Les isolés de la sécheresse en Amazonie : le drame de ceux qui n’ont pas d’eau à boire Les communautés autochtones et riveraines de l’État d’Amazonas ressentent déjà les effets de l’intense sécheresse de 2024

Source : Amazônia Real
Par : Leanderson Lima, 27 août 2024
Traduction : Roger Guilloux
Relecture : Bertrand Carreau

Manaus (AM) [1] - Isolés, ils se nourrissent de ce qu’ils peuvent récolter dans les champs ou s’aventurent de l’autre côté de la frontière pour pêcher. Les habitants des communautés autochtones d’Amazonie luttent pour ne pas rentrer chez eux sans n’avoir rien à manger ni à boire. De l’eau potable ? L’eau boueuse est mise sur le feu dans l’espoir que l’ébullition lui redonnera un peu de pureté. Un simple tissu sert de filtre. Obligées d’improviser, de nombreuses communautés se débrouillent comme elles peuvent pour surmonter une sécheresse qui devrait être aussi grave que celle de 2023. Actuellement, selon la Défense civile, 20 municipalités et plus de 250 000 personnes sont touchées par la grave sécheresse qui sévit dans l’État d’Amazonas.

Dans la capitale, Manaus, le Rio Negro a atteint la marque de 21,93 mètres ce vendredi (23/08). L’année dernière, à la même époque, le niveau était de 24,83 mètres. Dans la municipalité de Tabatinga, le Solimões a enregistré un niveau de 0,4 mètre. L’année dernière, à la même date, il était de 2,61 m.

Vendredi, le Service géologique brésilien (CPRM) a lancé l’alerte de baisse de niveau des eaux dans l’État d’Amazonas. Cette année, la probabilité de nouveaux records historiques de baisse du niveau des eaux a augmenté. À Tabatinga, le Solimões a 65 % de chances de se retrouver au-dessous de la marque minimale de 2023. À Manaus, ce pourcentage est de 16 %, avec le Rio Negro au-dessous des 12,70 m de 2023. C’est la première fois, depuis qu’il existe, que, le CPRM émet une alerte à la sécheresse.

Sécheresse à Tabatinga, dans la région de l’Alto Solimões (AM) (Photo : Défense civile).

La communauté autochtone Filadelphia Ūtchigüne où vivent 387 familles, fait partie de la municipalité de Benjamin Constant (à 1.533 kilomètres de Manaus), dans la région de l’Alto Solimões. Miryam Tikuna, leader de cette communauté, révèle que ces dernières semaines, les autochtones de sa communauté ont pris le risque d’aller pêcher dans les eaux péruviennes. Du côté brésilien, les poissons meurent à cause des températures élevées.

« C’est d’autant plus dangereux que les Péruviens, nos voisins, risquent bientôt de ne pas apprécier. Si la situation empire, ils commenceront à riposter, à protéger leur territoire, car ils en ont besoin eux aussi », admet-elle.

Selon elle, Benjamin Constant, l’une des municipalités les plus touchées par la sécheresse, compte peu de lacs et de cours d’eau. Cette situation hydrologique fait qu’il est difficile de répondre aux besoins d’urgence, car il y a moins d’options pour la pêche. Les bateaux n’ont pas accès à la ville et les habitants se sentent isolés. « Nous avons l’impression d’être isolés sur une île. Il n’y a pas d’eau potable pour les communautés autochtones ni pour les zones rurales. Il est très difficile d’accéder à l’Igarapé [2] où nous avions l’habitude de nous baigner ; on ne peut plus l’utiliser », a déploré la leader autochtone à Amazônia Real.

Pour Miryam, le pire est à venir, car il n’y a aucun signe de pluie dans le ciel. « Quand il pleut, c’est une pluie rapide, une pluie d’été », dit-elle. Les poissons sont en train de mourir et il n’y a pas de lac près de la communauté.

Miryam révèle que l’aide humanitaire promise par les autorités ne parvient pas à toutes les communautés. Par l’intermédiaire de l’Association des femmes autochtones Tikuna (Amit), elle travaille en partenariat avec d’autres organisations pour que son peuple puisse recevoir des fournitures, des médicaments contre la diarrhée et des filtres d’argile pour traiter l’eau. Il n’y a pas non plus de réservoirs d’eau.

La dirigeante autochtone décrit la souffrance de son peuple. « Nous faisons bouillir l’eau pour pouvoir la boire. Certaines familles font bouillir l’eau très boueuse. Ensuite, elles la filtrent avec un linge pour enlever la boue. L’odeur est très forte. Nous devons la boire en nous pinçant le nez. Quand on a soif, il faut la boire comme ça. On ne peut pas attendre », dit-elle.

Elle affirme que la communauté rêve de creuser un puits et d’acheter une pompe à eau. Le gros problème, selon Miryam, est le prix demandé par les entreprises : une moyenne de 5 000 réaux [3] par journée travaillée. « C’est le tarif journalier. Et combien de jours leur faut-il pour trouver de l’eau ? Environ trois jours. A ce prix, nous n’aurons jamais d’eau. Nous n’avons pas les fonds nécessaires ».

Image de la rivière Copéa devant le village de São José da Fortaleza, dans la municipalité de Coari, Amazonas (Photo : Cacique Maria Dione).

Dans la communauté de Miryam Tikuna, la nourriture provient des champs où l’on fait pousser du manioc, des pommes de terre et des bananes. Mais il est difficile de maintenir ces cultures car il n’y a pas d’eau pour les irriguer. Et comme aucun bateau ne peut arriver ici, le prix des produits monte en flèche. « Un kilo de sucre coûtait 13 réaux pendant la sécheresse de l’année dernière. Un gallon d’eau coûtait 27 réaux. Tout augmente », explique-elle.

Triple frontière

Située dans la région de la triple frontière entre le Brésil, la Colombie et le Pérou, la municipalité de Tabatinga (située à 1 106 km de Manaus) est l’une des plus touchées par la sécheresse. La présidente de la Fédération autochtone du peuple Kukami Kukamiria du Brésil, du Pérou et de la Colombie (Fédération Kokama - TWRK), Gladis Kokama, a évoqué la situation de la municipalité de Tabatinga qui, en raison de l’extrême sécheresse, finit par recevoir les marchandises destinées aux municipalités de Benjamin Constant et d’Atalaia do Norte, car l’accès à ces dernières par les rivières est impraticable.

"Tout le monde vient à Tabatinga pour les déplacements en bateau, mais parfois les bateaux peuvent avoir un accident à cause de la sécheresse. Il y a des plages qui émergent, les capitaines doivent donc être prudents. C’est pire que l’année dernière", constate-t-elle.

Gladis Kokama n’en croit pas ses yeux face à la baisse des eaux de cette année. « Je le vois avec mes propres yeux. J’ai traversé le fleuve jusqu’à Santa Rosa, au Pérou, et les gens se baignent déjà au milieu du fleuve. Je n’arrivais pas à y croire », déclare-t-elle.

Les responsables autochtones sont convaincus que l’éducation à l’environnement peut contribuer à inverser la situation grave à laquelle l’Amazonie est confrontée aujourd’hui. "Je place beaucoup d’espoir dans l’éducation. Je suis moi-même enseignante, pédagogue, et je travaille actuellement dans le domaine du soutien pédagogique dans la municipalité de Tabatinga. Je vois ce besoin. Nous devrions changer cette partie du programme, pas seulement ici, mais dans l’État d’Amazonas et partout au Brésil", conclut-elle.

La sécheresse à Coari

Dans le Moyen Solimões, la municipalité de Coari (à 363 kilomètres de Manaus) subit également les effets de la sécheresse. Les populations les plus touchées sont celles qui vivent dans les communautés riveraines et autochtones [4]. La cacique de la communauté de São José da Fortaleza, Maria Dione, du peuple Apurinã, nous rapporte que même l’activité de l’élevage du pirarucu, que les habitants utilisent pour se nourrir et comme source de revenus, a été compromise. "Nous ne pouvons pas pêcher parce que les cours d’eau se sont asséchés. On ne peut pas entrer dans le canal, il est complètement asséché", déplore-t-elle.

São José da Fortaleza abrite 57 familles et environ 300 membres de la communauté Apurinã. Pour atteindre la communauté autochtone, située sur la rivière Copeá, il faut presque une journée de voyage depuis le centre-ville. Dione affirme que, pour l’instant, la situation n’est pas très grave, mais elle s’attend déjà au pire le mois prochain, lorsque la sécheresse devrait atteindre son paroxysme. "En septembre, je ne sais pas comment nous allons nous en sortir. L’année dernière, à la même période [août], la butte [en référence à celle se trouvant à l’entrée de la communauté] n’apparaissait pas comme ça. L’année dernière, elle n’a émergé qu’en septembre », dit-t-elle.

La cacique explique qu’en plus de cette grave sécheresse, il est difficile de vivre avec une telle chaleur. « Il fait chaud en ce moment ! Jusqu’à 9 heures, 10 heures, on peut supporter, puis ça devient impossible. Un jour, le soleil va nous achever. C’est terrible ! C’est ce que l’homme blanc est en train de faire, en détruisant toutes les forêts », conclut-elle.

La forêt prévient les effets de la sécheresse

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les scientifiques nous ont alerté de la gravité du changement climatique et de la nécessité de se préparer au pire, ce qui implique d’éviter la déforestation pour atténuer les effets de la sécheresse. En 2024, face à la situation de plus en plus critique de la nature et des rivières, les experts soulignent, une fois de plus, l’urgence des engagements environnementaux et de la planification de la part des autorités et de la société.

Le chercheur Renato Sena, de l’Institut national de recherche amazonienne (Inpa), estime que la sécheresse de 2024 s’inscrit dans la continuité de celle de 2023, lorsque la région amazonienne avait été touchée par la grave sécheresse provoquée par El Niño. Selon M. Sena, la sécheresse de cette année sera extrêmement rude, avec une "probable réduction drastique du niveau des rivières", qui touchera principalement les populations les plus sensibles (les riverains), provocant des difficultés d’accès aux transports, à la santé, à l’éducation, à l’accès à l’eau et, de manière générale, à l’approvisionnement. Nous pourrons également constater des dommages au niveau de la faune et de la flore.

"Malheureusement, il s’agit là d’une tendance qui va marquer les années à venir. Depuis le début du XXIe siècle, nous avons constaté une intensification et une augmentation de la fréquence des événements climatiques extrêmes, qu’il s’agisse d’inondations ou de débordements importants dans les rivières de la région, par rapport aux séries historiques disponibles", a fait remarquer le chercheur de l’Inpa.

M. Sena a averti qu’en plus des cycles climatiques naturels, tels que le réchauffement des océans Pacifique et Atlantique, l’interférence humaine joue un rôle fondamental dans l’équilibre climatique. "Le rôle de l’homme dans l’altération de l’environnement naturel est indéniable : il est à l’origine de la déforestation, de la hausse des températures océaniques et des incendies dans de vastes régions".

Jochen Schongart, également de l’Inpa, qui étudie les effets de la sécheresse sur la forêt, souligne la nécessité de restaurer à grande échelle les zones dégradées ; la plupart sont situées dans le sud du bassin amazonien. "Nous devons empêcher la poursuite de la déforestation et des incendies afin d’atténuer les effets de la sécheresse", suggère le chercheur, qui est responsable du Bureau de coordination de la dynamique environnementale.

Il explique qu’une forêt intacte constitue une couverture qui contribue à atténuer les effets des sécheresses et des asséchements des rivières en refroidissant l’atmosphère et en émettant diverses particules provenant du biote de la forêt. Ce processus contribue à la formation des nuages.

Selon ce chercheur, la sécheresse météorologique causée par l’Atlantique Nord Tropical, la perte de la couverture forestière et les incendies altèrent la physique et la chimie de l’atmosphère, ce qui retarde la formation des nuages et, par conséquent, le retour des pluies.

"Toute cette production de vapeur d’eau ne pénètre pas dans le bassin amazonien, ce qui entraîne des conditions de sécheresse extrême, en particulier dans le sud et le sud-ouest du bassin amazonien. Ce mécanisme se poursuit et nous observons que les niveaux d’eau des affluents du sud du bassin amazonien, tels que le Madeira et même le Solimões, sont déjà très critiques", souligne-t-il.

M. Schongart explique que la sécheresse de 2024 sera tout aussi rude que celle de 2023, année où le record de la série historique a été établi. "Elle varie d’une région à l’autre. Nous devons être très attentifs aux régions du sud du bassin amazonien où l’on observe également une augmentation de la déforestation, de la dégradation des forêts et des incendies."

Selon M. Schongart, les phénomènes climatiques et météorologiques dans les océans, en synergie avec la perte de couverture forestière, la dégradation des forêts et les incendies à grande échelle, aggravent la situation dans le sud de la région amazonienne. "En plus de la sécheresse, nous avons des vagues de chaleur qui affectent à la fois la biodiversité et la santé humaine", prévient-il.

Défense civile

La secrétaire municipale à la protection et à la défense civile de Tabatinga, Donizete Cruz, dirige une équipe de 17 professionnels qui luttent pour atténuer les effets de la sécheresse. Selon elle, la ville compte 53 communautés directement touchées. Parmi celles-ci, 39 ont été totalement isolées et les autres partiellement. Rien que dans cette municipalité, la protection civile estime qu’au moins 10 000 personnes ont été directement touchées par la sécheresse.

"Nous avons déclaré l’état d’urgence le 15 juillet. Nous avons fait appel au gouvernement de l’État et au gouvernement fédéral. Le gouvernement de l’État envoie une subvention alimentaire aux communautés de l’Alto Solimões et à la municipalité de Tabatinga. L’idée est d’approvisionner ces populations en eau et en nourriture pour ce mois de septembre, qui correspond au pic de la sécheresse", explique Mme Cruz.

Elle précise que les premières actions de la protection civile de la municipalité ont consisté à aménager le système d’eau qui existait dans les écoles afin qu’il puisse également servir à la population. La secrétaire garantit que les problèmes de carburant, d’approvisionnement et d’eau potable de la municipalité sont sous contrôle.

Donizete a expliqué à Amazônia Real ce que c’est que de vivre deux années de suite, des sécheresses extrêmes. "Nous devons nous adapter, n’est-ce pas ? Ce nouveau changement climatique, ce nouveau monde, nous ne nous sommes pas encore remis de la sécheresse de 2023 et nous sommes déjà dans la sécheresse de 2024. C’est un défi", déclare-t-elle.

Pour Mme Cruz, il faut briser des paradigmes, des habitudes, en commençant par ceux de la population. "Nous devons changer certaines habitudes, certaines attitudes, en commençant par nous-mêmes, afin de remédier à cette situation. Ce n’est pas facile, mais nous devons nous adapter, nous devons être résilients. Autrefois, une grande sécheresse fluviale survenait tous les dix ans ; aujourd’hui, ce n’est plus le cas", déplore-t-elle.

São Paulo de Olivença

La situation n’est pas très différente à São Paulo de Olivença (991 km de Manaus), comme le décrit Lucas Gomes, coordinateur des opérations de la défense civile de la municipalité. Avec pour mission de "ne laisser aucune communauté sans assistance", Lucas rappelle que la municipalité fore des puits artésiens pour les communautés qui ont vu leurs lacs s’assécher et se sont retrouvées sans eau potable.

São Paulo de Olivença compte 84 communautés rurales et autochtones en état d’urgence. Selon les données de la défense civile, au moins 5 600 familles sont touchées, et la situation pourrait empirer. "Je suis sûr que la Cosama (la société d’assainissement de l’Amazone) en ressentira bientôt les effets, car le niveau du cours d’eau dans lequel elle s’approvisionne commence déjà à baisser rapidement en raison de la sécheresse. Aujourd’hui, nous avons déjà du mal à naviguer à cause des bancs de sable qui apparaissent là où on ne les attendait pas" prévient Lucas.

La baisse rapide du niveau des rivières dans la municipalité de São Paulo de Olivença a donné lieu à l’une des histoires les plus dramatiques de la sécheresse de 2024, lorsque Belmiro Tavares, un pêcheur de 85 ans, est sorti pêcher et a été surpris par l’assèchement rapide de la rivière, bloqué à environ sept kilomètres de son domicile. Il a essayé de sortir son canoë et s’est retrouvé coincé dans la boue pendant trois jours, jusqu’à ce qu’il soit localisé par un drone et secouru par la défense civile de São Paulo de Olivença.

Le gouvernement de l’État déclare avoir distribué 226 tonnes de nourriture aux régions les plus touchées. Il a également installé 24 purificateurs d’eau, dont 10 destinés au bassin de l’Alto Solimões et envoyé 100 réservoirs d’eau pour améliorer l’accès à l’eau potable.

Voir en ligne : Article original en portugais

[1Amazonie renvoie à la région d’Amérique du sud dominée par la forêt tropicale de nombreux pays (Brésil, Venezuela, Colombie, Pérou, Equateur, Bolivie, …). Amazone est le nom du fleuve et Amazonas celui de l’un des États du nord du Brésil.

[21) Petite rivière qui prend sa source dans la forêt et se jette dans une rivière. 2) Canal naturel étroit, navigable pour les petites embarcations, qui se forme entre deux îles fluviales ou entre une île fluviale et la terre ferme.

[35000 réaux soit environ 800 euros ou trois mois et demi de salaire minimum (septembre 2024)

[4Comunidades riberinhas e comunidades indigenas Toutes entretiennent un lien étroit avec la forêt. Les populations autochtones sont des peuples traditionnels, ils vivent en groupes isolés dans la forêt. Les peuples riverains et quilombolas sont venus dans la forêt et la région soit pour travailler, soit en tant que fugitifs.

Agenda

L'équipe d'Autres Brésils est en train de préparer de nouveaux événements... restez attentifs !

Tous les événements

Suivez-nous

Newsletter

Abonnez-vous à la Newletter d’Autres Brésils
>
Entrez votre adresse mail ci-dessous pour vous abonner à notre lettre d’information.
Vous-pouvez vous désinscrire à tout moment envoyant un email à l’adresse suivante : sympa@listes.autresbresils.net, en précisant en sujet : unsubscribe infolettre.

La dernière newsletter

>>> Appel à dons - Catastrophe climatique au Rio Grande do Sul/Brésil

Réseaux sociaux

Flux RSS

Abonnez-vous au flux RSS