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<img713|left> Quelqu’un croit-il que nous "nous sommes revenus à la normalité " ?
Et - si nous le sommes, la vie a plus ou moins le même visage qu’auparavant, seulement un peu plus honteux - de quelle normalité s’agit-il ?
Une normalité humiliée : une fois constatée la rapidité avec laquelle les capitalistes sauvages du trafic de drogues ont déstabilisé le quotidien de l’Etat le plus riche du Brésil, on ne peut plus cacher le fait que notre tranquillité précaire dépend intégralement de leur tranquillité.
Si les défenseurs de la loi et de l’ordre ne touchent pas à leurs intérêts, ils ne toucheront pas aux nôtres. Dans le cas contraire, si leurs intérêts sont touchés, ils mettent immédiatement en place le réseau des misérables au service du trafic, connecté grâce aux portables autorisés dans le système carcéral (quelle autre explication pour l’absence de détecteurs de métaux dans les prisons ?) et tolérés par le gouverneur de service. Ce même gouverneur qui, à l’heure de l’émeute, a refusé de travailler en collaboration avec la Police Fédérale et, quelques heures plus tard, a nié avoir établi des accords avec les leaders du PCC.
Lundi, lors des journaux télévisés, le gouverneur Lembo nous a fait nous remémorer la rhétorique autoritaire des militaires : rien à déclarer d’autre que « tout est tranquille, tout est sous contrôle ». Et quant aux 80 morts (aujourd’hui 115), Gouverneur ? Ah, ça. Bien, c’est un drame, bien sûr. Je regrette vraiment. Mais c’est du passé.
Le manque de transparence dans la conduite des autorités et la désinformation voulue, qui a contribué à semer la panique dans la population, font partie des tactiques autoritaires de l’actuel gouverneur de l’Etat São Paulo. Moins la société en sait sur la crise qui nous touche directement, mieux c’est. Mieux pour qui ?
Dans la nuit de lundi, quand les habitants de São Paulo paniqués ont tenté de rentrer plus tôt chez eux, je me suis retrouvée à l’arrêt, à côté d’une voiture de police dans un des nombreux bouchons qui ont bloqué la ville. J’ai regardé l’homme à ma gauche et, pour la première fois de ma vie, j’ai compati avec un policier. J’ai vu un homme humble, sans protection, effrayé. Il m’a salué d’un signe de tête résigné, comme quelqu’un qui dit : qu’est-ce qu’on peut faire ? J’ai pensé : il doit savoir qu’il participe à une farce. Une farce qui peut lui coûter la vie.
Soudainement, j’ai compris une partie, au moins une partie, de la cruauté maintenant habituelle de la police brésilienne : ils savent qu’ils risquent leur vie dans une farce. Je ne me réfère pas aux salaires de misère qui facilitent la corruption entre bandits et policiers. Je me réfère à la lutte contre le crime, à la protection de la population, qui sont la propre raison d’être du travail des policiers. Si même moi, qui suis naïve, je perçois la farce montée pour que la police feigne de contrôler la terreur qui s’éparpille dans la ville alors que les autorités négocient respectueusement avec Marcolas et Macarrões, j’imagine la situation de mon compagnon d’embouteillage. J’imagine le manque total de sens de l’exercice risqué de sa profession. J’imagine le sentiment de manque de dignité de ceux qui détiennent le permis de tuer les pauvres, mais qui savent qu’ils ne peuvent pas toucher aux intérêts des riches, même pas de ceux qui sont enfermés dans des bagnes de haute sécurité.
Mais il faut travailler, avancer, exercer un travail sale sans y mettre de foi aucune. Il faut trouver des suspects, faire face aux tirs, montrer quelques cadavres à la société. Satisfaire notre nécessité de justice avec un théâtre de vengeance. La schizophrénie de la condition des policiers militaires (PM) a été révélée par quelques infos du journal : cagoulés comme des hors-la-loi, ils exécutent des innocents sans raison aucune pour ensuite, exhibant leur uniforme, feindre d’être arrivés à temps pour transporter la victime à l’hôpital.
C’est ce que font certains policiers dans les banlieues, dans les quartiers pauvres où ils habitent également, où l’abandon face à la loi est plus ancien et plus radical que dans les quartiers plus centraux de la ville. Dans les rues obscures de la banlieue, les PM accomplissent leur devoir de vengeance et tirent sur les livreurs de pizza. Ils tirent sur le jeune qui attend sa fiancée à l’arrêt de bus, ou sur les anonymes qui discutent à un coin de rue quelconque. Le livreur qui a fui, effrayé - qui lui a demandé de fuir ? Il a sûrement fait quelque chose... Ils ne perçoivent pas - ou le perçoivent-ils ? - que l’arbitraire et la barbarie avec lesquels ils traitent la population pauvre, contribue au prestige des chefs du crime, qui se posent quelquefois comme unique alternative de protection pour les communautés.
Ainsi, la police « calme » la ville, en présentant un nombre de cadavres « suspects » supérieur au nombre de collègues morts à cause du terrorisme du trafic. Des suspects qui n’auront même pas la chance de Jean Charles [2], dont le décès a entraîné une demande d’explications à la police anglaise, dont on attend d’elle qu’elle n’exécute pas sommairement les citoyens qu’elle aborde, aussi suspects qu’ils puissent paraître. Ce n’est pas le cas des jeunes d’ici ; au Brésil, personne, excepté la famille de la victime, ne désapprouve la police pour les exécutions sommaires de centaines de « suspects ». Même les familles des victimes ont peur de dénoncer l’arbitraire, craignant les représailles.
Ici, nous préférons feindre que les suspects étaient dangereux et que leurs meurtres sont la condition de notre sécurité. Nous laissons Marcola en paix ; il ne fait que gèrer ses affaires. Affaires, qui, légalisées, laisseraient le champ de forces plus clair et moins violent (beaucoup plus de gens innocents meurent dans la guerre du trafic qu’ils ne mourraient d’overdose si les drogues étaient libéralisées - je suis certaine de cela). Mais il s’agit d’affaires, qui, en cas de légalisation, seraient beaucoup moins lucratives. C’est le crime qui paye.
Alors restons-en là : l’Etat négocie ses intérêts avec ceux de Marcola, un homme puissant, fin, qui lit Dante Alighieri et qui a beaucoup d’argent. Il laisse en paix les supérieurs de Marcola qui vivent libres, au Congrès peut-être, ou abrités dans un secrétariat du Gouvernement. D’eux, au moins, la population sait ce qu’elle peut et ne peut pas espérer. Et vu qu’il est nécessaire de donner quelque satisfaction à la population effrayée, laissons la police libre de tuer quelques suspects dans le silence de la nuit. Les policiers risquent tant, les pauvres. Ils gagnent si peu pour servir la société, et ils peuvent si peu contre les vrais criminels. Ils doivent croire à quelque chose ; ils ont besoin d’une compensation. Déjà que nous n’avons pas de Justice, pourquoi ne pas nous satisfaire de la vengeance ? Les jeunes de couleur et les pauvres de banlieue sont là pour ça. Pour mourir sur la liste des suspects anonymes. Pour être exécutés par la police ou par les trafiquants. Pour être accros au crack et s’engager dans les rangs des petits soldats du trafic. Pour soutenir notre illusion que les bandits sont dans les favelas, et que de ce côté-ci, tout est sous contrôle.
Notes
[1] Le PCC ("Premier Commandement de la Capitale, principale organisation criminelle de l’Etat de São Paulo") a déclenché une vague de violences à São paulo en mai dernier. L’État de São Paulo, le plus riche et le plus peuplé du Brésil, a vécu une semaine sanglante qui s’est soldée par 170 morts. Des soupçons sérieux existent quant à des exécutions sommaires de suspects par la police en guise de représailles.
[2] Jean-Charles de Menezes, électricien brésilien truffé de balles "par erreur" dans le métro londonien le 22 juillet 2005.
Par Maria Rita Kehl - psychanalyste, essayiste et poète
Source : Carta Maior - 18/05/2006
Traduction : Bettina Balmer pour Autres Brésils