Le plus maudit des héritages du PT

 | Par Eliane Brum

Traduction pour Autres Brésils : Piera SIMON-CHAIX
(Relecture : Hélène BARAS)

Texte originellement publié sur El País Brasil, également disponible en espagnol.

Le plus grand risque pour le PT, au-delà du gouvernement et de l’actuel mandat, n’est peut-être pas la foule qui a occupé les rues du Brésil, mais celle qui n’y était pas. Ceux qui n’étaient pas là le 13 mars, lorsque des mouvements comme le CUT [Centrale Unique des Travailleurs], l’UNE [Union Nationale des Étudiants] ou le MST [Mouvement des Sans-Logis] ont organisé une manifestation qui, malgré des critiques des ajustements fiscaux résolus par le gouvernement, défendait la présidente Dilma Rousseff. Ils n’étaient pas non plus présents lors de ce dimanche déjà historique du 15 mars, quand des centaines de milliers de personnes ont adhéré aux protestations, dans différentes villes et capitales d’états du pays, en effectuant des manifestations contre Dilma Rousseff, organisées grâce aux réseaux sociaux, avec des banderoles qui exigeaient la fin de la corruption, la destitution de la présidente et même une atterrante, quoique minoritaire, demande de retour à la dictature. Ce sont ceux qui ne sont sortis de chez eux à aucun moment en saisissant une banderole du PT, mais qui n’ont pas non plus répondu à l’appel des forces du 15 mars, ceux qui montrent que le parti a perdu sa capacité à représenter un projet de gauche - et des gens de gauche. C’est cet héritage du PT que le Brésil, bien plus que le parti, aura besoin de comprendre. C’est avec lui que nous devrons vivre durant bien plus longtemps que ce mandat.

J’émets des doutes sur le sujet si souvent rebattu ces derniers jours d’un Brésil polarisé. Comme si le pays était divisé en deux pôles opposés et clairs. Ou, comme le souhaitent certains, une dispute entre riches et pauvres. Ou, comme le souhaitent d’autres, entre les citoyens contre la corruption et les bénéficiaires de la corruption. Ou entre ceux favorables et ceux défavorables au gouvernement. Je crois que l’histoire de la polarisation sert très bien quelques intérêts, mais représente une fausse piste pour l’interprétation de la réalité actuelle du pays. Si tout était aussi simple, malgré la demande de destitution portée par les rues, même ainsi, ce serait plus facile pour le PT.

Quelques considérations initiales. Si au second tour des élections de 2014, Dilma Rousseff a gagné avec une petite marge - 54 501 118 votes contre 51 041 155 pour Aécio Neves -, sa victoire ne fait aucun doute. Elle a été démocratiquement élue, un fait qui devrait être respecté par-dessus tout. Il n’existe pour l’instant aucune base permettant la destitution, un instrument traumatique et extrêmement sérieux qui ne peut pas être manipulé avec légèreté, pas même dans le discours. Qui n’a pas apprécié le résultat ou se repend de son vote, patience, il faut attendre la prochaine élection. Les résultats sont également valides quand on ne les apprécie pas. Et tenter de s’y opposer, sans base légale, c’est pour les irresponsables ou les ignorants ou les putchistes.

Avec le résultat des élections, l’écho de la thèse d’un pays brisé et polarisé s’est amplifié. Mais il ne me semble pas possible d’oublier que 37 279 085 autres brésiliens n’ont choisi ni Dilma ni Aécio, en votant nul ou blanc et, pour la plus grande partie, en s’abstenant de voter. Cela fait beaucoup de gens - et beaucoup de gens qui ne se sentaient représentés par aucun des deux candidats, pour les raisons les plus variées, à gauche tout autant qu’à droite, ce qui complique un peu la thèse de la polarisation. En plus des divisions entre ceux qui se polarisent de l’un ou de l’autre côté, il y a davantage d’acteurs en jeu, qui ne sont ni d’un côté ni de l’autre. Et il n’est pas si facile de comprendre le rôle qu’ils jouent. En même temps, il peut être très risqué de croire que tous ceux qui étaient à la manifestation de ce dimanche étaient tous des électeurs d’Aécio Neves. La rue est, historiquement, le territoire des incertitudes - et de l’incontrôlable.

Il existe des fondements dans la réalité permettant d’affirmer qu’une partie de ceux qui ont adhéré à Dilma Rousseff au second tour, était composée de gens qui croyaient en deux thèses amplement débattues sur internet la veille du vote : 1) celle selon laquelle Dilma, apeurée d’avoir presque perdue l’élection, effectuerait en cas de victoire un « virage à gauche », reprenant les anciennes bannières qui ont fait du PT le PT ; 2) celle selon laquelle il fallait voter Dilma « pour maintenir les conquêtes sociales » et « éviter le pire », alors représenté par Aécio et le PSDB. Pour ceux-ci, Dilma Rousseff n’était pas la meilleure option, seulement un moindre mal pour le Brésil. Et ceux qui prétendait voter blanc, annuler le vote ou s’abstenir était une espèce de traître à la gauche et également au pays et au peuple brésilien, ou alors un lâche, accusations qui ont amplifié, à la veille de l’élection, la scission entre des personnes qui avaient l’habitude de lutter côte à côte pour les mêmes causes. Dans ce cas, on choisissait d’ignorer, je crois davantage par désespoir électoral que par conviction, que voter nul, blanc ou s’abstenir est aussi un acte politique.

Il est cohérent de suspecter qu’une part significative de ceux qui n’ont adhéré à Dilma qu’au deuxième tour, qui espéraient ou un « virage à gauche » ou « éviter le pire », ou les deux, ont été déçus d’avoir fait ce choix après la désignation de ministres comme Kátia Abreu et Joaquim Levy, situés à droite du spectre politique, de même qu’avec des mesures qui ont affectées les droits des travailleurs. Donc, si l’élection avait lieu aujourd’hui, il est probable qu’ils ne voteraient pas pour elle de nouveau. Ces repentis de la gauche augmenteraient le nombre d’électeurs qui, pour les raisons les plus variées, ont voté blanc, nul ou ne se sont pas présentés devant les urnes, rendant encore plus important le nombre de brésilien qui ne se sentent représentés ni par Dilma Rousseff et le PT, ni par Aécio Neves et le PSDB.

Ces repentis de la gauche, de même que tous ceux qui n’ont même pas envisagé de voter Dilma Rousseff ou Aécio Neves parce qu’ils se situent à la gauche des deux, ne se sentent pas non plus proches des groupes qui sont descendus dans les rues dimanche contre la présidente. Pour eux, il n’existe pas la moindre possibilité de se tenir aux côtés de personnes connues comme le député fédéral Jair Bolsonaro (Parti Progressiste) ou de défenseurs de la dictature militaire ou même de Paulinho da Força [syndicaliste et métalurgiste, dirigeant du parti Solidarité]. Mais il n’existe pas non plus la possibilité de marcher aux côtés de mouvements comme le CUT, l’UNE et le MST, qui pour eux ont « fait les lèches-cul » lorsque le PT est arrivé au pouvoir : ils se sont laissés intégrer, et se sont vidés de leur sens, perdant leur crédibilité et l’adhésion de secteurs de la société qui avait coutume de les soutenir.

Cette portion de la gauche - depuis des personnes plus âgées ayant historiquement soutenu le PT, voire ayant aidé à son élaboration, mais qui ont été déçues, jusqu’à leurs jeunes enfants d’aujourd’hui, chez qui l’action politique a besoin de gagner une horizontalité et de se construire d’une autre manière et avec de multiples canaux de participation effective - n’a trouvé aucun candidat pour la représenter. Au premier tour, les votes se sont divisés entre les petits partis de gauche, comme le PSOL [Parti Socialisme et Liberté], ou ils ont voté pour Marina Silva, surtout pour sa compréhension du fait que la question environnementale est stratégique, dans un monde confronté à des changements climatiques, mais ils ont voté avec des doutes. Au second tour, ils ne se sont sentis représentés par aucun des deux candidats.

Marina Silva est celle qui a été la plus proche d’être une figure à l’importance nationale représentante de ce groupe de gauche, davantage en 2010 qu’en 2014. Mais elle a échoué à la construction d’une alternative réellement nouvelle à l’intérieur de la politique de parti. En partie pour ne pas être parvenue à enregistrer son parti à temps pour pouvoir participer aux élections, ce qui l’a fait composer avec le PSB [Parti Socialiste Brésilien], sigle bien problématique pour ceux qui l’appuyaient, et assumer la direction du parti à cause d’une tragédie que même le plus fataliste ne pouvait pas prévoir [la mort accidentelle du candidat à la présidentielle Eduardo Campos à quelques semaines des élections] ; en partie à cause de la campagne mensongère et de très bas niveau que le PT a fait contre elle ; en partir à cause des équivoques de sa propre campagne, comme le changement du passage du programme où elle parlait de sa politique relative au LGBT, recul qui, en plus d’être indigne, n’a fait qu’amplifier et accentuer la méfiance que beaucoup avaient déjà à l’encontre de l’interférence de sa foi évangélique quant à des questions chères comme le mariage homosexuel et l’avortement ; en partie parce qu’elle a choisi d’être moins elle-même et davantage la candidate qui, potentiellement, conviendrait le mieux aux strates de la population qu’elle avait besoin de convaincre. Les raisons sont multiples et complexes.

Ce qui est arrivé à Marina Silva en 2014 mérite une analyse plus profonde. Le fait est que même si elle a gagné, au premier tour de 2014, près de 2,5 millions de votes supplémentaires par rapport à 2010, son capital politique semble avoir reculé, et le parti qu’elle est en train de construire, le Rede Sustentabilidade [Réseau Durable], souffre déjà d’une désaffection importante. Peut-être a-t-elle encore une chance de récupérer la place qui a presque été la sienne, mais ce ne sera pas facile. C’est une place vacante actuellement.

Il existe un groupe politisé, à gauche, qui ne se sent aujourd’hui ni représenté par le PT ni par le PSDB, qui n’a participé à aucun des panelaços [manifestations où sont utilisés des instruments de cuisine pour faire du bruit] ni à aucune de deux grandes manifestations de ces derniers jours, celle du 15 mars plusieurs fois supérieures à celle du 13. Ce groupe est, cependant, extrêmement actif politiquement dans différents domaines et dispose d’un important pouvoir d’organisation sur les réseaux sociaux. Je ne peux pas préciser sa taille, mais elle n’est pas méprisable. C’est avec ce groupe de brésiliens, qui a voté pour Lula et pour le PT durant des dizaines d’années, mais qui a cessé de voter, ou de jeunes qui participent à des mouvements horizontaux pour des causes spécifiques, qui montrent ce qui, de fait, devrait préoccuper le PT, parce qu’ils étaient ou pourraient être sa base et ont été perdus.

Le groupe de gauche qui ne taperait pas sur des casseroles contre Dilma Rousseff, mais ne la défendrait pas non plus, montre l’incapacité du PT à continuer de représenter ce qu’il a représenté dans le passé. Il montre que, à un moment, au-delà des scandales de corruption du Mensalão et du Lava Jato, le PT a fait le choix de perdre sa base historique, avec un mélange de pragmatisme et d’arrogance. Il est possible que le PT ait cessé d’entendre le Brésil. Vieilli, pas de la façon qu’on pourrait souhaiter, qui est représentée par ceux qui continuent d’être curieux de comprendre et d’accompagner les changements du monde, mais vieilli de la pire façon, en se cristallisant dans une conjoncture historique qui n’existe déjà plus. Et qui n’existera plus jamais. Ce pari risqué a besoin que l’économie aille toujours bien ; lorsqu’elle va mal, le sol se dérobe.

Je demeure perplexe lorsque les chefs du PT, et même Lula, se demandent, quoique de façon rhétorique, pourquoi ils ont perdu la rue. Et bien ils l’ont perdue parce que le PT s’est engagé sur le mauvais chemin. Le parti de la rue a perdu la rue - moins parce qu’il en a été expulsé, mais parce qu’il a oublié de cheminer avec elle. Ou, pire, il a cru qu’il n’en avait plus besoin. Dans ce contexte, Dilma Roussef est simplement la personne tragique de l’histoire, parce qu’à un certain moment, Lula, avec l’aval actif ou passif de tous les autres, a cru qu’il pourrait élire une présidente qui n’aime pas faire de la politique. Il avait raison à court terme, il en avait le pouvoir. Mais le jour suivant finit toujours par arriver.

Il ne sert à rien de répéter que les seuls à avoir fait résonner les casseroles font parti de l’élite. Le bruit a pu être plus important dans les quartiers nobles de São Paulo, par exemple, mais il suffit d’un petit effort de reportage pour constater qu’il y avait également des concerts de casseroles dans des quartiers de la périphérie. Même si les casseroles ne résonnaient que dans les quartiers des riches et des classes moyennes, dénigrer celui qui manifeste n’est pas la bonne solution, même si vous ou moi sommes d’accord avec le message, en se permettant d’employer des termes comme « sacada gourmet » [agrandissement d’une terrasse permettant de déjeuner à l’extérieur tout en étant protégé du soleil et de la pluie] ou « panelas Le Creuset » [termes associant les casseroles avec un raffinement snob]. Tous ont le droit de manifester dans une démocratie, et nombre de ceux qui ridiculisent ceux qui manifestent appartiennent à ces mêmes classes moyennes. Peut-être ont-ils une petite casserole Le Creuset chez eux, ou ont-ils payé un supplément pour leur appartement afin de disposer d’une « sacada gourmet », ce qui ne devrait pas les rendre moins aptes à protester ou à critiquer la protestation.

Au cours des manifestations, la seule chose qui m’a semblé inacceptable, a été de traiter la présidente de « garce » ou de « grosse vache », pas seulement parce qu’il est fondamental de respecter sa charge et ceux qui l’ont élue, mais aussi parce qu’on ne peut traiter aucune femme de cette façon. Et, principalement, parce que le « grosse vache » et le « garce » dénotent la rupture du pacte de civilisation. C’est dans ces querelles de voisinage que se situent la rupture des limites, l’effilochage du lien social. C’est ainsi que le dimanche 15 mars, cette rupture était présente chez ceux qui défendaient le retour de la dictature. Il n’y a pas d’excuses pour méconnaître que le régime civil militaire qui a dominé le Brésil par la force durant 21 ans a torturé des gens, y compris des enfants, et en a tué. Beaucoup. Donc cette défense est anticonstitutionnelle et criminelle. De cela, oui, nous devons être préoccupés, au lieu de tout mélanger dans une déconsidération à ras des pâquerettes. Il est urgent que la gauche face une critique (et une autocritique) consistante si elle veut avoir une importance en ce moment délicat pour le pays.

Il ne sert non plus à rien de continuer à affirmer que ceux qui sont descendus dans la rue sont ceux qui sont contre les conquêtes sociales permises par le gouvernement Lula, qui a tiré de la misère des millions de brésiliens et a permis à des millions d’autres d’accéder à ce qui a été appelé classe C. Des personnes que l’on doit davantage respecter pour leur passé que pour leur présent ont répété continuellement au cours de la dernière semaine que qui était contre le PT n’aimait pas côtoyer des pauvres dans les aéroports ou à l’université, entre autres maximes. C’est un fait qu’il y a des gens qui sont dérangés par le changement historique effectué, de l’aveu général, par le PT. Mais affirmer que toute opposition au PT et au Gouvernement est composée de ces personnes est soit de l’aveuglement, soit de la mauvaise foi.

À un moment aussi tendu, tous ceux qui ont la possibilité de s’exprimer publiquement doivent faire preuve de davantage de responsabilité et de précaution pour ne pas augmenter le climat de haine - et il a déjà été démontré que disséminer des idées reçues revient à s’engager sur un chemin dangereux. Même la négation doit avoir des limites. Et la négation est pire, non pas pour ces riches grotesques, mais pour le PT, qui est déjà bien au-delà du moment où il faut se regarder dans la glace avec l’intention de s’évaluer. De nouveau, ce discours sans prise dans la réalité ne fait que tourner à vide et fait tout empirer. Même pour la propagande et pour le marketing, il y a des limites à la falsification de la réalité. Si c’est pour faire de la publicité, la bonne est celle capable de capter les angoisses de son temps.

C’est aussi pour cela qu’il me semble que le grand problème du PT n’est pas de savoir qui est sorti dans la rue dimanche, ni qui a tapé sur sa casserole, mais de savoir qui n’a fait ni l’un ni l’autre sans avoir non plus aucune intention de le soutenir, quoiqu’il l’ait déjà fait par le passé ou aurait pu le faire aujourd’hui si le PT avait respecté ses engagements du passé. Ceux-là montrent ce que le PT a perdu, ce qu’il n’est plus, ce qu’il ne pourra peut-être jamais redevenir.

Le PT a trahi certains des engagements qui font son identité, celles qui font qu’à sa place, il devient nécessaire d’ajuster des masques qui ne restent pas en place bien longtemps. Il n’a pas seulement trahi en trempant dans la corruption, qui n’a visiblement pas été inventée par lui dans la politique brésilienne, ce qui ne diminue en rien sa responsabilité. La société brésilienne, comme tout un chacun le sait par ici, est corrompue depuis la boulangerie du coin jusqu’au Congrès. Mais être un parti « éthique » était une marque forte de construction concrète et symbolique du PT, c’était une marque de fabrique, et elle s’est effondrée. Même si des personnes qui méritent le plus grand respect existent encore au sein du PT, de même que des noyaux de résistance dans des domaines précis, secrétariats et ministères, qui doivent être reconnus comme tels, le parti a trahi des causes de base, celles qui font qu’il ne se ressemble plus. Nombreux parmi ceux qui ont cessé, aujourd’hui, de soutenir le PT, l’ont fait pour pouvoir continuer à être capables de défendre ce en quoi croyait le PT. Comme ils ont compris que le monde actuel exige des interprétations plus complexes. Les qualifier de traitres ou les accuser de jouer le jeu de la droite est d’une stupidité alarmante. Parce que, pour eux, le PT est la droite.

La portion à gauche, qui a préféré rester en dehors des manifestations favorables ou opposées, rappelle qu’il est aussi important de discuter de la corruption au sein de la Petrobras que de débattre du choix des combustibles fossiles que la Petrobras représente, à un moment où le monde doit radicalement réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Cela rappelle que soutenir l’achat de voiture comme le fait le Gouvernement fédéral revient à contribuer au transport privé individuel motorisé, au lieu d’investir dans le développement des transports publics collectifs ou dans l’usage des vélos. C’est également poursuivre sur la mauvaise pente, en ne faisant qu’empirer les conditions environnementales et de mobilité, qui tendent à altérer la vie de milliers de brésiliens confinés durant des heures dans des trains ou des bus bondés, au milieu des embouteillages des grandes villes. Cela rappelle également que stimuler la consommation d’énergie électrique, comme le fait le Gouvernement, est irresponsable, non seulement au niveau économique que socio-environnemental, puisque les ressources sont chères et limitées. De même que de regarder la déroute au sujet de l’eau, qui ne s’occupe que de travaux d’urgence, sans se préoccuper d’un changement permanent de modèle de consommation et sans se préoccuper de la déforestation, ni de la forêt amazonienne ni du Cerrado [type de savane], ni des sources du Sud Est et des derniers restes survivants de la Forêt Atlantique au-dehors et à l’intérieur des villes, est une erreur monumentale à moyen et long terme.

Ceux qui n’ont pas manifesté contre le PT et qui ne le feraient pas en sa faveur rappellent que la façon dont le lulisme a de voir le pays (et le monde) peut être excessivement limitée pour rendre compte des multiples Brésils. Peuples traditionnels et peuples autochtones, par exemple, n’entrent pas dans la catégorie « pauvres » ni dans la catégorie « travailleurs ». Mais en réalisant de grandes usines hydroélectriques en Amazonie, en étant le gouvernement de Dilma Rousseff qui est celui qui a le moins délimité de terres indigènes, de même qu’il a eu une performance grossière en ce qui concerne la création de réserves où l’extraction est interdite et de réserves naturelles, en condamnant les peuples traditionnels à l’ethnocide ou à l’expulsion vers la périphérie des grandes villes, sont convertis en pauvres ceux qui ne s’étaient jamais considérés en ces termes. La construction objective et symbolique de Lula - et sa façon de voir le Brésil et le monde - incarne en partie cette contradiction (j’ai écris à ce sujet ici) que le PT n’a pas été capable ni n’a voulu être capable de dépasser en étant au pouvoir. Au lieu de s’y confronter, il s’est débarrassé de ceux qui la mettaient en lumière, comme Marina Silva.

Le PT au Gouvernement s’est occupé en priorité d’un projet de développement prédateur, appuyé sur des grands travaux, qui a laissé toute la complexité socio-environnementale de côté. Un choix inadmissible, à un moment où l’action de l’homme responsable du réchauffement mondial n’est écarté que par une minorité de sceptiques du climat, dans laquelle se trouve l’actuel ministre des Sciences et de la Technologie, Aldo Rebelo, encore un choix incroyable de Dilma Rousseff. La synthèse des contradictions - et également des trahisons - du PT au pouvoir n’est pas la Petrobras, mais Belo Monte. Au sujet de l’usine hydroélectrique, l’accusation selon laquelle le constructeur Camargo Corrêa aurait fait passer plus de 100 millions de réaux sous la table au PT et au PMDB pèse déjà. C’est vers Belo Monte que le pays devrait regarder avec davantage d’attention. C’est en Amazonie, où le PT a reproduit la vision de la dictature en regardant la forêt comme s’il s’agissait d’un corps à exploiter, que les fractures du parti se mettent à nu. Et c’est également là que la bêtise selon laquelle celui qui critique le PT le fait parce qu’il n’aime pas les pauvres devient une blague perverse.

La chance qu’a le PT, c’est que l’Amazonie est loin pour la majorité de la population, et elle est moins racontée par la presse que ce ne devrait être le cas, ou alors elle est racontée à partir d’une vision du monde urbain qui ne reconnaît chez l’autre ni la différence ni le droit d’être différent. Au contraire, les barbaries commises par le PT contre les travailleurs pauvres, les peuples autochtones et les populations traditionnelles et contre une forêt stratégique pour le climat, pour le présent et pour le futur, seraient reconnues comme étant le scandale que, de fait, elles sont. C’est également de cela que se souviennent ceux qui n’ont pas crié contre Dilma Rousseff, mais ne l’ont pas non plus défendue.

Ils rappellent aussi que le PT n’a pas effectué la réforme agraire ; qu’il est demeuré en-deçà en ce qui concerne la santé et l’éducation, transformant « Brésil, Patrie Éducatrice » en un slogan mort-né ; il a très peu avancé dans une politique à l’égard des drogues qui va au-delà de l’interdiction et de la répression, modèle qui enferme des milliers de petits trafiquants dans un système pénitentiaire à propos duquel le ministre de la Justice, José Eduardo Cardozo, a déjà affirmé qu’il « préfère mourir que de purger sa peine » ; il a agrégé une grande partie des mouvements sociaux (qui se sont laissés agrégés par facilité, il est important de le rappeler) ; il a rendu prioritaire l’inclusion sociale par la consommation, non pas par la citoyenneté ; il a reculé sur des questions comme le kit anti-homophobie [diffusé dans les écoles pour prévenir l’homophobie, ce kit a généré de nombreuses critiques parmi les secteurs les plus conservateurs] et l’avortement ; il s’est allié à ce qu’il y avait de plus corrompu dans la politique brésilienne et aux vieux clans du coronélisme, comme les Sarney.

Cela est aussi ou plus important que la corruption, à propos de laquelle on peut toujours dire qu’elle a commencé bien avant et a traversé la majorité des partis, ce qui est également vrai. Regarder avec honnêteté vers ce paysage après plus de 12 ans de gouvernement du PT ne signifie pas l’absence de reconnaissance des énormes avancées que le PT au pouvoir a également représentées. Mais les avancées ne peuvent annuler ni les trahisons, ni les reculs, ni les omissions, ni les erreurs. Il est nécessaire de faire face à la complexité, pour toutes les raisons et parce qu’elle en dit long elle aussi sur les manquements du système politique dans lesquels le pays s’enlise, bien au-delà d’un parti et d’un mandat.

Il y a quelque chose dont le PT a privé au moins deux générations de gauche, et c’est cela son héritage le plus maudit. C’est cela qui va marquer des décennies, pas un mandat. J’ai effectué des entretiens avec des personnes qui ont aidé à construire le PT, qui ont fait de cette construction un projet de vie, concentrées sur des luttes spécifiques. Ces personnes se sentent trahies parce que le parti a déchiré leurs causes et s’est rangé aux côtés de leurs oppresseurs. Mais pas trahies comme quelqu’un de 30 ans peut se sentir trahi lors de ses derniers votes. Celui-là a le temps de construire un projet à partir de nouvelles expériences de participation politique qui s’ouvrent en ce moment historique très particulier. Les plus vieux, ceux qui étaient là à la fondation, non. Ceux-là se sentent trahis comme quelqu’un qui n’a pas une autre vie pour construire et croire en un autre projet. C’est quelque chose de profond et aussi de brutal, c’est la vie même qui devient fausse, et justement à son moment le plus crucial, qui est proche de la fin ou tout au moins dans ses dernières décennies. C’est un échec personnel également, ce que leurs paroles expriment est un témoignage d’annihilation. Certaines de ces personnes ont pleuré ce dimanche, à la maison, en voyant à la télévision le PT perdre les rues, comme s’ils étaient devant une sorte d’enterrement.

Le PT, en trahissant certaines de leurs plus chères idées, a creusé un trou dans le Brésil. Un trou bien grand, qui aura encore besoin de temps pour devenir une marque. Il ne sert à rien de dire que les autres partis se sont corrompus, que d’autres partis ont reculé, que d’autres partis se sont alliés à de vieux et vicieux renards politiques. C’est vrai. Mais le PT avait une place unique dans le spectre des parties de la redémocratisation, il occupait un imaginaire bien particulier à un moment où il était nécessaire de construire de nouveaux sens pour le Brésil. C’était un parti « différent ». Qui a cru dans le PT a attendu bien davantage de sa part, ce qui explique la taille de la douleur de ceux qui se sont défilés ou ont arrêté de militer au sein du parti. La déception est toujours proportionnelle à l’espérance qu’on avait déposée en ceux qui nous ont déçus.

C’est cet héritage que nous avons besoin de mieux comprendre, pour comprendre quelle est la profondeur de son impact sur le pays. Et aussi pour penser à la façon dont ce vide peut être occupé, peut-être pas par un parti, en tout cas pas par un parti classique. Comme on le sait, le vide ne se maintient pas. Qui croit dans les engagements que le PT a pu avoir doit cesser de se battre entre soi - ainsi que de dénigrer tous les autres en les traitant de « réac » - et de trouver des chemins pour occuper cet espace, parce que l’instant est limite. Le PT doit à la société brésilienne un règlement de comptes avec lui-même, parce que le discours des pauvres contre les riches s’est déjà évaporé. Ce n’est pas possible de continuer à être déconnecté de la réalité, ce qui n’est pas plus qu’une forme de négation stupide.

Pour le PT, l’héritage le plus maudit dont il est nanti est le silence de ceux qui l’ont un jour soutenu au moment même où il perd les rues d’une façon apocalyptique. Oui, le PT a besoin de se réveiller. Mais à gauche aussi.

Texte originellement publié le 16 mars 2015 sur El País Brasil, il est aussi disponible en espagnol.

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Eliane Brum est écrivain, journaliste et documentariste. Autrice des livres de non-fiction Coluna Prestes - o Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, Avesso da Lenda, A Vida Que Ninguém vê, O Olho da Rua, A Menina Quebrada, Meus Desacontecimentos, et des romans Uma Duas. Page web : desacontecimentos.com. E-mail : elianebrum.coluna@gmail.com. Twitter : @brumelianebrum / Facebook : @brumelianebrum.

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