Les « rolezinhos » nous accusent : nous sommes une société injuste et ségrégationniste

 | Par Leonardo Boff

Source : Carta Maior

Traduction pour Autres Brésils : Caroline Sordia (Relecture : Sifa Longomba)

Le phénomène des centaines de « rolezinhos » [1] qui occupent des centres commerciaux à Rio et São Paulo ont suscité toutes sortes d’interprétations. Certaines, venues des partisans de la société de consommation néo-libérale qui assimilent la citoyenneté à la capacité de consommer, généralement les grands journaux et médias commerciaux, ne méritent même pas d’être prises en considération. Elles sont d’une indigence honteuse en terme d’analyse politique.

Mais d’autres ont analysé le cœur du sujet, comme le journaliste Mauro Santayana de l’édition numérique du Jornal do Brasil, ainsi que trois spécialistes qui ont évalué l’irruption des « rolezinhos » dans le champ public et sa dimension explosive. Il s’agit de Valquíria Padilha, professeur de sociologie à l’Université de São Paulo à Ribeirão Preto avec Shopping Center : a catedral das mercadorias [2] (Boitempo, 2006) ; de Jessé Souza, sociologue de l’Université Fédérale de Juiz de Fora avec Ralé brasileira : quem é e como vive [3] (UFMG, 2009) ; et enfin, de Rosa Pinheiro Machado, spécialiste des sciences sociales, dans l’article « Etnografia do Rolezinho  » [4], paru dans la revue Zero Hora du 18 janvier 2014. Ces trois entretiens sont particulièrement éclairants.

Pour ma part, voici comment j’interprète cette irruption d’un genre nouveau :

En premier lieu, il s’agit de jeunes pauvres, venus des grandes banlieues, sans lieux culturels ni de loisirs, défavorisés par des services publics absents ou très insatisfaisants comme la santé, l’école, les infrastructures sanitaires, les transports, les loisirs et la sécurité. Les publicités qu’ils voient à la télévision leur font miroiter une consommation à laquelle ils n’accéderont jamais. Et ils savent se servir d’un ordinateur et se connecter à des réseaux sociaux pour organiser ces rencontres. Il serait ridicule d’exiger d’eux qu’ils théorisent leur insatisfaction.

Or ils ressentent dans leur chair combien notre société est mauvaise car elle exclut, méprise et maintient les enfants de la pauvreté dans une invisibilité forcée. Que se cache-t-il derrière cette irruption ? Le fait qu’ils ne soient pas inclus dans le contrat social. Cela ne sert à rien d’avoir une « Constitution citoyenne [5] » si cet aspect reste purement rhétorique, dans la mesure où elle a mis en œuvre très peu de ses promesses en matière d’inclusion sociale. Ils sont en dehors, ils ne comptent pas, ils ne servent même pas de « charbon » à notre machine sociale (d’après les mots de l’anthropologue Darcy Ribeiro). Être inclus dans le contrat social signifie avoir la garantie des services de base : santé, éducation, logement, transports, culture, loisirs et sécurité. Presque rien de tout cela ne fonctionne dans les banlieues. Que disent-ils en pénétrant dans les bunkers de la consommation ? « Nous voilà », « Nous, on se bouge », « On est là pour foutre le bordel ». Par leur comportement, ils rompent les barrières de l’apartheid social.

C’est là la dénonciation d’un pays éminemment injuste (éthiquement), parmi les plus inégaux au monde (socialement), organisé sur la base d’un grave péché social puisque contredisant le projet de Dieu (théologiquement). Notre société est conservatrice et nos élites particulièrement insensibles à leurs semblables, et par là-même cyniques. Nous sommes encore une « Brasilíndia » : une Belgique riche à l’intérieur d’une Inde pauvre. Tout cela, les « rolezinhos » le dénoncent en actes plutôt qu’en paroles.

En second lieu, ils dénoncent notre plus grande plaie : les inégalités sociales, qu’on devrait plutôt nommer injustices historiques et sociales. Pour mémoire, avec les politiques sociales du gouvernement du PT (Parti des Travailleurs), les inégalités ont diminué, puisque selon l’institut gouvernemental IPEA, les 10% les plus pauvres ont connu entre 2001 et 2011 un accroissement de rente cumulé de 91,2%, tandis que celui-ci n’était que de 16,6 % pour les plus riches. Mais ce changement n’a pas atteint la racine du problème, car ce qui permet de venir à bout des inégalités, ce sont des infrastructures sociales, sanitaires, éducatives, culturelles, de transport et de loisirs qui fonctionnent et soient accessibles à tous. Il est insuffisant d’effectuer des transferts de rente ; il faut créer des opportunités et offrir des services, ce qui n’était pas l’objectif principal du Ministère du développement social.

L’Atlas de l’exclusion sociale de Márcio Poschmann (Cortez, 2004), indique qu’il y a presque 60 millions de familles, parmi lesquelles 5 000 familles élargies détiennent 45% de la richesse nationale. La démocratie sans l’égalité, son pré-requis, est une farce rhétorique. Les « rolezinhos » dénoncent cette contradiction. Ils entrent dans le « paradis des marchandises » vues à la télévision pour les voir de leurs propres yeux, les toucher de leurs propres mains. Voilà le sacrilège intolérable pour les propriétaires des centres commerciaux. Ils ne savent pas dialoguer, appellent aussitôt la police pour leur taper dessus et ferment leurs portes à ces barbares. Tzvetan Todorov écrivait bien dans son ouvrage Les nouveaux barbares : les populations marginalisées du monde entier sortent de la marge et se dirigent vers le centre pour attiser la mauvaise conscience des « consommateurs heureux » et leur dire : " cet ordre est un ordre dans le désordre. Il les rend frustrés et malheureux, pris de peur, peur de ces semblables que nous sommes".

Enfin, les « rolezinhos » ne veulent pas seulement consommer. Ce ne sont pas des animaux affamés. Ils ont faim, oui, mais faim de reconnaissance, d’appartenance à la société, de loisirs, de culture, de pouvoir montrer ce qu’ils savent faire : chanter, danser, écrire des poèmes critiques, célébrer le vivre-ensemble. Et ils veulent gagner leur vie en travaillant. Tout cela leur est nié, parce qu’étant pauvres, noirs, métisses sans yeux bleus ni cheveux blonds, ils sont méprisés et maintenus à distance, à la marge.

Peut-on encore considérer qu’une telle société est humaine et civilisée ? Ou s’agit-il d’une forme travestie de barbarie ? Cette dernière qualification lui conviendrait davantage. Les « rolezinhos » ont bougé une pierre qui a commencé à rouler. Elle ne s’arrêtera que si surviennent des changements.

Notes du traducteur :
[1] Littéralement « petites balades » ou virées désignant les rassemblements informels de jeunes dans les centres commerciaux
[2] Centre commercial : la cathédrale des marchandises
[3] Racaille brésilienne : qui est-elle ? comment vit-elle ?
[4] Ethnographie du "rolezinho"
[5] Nom sous lequel est connue la Constitution brésilienne de 1988

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