Source : Outras Palavras - 14/10/2015
Traduction pour Autres Brésils : Nina Almberg
(Relecture : Marie Christine Giust)

Outras Palavras
Guilherme Boulos, du MTST (Mouvement des travailleurs sans toit [1]), fait le pari que la dégradation des conditions de vie va mener une majorité de personnes à chercher des solutions non capitalistes. Il affirme qu’il est possible de vaincre les conservateurs dans la rue.
Entretien spécial pour la rédaction de Outras Palavras (3ème partie). [2]
Le 8 octobre dernier, quand le Mouvement des Travailleurs Sans Toit a organisé le lancement du front « Peuple sans peur » à São Paulo, certains se sont étonnés. Les sans-toits critiquent le refus de la gauche de gouvernement d’encourager la mobilisation en vue d’obtenir des changements structurels dans le pays. Ils soulignent les arrangements de cette gauche à la politique de palais. Ils dénoncent l’option du second gouvernement de Dilma Rousseff pour un « ajustement fiscal [3] », c’est-à-dire concrètement une campagne d’austérité qui supprime des droits sociaux tout en multipliant le paiement d’intérêts à l’oligarchie financière. Pour quelle raison, dans ce cas, des organisations qui sont clairement un appui du gouvernement, comme la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) et l’Union nationale des Etudiants (UNE), font-elles également partie du Front « Peuple Sans Peur » (ici, la lettre d’invitation au mouvement) ?
La troisième partie du long entretien accordé à Outras Palavras par Guilherme Boulos, membre de la coordination nationale du MTST se concentre sur ce thème. Boulos paraît penser, en résumé, ceci :
>La tradition de luttes construite par les mouvements sociaux brésiliens ces quatre dernières décennies est bien plus importante que la paralysie actuelle de quelques dirigeants. Ceux-ci ne seront pas capables de soutenir encore longtemps leurs positions actuelles, particulièrement dans le cas de figure où les politiques gouvernementales attaquent les conquêtes sociales, plongent le pays en récession et deviennent très impopulaires.
>La dynamique économique et politique qui va bientôt se dessiner va également mettre en difficulté l’effort des conservateurs pour tirer profit du mécontentement. La force exhibée par la droite dans la rue il y a quelques mois découle essentiellement de son pouvoir, en particulier du contrôle qu’elle exerce sur les médias. Mais cette capacité d’attraction sera diminuée quand la crise s’aggravera et que l’élite ne sera plus capable de présenter des réponses qui satisferont la majorité. Il suffit de voir que, malgré les disputes sur l’appareil d’Etat, le gouvernement et la droite sont unis dans la défense de « l’ajustement fiscal ».
>Il faut parier sur les luttes et sur la capacité qu’a la multitude à apprendre d’elles. Le MTST, qui a vu dans les journées de juin 2013 un moment positif d’évolution politique, pense que l’offensive conservatrice ne sera pas surmontée par des recommandations du gouvernement mais qu’elle pourra être vaincue dans la rue.
>Les sans-toits, cependant, ne veulent pas faire partie d’une gauche sectaire qui fait des discours radicaux mais est incapable de mobiliser la société. « Je n’ai pas vu ceux qui nous critiquent mettre 50 personnes dans la rue pour combattre la tertiarisation [4] », dit Boulos.
En développant ce raisonnement durant l’entretien, le coordinateur du MTST fut confronté à une question cruciale. Comment espérer une « éducation politique par les luttes » si les conservateurs peuvent, aujourd’hui, montrer du doigt le gouvernement et alléguer, de façon simpliste, que les « rouges » sont responsables de la crise ? Boulos a répondu à cela par d’autres questions ainsi que par son exposé détaillé sur la façon de passer du schéma politique actuel à un autre, plus favorable.
L’entretien spécial avec Guilherme Boulos comporte quatre parties. Une seule est reproduite ici. Les trois autres abordaient les thèmes suivants :
1.Guilherme Boulos fait une proposition à la gauche : Ni Lula-2018, ni de nouveau parti. Pour le leader du MTST, la reconstruction exige d’échanger les palais pour la rue, de formuler de nouveaux projets pour le pays et de retourner au « travail de base ».
2.Boulos détaille la « politique de la rue » : Pour le leader du MTST, il ne sera possible de surmonter l’onde conservatrice que par la mobilisation sociale. Juin 2013 doit être vu comme un point de départ positif.
3.Le rôle de Marx et de Freud : le coordinateur du MTST parle de sa formation, des chemins pour la transformation politique et culturelle du pays et de la synthèse possible entre marxisme et psychanalyse.
Votre raisonnement, selon lequel il manque quelque chose de plus que la raison à la gauche, a plus à voir avec la psychanalyse qu’avec la politique, n’est-ce pas ? Vous avez l’air de vouloir dire que si la vie se résolvait dans la théorie, dans la rationalité, il serait beaucoup plus facile de convaincre les gens.
Ceci a à voir avec la psychanalyse, mais également avec Marx. L’histoire n’est pas mue par la raison, elle n’est pas faite de bons arguments. L’histoire est faite de forces. Je connais une belle phrase de Robert McNamara, l’ancien secrétaire de la défense des Etats-Unis : « Si nous avions perdu la guerre, nous aurions été ce que les nazis ont été : des criminels de guerre ». Ceci définit si vous êtes juste ou pas.
Et comment va-t-on convaincre les gens si ce n’est pas avec de bons arguments ? Notre discours, qui, en théorie, est cohérent, rationnel, soutenu par des données de la réalité, n’a pas réussi à soulever les masses et à promouvoir des changements.
Je ne veux pas que mes paroles soient mal interprétées, je ne suis pas en train de dire que nous n’avons pas besoin d’être rationnels. Mais cela ne nous manque pas. Il nous manque quelque chose d’autre, la condition de soutenir cela. Notre dilemme ne se résout pas dans la théorie. Ce dilemme que vous soulevez, d’un point de vue rationnel, n’a pas de solutions, n’est-ce pas ?
Il n’y a pas de solutions pour lui du point de vue théorique. La solution pour le résoudre est pratique. Évidemment, nous rencontrons une série d’obstacles, de conditions défavorables. L’une d’entre elles est le contrôle des médias. Quand je dis que ce qui importe dans l’histoire, c’est la force, je parle aussi de force idéologique, force de persuasion. Aujourd’hui, plus que jamais, cette force est l’appareil médiatique. C’est l’un des problèmes que nous avons. Allons-nous réussir à retourner à notre profit cet appareil médiatique par un moyen judiciaire ou un moyen parlementaire ? C’est comme de croire au Père Noël.
Comment réussissons-nous à lutter contre cela ? En créant de nouveaux rapports de force dans la société. Et les rapports de force sont liés aux capacités de mobilisation. Il va toujours y avoir des rapports de force plus ou moins favorables. Renforcer un camp avec des idées de gauche et une capacité de mobilisation populaire ayant une influence sur la politique, c’est déjà un contrepoids dans le rapport de force. Premièrement, pour empêcher qu’il y ait des reculs et deuxièmement, pour donner une base sociale à la construction des avancées. Le chemin est celui-ci : reconstruire la mobilisation et la force sociales.
Les mouvements sociaux sont cruciaux pour cela. Mais quelles sont les relations entre eux ? Le MTST avec le MPL [5], le MTST avec le MST [6] ? Y-a-t-il des critiques réciproques qui vous gênent ?
Les critiques ne doivent pas être notre problème. Il va y avoir des critiques, et il est important que les critiques existent. Ce que les critiques ne peuvent pas, c’est bloquer un processus d’unité dans ce qui est crucial, là où il y a consensus et accord. La gauche s’est habituée à valoriser les désaccords plus que les stratégies communes.
Mais c’est l’histoire de la gauche, non ?
C’est l’histoire d’une certaine gauche. L’histoire nous sert à avancer, pour rompre avec les vices qui nous entravent. Nous avons des sectaires dans une partie de la gauche brésilienne. Une gauche qui dit, quand vous dénoncez une offensive conservatrice : « Ah, vous voulez légitimer le gouvernement du PT ». Pourtant, vous dites que vous êtes contre le gouvernement du PT, contre l’ajustement fiscal, que vous attaquez le gouvernement du PT, que vous amenez 50 000 personnes dans la rue contre le gouvernement du PT. « Non, si vous dites qu’il y a une offensive conservatrice, c’est parce que vous voulez légitimer le gouvernement. »
Certains mouvements disent que le MTST est le bras du PT dans la rue.
Celui qui dit cela, c’est Reinaldo Azevedo et une partie de l’ultra gauche que ne représente pas 1% de la capacité de mobilisation de la gauche brésilienne, qui est déjà petite.
Nous avons un segment qui peut-être crie beaucoup sur les réseaux sociaux, qui poste des textes intéressants sur quelques blogs et qui réussit à articuler un discours d’affrontement très facile. Mais je n’ai pas vu ceux qui disent que le MTST est lié au PT mettre 50 personnes dans la rue pour protester contre la tertiarisation. Notre défi est de construire un espace d’unité où rentrent d’amples secteurs disputés à composer une plateforme commune.
Le MTST cherche à construire cet espace comme un front pour les réformes populaires. Depuis l’an dernier, nous avons fait un effort continu, cherchant et dialoguant avec un ensemble de secteurs sociaux pour que se forme un front de mobilisation. C’est dans cela que nous sommes engagés. Nous n’avons pas l’idée de former un front politique voulant appuyer le projet de gouvernement du PT pour 2018. Nous sommes disposés à construire un front de mobilisation sociale pour reconstruire la capacité de la gauche et modifier le rapport de force dans le pays, avoir un programme stratégique de réformes populaires et de changements radicaux pour le pays.
Ca fait un an que vous essayez. Quel est le bilan ?
Des étapes importantes ont été franchies mais pouvoir amener des milliers de personnes dans la rue est plus important que de faire 200 réunions. A la fin du mois de novembre 2014, sur le thème de l’offensive conservatrice, 20 000 personnes sont descendues dans la rue sous le slogan : « Contre la droite, pour plus de droits » dans un mouvement extrêmement unitaire, réunissant le MST, le MTST, la CUT, le PSOL, des étudiants de diverses sensibilités et la jeunesse progressiste. Nous avons mis en place au début de l’année une série de mobilisations contre l’ajustement fiscal, et, le 15 avril, une mobilisation emblématique de 40 000 personnes contre la tertiarisation pour une série de réformes populaires. Le 29 mai, avec le mouvement syndical qui paralysait, le MTST a occupé des dizaines d’agences de la banque Caixa à travers le pays contre l’ajustement fiscal. Ce sont des étapes. L’unité se construit dans la lutte. Nous respectons les rythmes et les différences sans se noyer.
Ou peut-être considérez-vous que la CUT et ces mouvements plus attachés au PT peuvent être des partenaires dans ce projet ?
Le partenariat se construit à travers un programme. Si ces mouvements devenaient disposés à composer un programme autonome, indépendant du gouvernement, qui fait une critique catégorique de l’ajustement fiscal, qui a un programme de réformes populaires pour le pays et qui en même temps, comprend que nous ne luttons pas contre l’offensive conservatrice pour légitimer le gouvernement, nous pensons qu’il serait possible de construire un partenariat avec eux.
Mais, et le symbole ? Parce que, rationnellement, vous nous avez déjà convaincus. Mais ce discours ne fonctionne pas dans la rue, il y a quelque chose qui permet aux conservateurs de convaincre et de sensibiliser, quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la raison.
Peut-être que cette force symbolique a plus à voir avec une inégalité de conditions qu’avec le fait que nous n’avons pas construit une symbolique qui serait plus attirante pour amener les gens à défendre notre projet. Les mobilisations menées par la droite sont plus grandes que les nôtres. Elles ont été convoquées de façon ostensible par les principales chaînes de télévision.
Mais la droite aura toujours cet avantage ! Et dans d’autres moments, nous réussissons à mobiliser plus qu’eux !
Oui. Dans ces moments, il y avait un processus d’ascension dans les mobilisations sociales. Et cette ascension des mobilisations sociales, en plus d’avoir une force symbolique, est corrélée aux conditions de dynamiques économiques et politiques. La crise économique que nous vivons encore est dans tous les esprits. Nous pensons que l’ajustement fiscal est grave – et, de fait, il l’est – mais le pire est à venir. Les deux années à venir vont être marquées par un approfondissement de la récession.
En théorie, la rue n’est pas de droite.
C’est sûr qu’une personne au chômage, qui doit vivre sous l’austérité, peut être encline aujourd’hui à adhérer au discours de Globo. Mais elle aura toutefois plus tendance à aller dans la rue pour faire la grève, faire des blocages pour ses droits, utiliser les formes historiques de mobilisations des travailleurs, plutôt que de juste rester à ânonner le discours de TV Globo. Bien que tout cela soit contradictoire, et qu’elle pourra aller dans la rue faire la grève tout en ânonnant le discours de Globo, elle sera dans la rue à faire la grève. Et cela est un renforcement du mouvement populaire et social au Brésil. La crise produit aussi cela. Une aggravation de la crise peut engendrer des formes plus fortes de résistance. Comment est-ce que Podemos a vu le jour, en Espagne ? Il y a 30% de chômage chez les jeunes et la crise est en train d’éclater. Pourquoi est-ce que Syriza a gagné les élections en Grèce ? Désastre, plus de trente grèves générales ces dernières années avant que Syriza n’accède au pouvoir. Je pense que c’est cela qui est en jeu, la crise toujours plus pesante.
Maintenant ces pays ont des gouvernements de droite...
Au Brésil, le gouvernement n’est pas populaire...
Mais il est considéré comme un gouvernement de gauche... il fait partie des « rouges ».
Oui. Je pense que c’est un thème symbolique que nous avons besoin d’évaluer.
C’est pour cela que c’est difficile pour nous. Syriza n’aurait pas surgi dans le gouvernement du Pasok, et les Indignés se seraient difficilement développés dans le gouvernement du Parti socialiste espagnol. Dans ces deux pays, ce sont les partis socialistes qui ont appliqués des mesures d’austérité, et la première réaction électorale fut la victoire de la droite. Le Parti Populaire en Espagne, et la Nouvelle démocratie, de droite, en Grèce. Seulement après sont apparus Syriza et Podemos.
C’est ce que nous allons devoir commencer à affronter l’année prochaine... Tous les facteurs nous portent à croire qu’aux prochaines élections municipales, la droite va avoir le champ libre. Le PT va être vaincu dans les grandes villes du Brésil. Le problème est que l’épuisement du PT n’est pas suivi d’une alternative de gauche. C’est la droite qui arrive à tirer profit de l’épuisement du modèle du PT. C’est ce que nous voyons. Je pense qu’en 2016, nous allons avoir une élection de show des horreurs.
En parlant d’élections, Guilherme, est-ce qu’un jour, on va vous voir candidat à quelque chose ?
Je ne pense pas, là n’est pas la perspective. Ce serait la logique de construction d’une carrière politique, non ? Cet imaginaire est justifié, il y a mille exemples qui le valident. Ne pas condamner les gens qui font sur nous ce jugement précipité. L’historique du mouvement social brésilien s’incorporant à une tactique d’intégration institutionnelle ces vingt dernières années, c’est précisément cela. C’est l’apparition de leaders sociaux qui se développent, construisent leur légitimité et petit à petit, ont une stratégie parlementaire et participent aux élections.
Je pense fermement que cette stratégie est épuisée. Le mouvement dans lequel j’agis entend contrer cette stratégie. Je fais partie du MTST depuis treize ans. Les opportunités pour se porter candidat ont existé. Les conditions pour se faire élire aussi. Mais notre mouvement se construit précisément en opposition à cette stratégie institutionnelle. Et ce ne sont pas que des mots. On ne peut pas nous accuser de cela à moins de ne pas observer nos pratiques.
Nous vivons un moment de grande méfiance non seulement vis-à-vis du politique, mais aussi de toutes les institutions. Cela donne l’impression qu’il y a une intention derrière, et c’est un discours très facile. Il reste très difficile de construire des chocs, parce que rien ne s’appuie sur rien. Comment faire, dans ce contexte, pour construire quelque chose qui dépende d’une conviction quand tout paraît si confus ?
La première chose que le MTST doit faire quand nous arrivons dans une communauté et faisons une assemblée, c’est d’insister sur le fait que nous ne sommes pas là pour prendre l’argent de quiconque ni pour appuyer personne politiquement.
Les travailleurs du Brésil ont leurs raisons pour être désillusionnés. Beaucoup de ceux qui sont arrivés avec un discours de changement social, d’améliorations des droits sociaux sont en train d’améliorer les leurs en aggravant la vie du peuple. Il n’est pas surprenant que ce discours ait de la force, parce qu’il a une certaine efficacité. Cela s’affronte dans la pratique. N’importe quel argument est inutile, puisque ce discours, par nature, rend inutile les arguments. Notre façon de montrer cela est que le MTST existe depuis presque 20 ans et qu’il n’a jamais présenté un candidat. Il n’a jamais soutiré un real à quiconque. Cela construit notre crédibilité.
Notes de la traduction :