Ce mal, Antonin Artaud, avant de le fuir, sur place ou au Mexique, chez les Tarahumaras, l’a désigné à la gueule de ses compatriotes comme « le mal blanc » [1] : le simple passage sur une île d’un navire qui ne contient que des gens « bien-portants » et provoque l’apparition de maladies inconnues, des maladies qui, dit Artaud, « sont une spécialité de nos pays » – « zona, influenza, grippe, rhumatismes, sinusite, polynévrite, etc., etc. » À quoi, depuis cinq siècles d’histoire dérobée à l’île-Continent Abya Yala [2], il faut ajouter toutes ces machines d’extraction capitaliste de minerai de vies, minérales, végétales et animales, qui, en œuvrant inéluctablement à travers l’espace colonial, ont couvert la Terre d’épaisses fumées épidémiques asphyxiantes, toutes les formes de mort ou, si l’on préfère, d’inexistence, inventées par l’Europe des puissants et des mangeurs d’or : le culte de Jiji Cricri, l’Etat-Nation et sa monnaie frappée, le Droit, la Science et la Philosophie royales des Universités, le travail contraint, la dépendance alimentaire, vestimentaire, médicale et scolaire, les guerres d’extermination, la prostitution des femmes, l’alcool et les objets à profusion.
Tout ce qui, chez nous comme partout où le mal blanc a fini par s’étendre (puisqu’il ne fait de doute pour personne qu’il s’est d’abord déclaré de notre côté de l’Océan), accomplit par immunité adaptative, cette formidable dégénérescence de l’humain qu’est sa clientélisation : son incapacité foncière à ajouter du monde au monde sans l’acheter en boîte dans un commerce, à l’état de marchandise – fut-ce même comme un livre – au prix d’immenses destructions de ressources. Une immunité acquise qui fait de chacun d’entre nous, consommateurs d’objets et d’idées, de terribles porteurs asymptomatiques des agents pathogènes du capitalisme étatique et reconduit le plus souvent cette conviction d’innocence, qu’Artaud dénonce comme notre manque de « culture », tellement caractéristique des colonisateurs blancs, « bien-portants » seulement d’avoir trop longtemps séjournés dans un bain de déjections urbaines et d’avoir survécus aux maladies mortelles qu’il y ont contractées, à force d’en mourir par millions.
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