoire – différente de ce qui s’est passé au Brésil. Penser le colonialisme portugais revient, comme le dit Isabela Figueiredo dans Caderno de memórias coloniais [2], à “surmonter les chocs d’une expérience en l’exhumant”. Comment voyez-vous à partir des œuvres littéraires le reflet de thèmes aussi fondamentaux et avec des dissonances politiques si actuelles dans des pays comme le Brésil et le Portugal, qui vivent encore, sous diverses formes, à l’ombre du colonialisme ?

Djaimilia Pereira de Almeida : Je pense qu’il est très important que la fiction reflète ce que nous vivons et je crois qu’elle peut nous faire penser le présent et le passé d’une façon particulière, par opposition au discours historique et informatif. Dans le cas de mes livres, je ne les envisage pas comme écrits à l’ombre du colonialisme, et je ne les considère pas non plus selon l’idée qu’ils en donnent un point de vue sûr. Mais, sans aucun doute, je me reconnais dans la notion que je tente, en les écrivant, de démêler un écheveau de questions, écheveau auquel par exemple le discours des historiographes est loin de pouvoir répondre de manière certaine. Je reconnais une attitude parallèle dans certains autres livres qui émanent des mêmes sujets au Portugal.

“Au Portugal, la nationalité des morts a été son unique visa de résidence”. La figure du retornado [3] survient dans le contexte postérieur à la décolonisation. Au-delà de la diaspora, de la non-appartenance, de la guerre, de la faim et de l’exclusion, Luanda, Lisboa, Paraíso traite aussi de l’affect. La non-identité léthargique que vivent les personnages Cartola et Aquiles, en allant au Portugal, est un point crucial du roman. Dans la diaspora poétique de Luanda, Lisboa, Paraíso, l’affect est le fil qui les unit face à la désolation du retour. Comment envisagez-vous cette image du “portugais de gouttière” [4], qui s’est abattue de façon péjorative sur les derniers descendants de l’Empire portugais d’Afrique ?

Les personnages de Luanda, Lisboa, Paraíso se voient à la lisière entre désespoir et lueurs de joie. Je n’ai pas l’impression qu’ils conçoivent leur attitude comme léthargique, ni même qu’ils acceptent l’épithète de “de gouttière”. Cependant, il s’agit certainement de personnes dépossédées de leurs caractéristiques et arrachées à leurs rêves, ce qui ne signifie pas qu’elles aient renoncé à leur dignité. Leur façon de ne pas céder au cynisme et de croire au futur, leur manière de trouver encore un lieu pour l’amitié dans leurs vies, m’incite à considérer qu’ils sont vifs et non simplement démissionnaires.

Suplemento Pernambuco : La critique littéraire Fernanda Miranda (USP, Université de São Paulo) a cartographié les romans d’auteures noires dans la littérature brésilienne au cours des deux derniers siècles. De 1859 à 2006, seuls 11 romans ont été publiés par des femmes noires brésiliennes. À la suite de la publication de Um defeito de cor en 2006 [Un défaut de couleur, non traduit] de Ana Maria Gonçalves, et jusqu’en 2019, on a constaté 17 publications. Le processus consistant à “faire table rase” et augmenter les récits d’autrices noires prend une forte importance et tend à s’accroître. Partant de la littérature lusophone au Portugal et en Afrique, comment voyez-vous cette concomitance d’auteures noires présentes dans la littérature ?

Djaimilia Pereira de Almeida : Ne disposant pas de données concrètes, je crois qu’au Portugal et dans les pays africains d’expression portugaise le problème est identique. À l’heure actuelle, nous assistons à l’apparition de nouvelles voix, de diverses auteures, ce qui dénote une mutation, bien que très lente, d’un état de choses historiquement lamentable. Je pense que c’est un début. Et j’ai l’espoir qu’avec l’émergence de nouvelles voix jaillisse un intérêt redoublé à travers la redécouverte de nombreuses autres auteures des générations précédentes injustement oubliées. Sans parler de toutes les écrivaines qui écrivent et que nous ne connaissons pas encore – et que j’adorerais lire, connaître, entendre, avec lesquelles j’adorerais pouvoir communiquer.

Lire aussi Il y a bien plus d’auteur·es noir·es que le dit le marché éditorial ; une interview avec Mirtes dos Santos, Quilombola fondatrice du premier club de lecture antiraciste du Brésil.

|Ci-dessous un extrait de Luanda, Lisboa, Paraíso]

Soit par envie, soit par solidarité, tout l’immeuble est venu à la fenêtre saluer les deux voyageurs à la fin d’un après-midi de février. Le mari a dit au revoir à sa femme avec un baiser appuyé, et à sa fille et sa petite-fille avec une grande étreinte. On aurait dit qu’il partait pour la guerre. Appuyé à l’épaule de Aquiles, Cartola a chargé les deux valises et laissé échapper un “à bientôt” douloureux mais résolu.

Bien que semblable à une carcasse en ruines dans un cimetière de bateaux, le n°5 du Largo do Baleizão s’est allumé quelques minutes comme un navire en partance, avec ses fenêtres illuminées au travers de ses persiennes tordues. Des jeunes filles coiffées de rouleaux sur la tête faisaient signe avec frénésie. Les seuls personnels navigants du départ étaient sur le chemin de l’estafette pour l’aéroport, laissant derrière eux les contours du navire sous la tombée de la nuit, impressionnante comme un songe.

Donnant le bras à son fils dans la rue, Cartola n’avait pas envie de pleurer mais son cœur était rempli d’une angoisse tenace, comme tout homme face à l’inévitable. Il avait le comportement incertain de celui qui était prêt à mourir au coin de la rue.

Sans descendre dans la rue pour dire au revoir à son mari, Glória fut la dernière à lui envoyer un adieu de Luanda, alors que les voisins s’étaient dispersés pour revenir à leur vie nocturne. Après le dîner, Justina la coucha, jambes en l’air sur le lit, comme si elle transportait le poids d’un cadavre. Puis elle coupa le ventilateur, éteignit la lumière et sortit de la chambre. Enfermée dans une moustiquaire, tandis que l’avion avait pris son envol, Glória ferma les yeux, approcha sa chemise de nuit contre son torse et dit à voix haute, “à demain, Papa” sans s’autoriser une larme, mais avec le pressentiment qu’elle avait aussi vu son mari pour la dernière fois.

Aquiles n’avait jamais pris l’avion, il n’avait jamais vu en vrai autant de femmes blanches aussi bien coiffées que les hôtesses de l’air de leur vol pour Lisbonne. Ne pouvant pas sentir son talon gauche et voyant son père dormir pelotonné comme un loir, il eut l’impression que ce n’était pas lui qui était laissé aux soins de son père, mais que c’était Cartola qui était entre ses mains. Un coup de frayeur lui monta à la tête. Ce départ attendu toute sa vie, lui semblait maintenant trop rapide pour qu’ils aient pensé à tout. Qui les recevrait ? Où dormiraient-ils ? Il était clair en cet instant qu’ils ne voyageaient pas pour le Portugal, mais pour toujours.

Ils survolaient le Sahara quand, la tête tombant sur la poitrine, son père lui parut vieux pour la première fois, ce qui ne faisait qu’accentuer la paralysie de son talon. Que ferait-il avec cet homme, si lui-même ne pouvait pas marcher droit, ne connaissait pas Lisbonne même un tant soit peu, si ce n’est par les histoires racontées par son père, des aventures où un Rossio de rêve débouchait sur une rivière de doutes et grimpait sept collines toutes de mystère, dominées par un château interrogateur ? Incapable de supporter de se voir tout seul dans ce qui lui paraissait un cauchemar étouffant, assourdissant et manquant de lumière, il le réveilla, et lui demanda alors, “Papa, comment est vraiment le Portugal ?”. Avec une fraîcheur réconfortante, son père ouvrit les yeux et fit silence un moment. Il lui ébouriffa affectueusement les cheveux. “Regarde donc, mon garçon Aquiles, as-tu vu quelquefois le désert ? Profite de ce vol intercontinental alors que tes compatriotes n’ont pas dépassé la cale du paquebot Patrie. Apprécie donc les paysages.”

Le fils regarda par le hublot vers les cordillères de sable et les étendues plates à perte de vue. L’avion semblait planer sans combustible dans un éther resplendissant. Se grattant la cuisse nerveusement, le gamin désira en silence que cette image nébuleuse devienne claire, tandis que les hôtesses allaient et venaient dans leurs toques de fonction, passant leurs ongles rouges au dos des sièges pour compter sans cesse combien de passagers voyageaient à bord. Il sentit sa gorge nouée. Mais, tourné de côté, Cartola ronflait déjà à nouveau, les lèvres plissées dans un sourire idiot.

Personne ne les attendait à l’aéroport, mais c’était le Portugal. Cartola avait à Lisbonne une ou deux connaissances rencontrées autrefois. L’un d’eux, le dr Barbosa da Cunha, obstétricien de Coïmbra avec qui il avait travaillé à Moçamedes vingt ans auparavant, était intervenu auprès de l’Ambassade pour une chambre à la Pension Covilhã, à la sortie de l’Hôpital orthopédique du Alvor, où commenceraient les traitements du talon d’Aquiles d’ici un mois.

De l’intérieur d’un taxi, avec le regard curieux de deux enfants, ils virent Lisbonne pour la première fois. Elle leur parut petite et sombre. Il tombait une pluie fine. Aquiles colla son nez à la vitre arrière et un cœur apparut, dessiné avec le doigt sur la vitre embuée.

Voir en ligne : Djaimilia Pereira de Almeida : sobre uma diáspora poética do regresso

Photo couverture : Djaimilia Pereira de Almeida en 2017, à la Festa Literária Internacional de Paraty (Flip) crédit Ana Branco/26-7-2017

[1Non traduit en Français : Aider à tomber

[2Non traduit en Français : Carnet de mémoires des colonies

[3Ce terme, désignant les colons qui sont retournés au Portugal, a été conservé dans sa langue originale car il a une acception particulière, légèrement péjorative.

[4L’expression cherche à traduire l’expression employée en portugais pour désigner un chien errant, parallèle à “chien de gouttière”.

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