Adriane Canan, journaliste, est co-directrice et co-réalisatrice du film Arpilleras, Bordando a Resistência au sein du collectif de femmes du Mouvement des Personnes Atteintes par les Barrages au Brésil (MAB).
À l’occasion de la 14ème édition du festival Brésil en Mouvements, et de la session co-organisée avec l’association France Amérique Latine, Autres Brésils discute avec Adriane Canan, militante de la communication auprès des mouvements populaires au Brésil. Cet entretien, conduit par Luc Duffles Aldon, est le deuxième d’une série proposée par l’association Autres Brésils pour détricoter l’actualité politique brésilienne et apporter d’autres perspectives sur l’état de la démocratie et des droits humains dans ce pays.
Adriane, que veut dire être militante de la communication au sein de mouvements populaires ?
Tu connais l’école de cinéma de Cuba ? Fondée par Gabriel Garcia Marquez, Fernando Birri et Orlando Senna, elle est le berceau d’un nouveau cinéma latino-américain. Avant eux, il fallait partir en Europe ou aux États Unis pour se former et en revenir avec des outils qui de fait biaisaient les narratives et les regards.
C’est à travers cette formation que j’ai compris ce que c’est qu’être une militante de la communication dans les mouvements populaires en Amérique Latine et au Brésil. Avant, les journalistes travaillaient avec des techniques formatées qui s’imposaient aux mouvements sociaux. Je ne renie pas ces techniques, mais, depuis trois décennies déjà, les mouvements sociaux revendiquent la capacité de produire des matériels à partir de leurs propres expériences et amènent les professionnel.les de la communication à travailler de façon organique. C’est le cas du documentaire Arpilleras, réalisé par le Collectif des femmes au sein du MAB.
Le film est le résultat d’un immense travail collectif et militant. Elles ont choisi elles-mêmes les femmes qui les représenteraient dans le film et ont été les autrices de ce film. Mais l’histoire commence un peu avant. La technique des Arpilleras a été apprise des femmes chiliennes qui luttèrent contre la dictature de Pinochet, en utilisant la broderie comme outil politique de dénonciation. Au Brésil, le MAB a transmis cette technique au fil de 200 ateliers, tenus dans toutes les régions, lesquels ont été l’occasion de débattre de l’égalité des sexes et des oppressions de genre, à partir du point de vue des femmes et en lien avec les barrages.
Ce documentaire est un outil politique. Il est pensé à part entière comme une possibilité militante d’amplifier le potentiel social du MAB. Porté par le collectif des femmes et produit par le collectif de communication du MAB, il retrace l’histoire de la transmission de ce savoir et des témoignages qui entrecroisent. En tant que militante de la communication de mouvements populaires, j’ai accompagné de très près ces processus et j’ai rejoint l’équipe de production qui a voyagé dans 5 régions à travers le pays pour recueillir les témoignages des femmes atteintes par les barrages hydro-électriques.
Et que racontent-elles ?
Il faudra regarder le film ; c’est le Brésil qui se profile, du Sud au Nord.
Plus précisément, quels sont les cas présentés ?
Ce sont cinq exemples. D’abord celui du Barrage de Itá, construit dans les années 1990 sur le fleuve Uruguay. La zone touchée regroupe plus de 11 villes le long du fleuve, dans les deux états de Santa Catarina et du Rio Grande du Sud. C’est là que naît la coordination régionale de personnes atteintes par les barrages, le CRAB, qui deviendra ensuite, au niveau national, le MAB.
On remonte pour arriver dans le Minas Gerais qui compte 600 barrages et où se produisit le « crime de Samarco ; BHP Billington ; Vale » [1]. La rupture du barrage, à la hauteur de la ville de Mariana a engendré des coûts sociaux, écologiques, économiques et humains dans le Vale do Rio Doce qui font de cette catastrophe l’un des plus grands crimes environnementaux connus. Ce crime montre comment opère le système d’oppression lié à la production d’énergie et de l’extraction minière en place au Brésil et en Amérique Latine.
On comprend mieux comment se rejoignent les deux bouts d’un tel système d’exploitation capitaliste des ressources naturelles à partir de la rencontre entre Simone et Marta. La petite centrale hydroélectrique, qui expulse Marta de chez elle, est celle qui génère de l’énergie pour l’entreprise Samarco qui, à son tour, expulse Simone de ses terres. L’histoire de ces femmes montrent très nettement que la génération d’énergie est utilisée pour l’industrie minière et non pas pour le développement économique et social des populations locales.
Simone et Marta en train d’écrire leur témoignage. source : Flickr Arpilleras OFilme crédits de la photo : Vinicius Denadai
Une troisième séquence est celle dans le Serrado Goiano, centre-ouest du pays, près de Brasília, où les barrages de Canabrava et de la Serra da Mesa ont appauvri les populations de la zone frontalière du Tocantins, alors que les entreprises du groupe franco-belge Suez-Tractbel ont trouvé leur compte en négociant la relocalisation de ces familles riveraines de la rétention d’eau formée par le barrage. C’est d’ailleurs le même groupe franco-belge qui détient la gestion des usines hydroélectriques du barrage de Itá (déjà citée) et de Belo Monte, en l’Amazonie à Altamira où d’irrémédiables transformations du bassin du fleuve Volta Grande do Xingu se multiplient. [2]
Une dernière histoire, dans le Sertão do Ceará, nord-est du pays. Là-bas, le barrage du Castanhão fonctionne différemment : les eaux retenues sont acheminées vers la région métropolitaine de la Grande Fortaleza, capitale de l’état du Ceará, pour une utilisation industrielle connectée au port international du PECEM. Ces grandes infrastructures et le détournement des eaux, déjà rares, ont lourdement atteint les populations riveraines. Pour schématiser, le barrage prend l’eau que les populations du Sertão utilisent pour leur subsistance et production agricole vivrière et la détourne pour abreuver les grandes industries qui exportent leur production du port du PECEM vers le monde.
Le film montre toute la force de résistance des femmes atteintes dans ce contexte de luttes plus large.
Comment se manifeste cette énergie des femmes dans un contextes de luttes plurielles ?
Aujourd’hui, au Brésil, les femmes sont à la tête des principaux fronts de résistance. Il y a eu une réactivation récente de ce militantisme féministe, lorsque Eduardo Cunha a cherché à favoriser ses groupes d’intérêts néo-pentecôtiste et leur agenda misogyne. Des milliers de femmes se sont mobilisées spontanément [3] et, depuis, les mouvements féministes ne font que grandir. On le voit à la progression des débats sur le genre, de façon intensive, au sein des différents mouvements sociaux. Par exemple, au MAB, ce film est la concrétisation de cette évolution.
Mais encore ; le film démontre une autre question fondamentale, celle de pouvoir débattre de sujets, comme le modèle énergétique, à partir du regard des femmes. Du point de vu de la communication populaire, et du mien, c’est bien cette narrative construite par les femmes qui propose l’alternative la plus forte et le frein le plus puissant aux percées conservatrices.
À tout moment, il faut se souvenir que le Brésil est un pays complexe et divers. Cela veut simplement dire qu’ici, en parlant de « femmes », je parle des travailleuses, des paysannes, des Noires, des Indigènes, et, de façon générale de toutes les femmes cibles d’un système d’oppressions.
Nous avons été et restons dans les rues ; surtout maintenant face à un candidat d’extrême-droite, qui rassemble d’importantes intentions de vote pour les prochaines élections présidentielles. Nous sommes collectivement contre son homophobie, son racisme, sa misogynie exacerbée. Nous, des collectifs féministes, sommes celles qui sonnons le glas de la résistance ce 29 septembre 2018 contre le fascisme, son candidat et ses idées.
Quelles sont les alternatives que nous pouvons proposer à partir du regard des femmes ?
Si je pars des exemples du film, je pense que le regard des femmes permet d’élargir nos angles de vues et de trouver les conséquences autres, issues de l’arrivée d’une multinationale étrangère et d’enlever les personnes de leurs environnements. Selon le MAB, et dans le cas précis des multinationales comme celles montrées dans le film, les femmes sont les premières cibles et ce sont elles qui ont le plus de droits humains bafoués, violés même. Ce sont la protection des droits culturels, économiques, sociaux et l’intégrité physique de ces femmes qui sont menacées. Et, particulièrement le cas des femmes, il y a les violations sexuelles et patrimoniales qui s’ajoutent également à l’invisibilisation de ces femmes en tant qu’actrices dans les espaces de dialogues, autrices de revendications, preneuses de décision etc.
Prenons l’exemple de la construction de Belo Monte. Au départ, la ville de Altamira avait 10 mille habitants ; cette population a doublé avec les travaux et ce fut une arrivée quasi exclusivement masculine, des hommes ouvriers loin de leurs familles. En parallèle, et de façon très concrète, cela a voulu dire une augmentation de 300% des violences contre les femmes dans toute la région, selon les indices des viols dans la région, recueillis par MAB. On en parle dans le film et tu comprendras que les femmes sont la cible directe de ces violations physiques et psychologiques - car elles ne peuvent plus sortir de chez elles dû à cette augmentation soudaine de la violence.
Aussi, en parlant de violence patrimoniale, il faut comprendre que c’est souvent leur mari qui reçoit l’indemnisation et réparation de la part de l’entreprise gestionnaire du barrage. Cet argent lui permet de changer de vie, sa vie, en laissant derrière lui, femme et enfants. C’est cette structure des violences patriarcales et machistes toute entière qui, dans un espace qui est déjà d’oppression, met les femmes dans cette position de cible de prédilection.
Le film Arpilleras et les débats qui s’en suivent proposent d’aborder le modèle de génération d’énergie, à partir du point de vue des femmes. C’est-à-dire, de percevoir profondément qu’il faut le transformer depuis ses bases pour atteindre la souveraineté populaire et la distribution des richesses, en considérant, avant tout, les questions de genres transversales à la protection de l’intégrité physique, des droits économiques et sociaux, du droit au (re)logement et ainsi de suite.
Le regard des femmes casse le système et les hiérarchies. C’est à partir de cette perspective qu’un autre modèle alternatif peut être envisagé.
Il y a donc des batailles transversales aux mouvements populaires dans lesquelles tu milites ?
C’est surtout un enjeu de créer sa propre information. Je crois que mon rôle, aujourd’hui, au Brésil, est d’être une militante de la communication au sein des mouvements populaires comme le Mouvement des femmes paysannes et celui de la Brigade urbaine de la voie paysanne de Florianópolis, Gina Couto, dans l’état de Santa Catarina. Je m’aperçois que, dès 2013, s’est imposé un nouveau contexte pour les mouvements sociaux, notamment sur les questions agraires. Ces mouvements, de plus en plus criminalisés, ont été la base de la résistance aux pressions politiques et policières avant le coup d’État et la répression accrue depuis.
De par mon engagement pour la communication, je vois que les mouvements populaires ont maintenant les moyens de produire une nouvelle narrative qui leur est propre. Chaque nouveau militant, de chaque mouvement, doit être formé pour s’approprier ces techniques abordant ses propres combats de façon organique : collectivement, de l’intérieur vers l’extérieur.
Car, il ne faut pas oublier l’effet sur le récepteur qui recevra cette information d’un nouveau type. La production de contre-information à partir des mouvements sociaux a provoqué une diversification des sources d’information au-delà du « Journal National » du groupe média Globo. D’ailleurs, malgré toute l’action médiatique des groupes hégémoniques brésiliens, redoublée depuis l’Impeachment de Dilma Rousseff et la prison politique de l’ancien président Lula, leur hégémonie a été rompue.
Prends l’exemple des informations venant de ces groupes sur le prétendu « triplex de Lula ». Aucun journaliste n’avait vérifié les allégations faites de travaux millionnaires avant qu’un collectif de sans-abris n’aille sur place occuper l’appartement et prouver sur les réseaux sociaux qu’aucun travaux d’amélioration n’avait été fait. C’est au mouvement des Sans Toits et Sans Terres que nous devons cette révélation qui n’est pas à confondre avec un travail journalistique de fait défaillant.
Et c’est d’autant plus important que ces mouvements populaires et le relais de médias indépendants gagnent de plus en plus de visibilité, car les biais des médias hégémoniques ont tendance à se transformer en preuve forgées pour des décisions judiciaires.
Les mouvements sociaux sont ainsi une source d’information fondamentale pour remettre en question les sources d’information privées et hégémoniques, et faire contrepoids au regard criminalisant construit sur les mouvements sociaux par ces groupes d’intérêts.
Né du débat, le documentaire cherche-t-il à susciter plus de débats, notamment à l’international ?
Le film a été présenté pour la première fois en 2017 dans plus de 60 villes, de différents états au Brésil. Il a alors reçu le prix du public du quarante quatrième festival SESC Melhores Filmes, catégorie documentaire. Depuis, il est montré dans des écoles publiques et privées, à leur demande, pour stimuler les débats sur les questions de genre et sur le modèle énergétique national.
Alacídia à Altamira sources Flickr Arpilleras O Filme crédits de la photo : Vinicius Denadai
En dehors du Brésil, la première présentation a eu lieu à Lisbonne, en juillet 2018 puis à Paris, au mois de septembre. En octobre, nous présenterons le film dans trois villes italiennes : Vérone, Padoue et Trévise.
Chaque projection est suivie d’un débat que suscite le film et son point de vue si particulier. Notre objectif est de déconstruire l’idée que l’on ne peut répondre aux besoins énergétiques qu’en allant contre les populations. Ce débat est très important pour le MAB parce qu’il permet de montrer qu’un mouvement peut aller au-delà de ses revendications de réparation, pour provoquer un nouvel élan de construction et de défense d’un modèle énergétique pour le Brésil et le monde qui émane de la souveraineté populaire et permet la distribution des richesses à cœur. En soi, répondre à la question : « énergie, pour qui et pourquoi ? »
Un dernier mot pour les luttes futures : « Mulheres, água e energia não são mercadorias. »