“J’ai l’honneur et le bonheur d’être de la même génération que Aurea Carolina (députée fédérale), Elaine Mineiro (conseillère municipale à São Paulo), parmi tant d’autres qui s’activent dans le mouvement noir à partir d’un lieu ouvert pour d’autres femmes noires.
“Sans aucun doute, Sueli Carneiro a été fondamentale pour ouvrir ces pistes”, affirme Bianca Santana, dans une conversation avec Brasil de Fato.
Le texte présente des histoires que la vie discrète de Sueli Carneiro n’avait pas autorisées à livrer au public. Pourtant lors des premières interviews, comme l’explique Bianca Santana, la philosophe a résisté. “Elle a dit, dès le premier instant, que raconter sa vie ne présentait pas d’intérêt, qu’elle trouvait qu’il n’y avait rien de spécial, l’idée était de partager les actions de lutte. Toutes les questions politiques rendaient beaucoup, mais les questions personnelles, au début, ne donnaient rien.”
Le texte de Bianca Santana décrit l’enfance et l’époque du collège de Sueli Carneiro, quand elle était “la petite noire de l’école”. “Cette fillette noire, elle, la seule noire dans l’école, a toujours su combien le pays était raciste. Accompagnée par cette idée au long de sa vie, Sueli a toujours su qu’elle était noire, mais elle a toujours su qu’occuper le monde blanc était essentiel pour les autres noires et noirs de ce pays.”
La journaliste a clos l’interview sur une question qui met en lumière la compréhension de la trajectoire de Sueli Carneiro. “L’une des difficultés à faire sa biographie est de raconter une histoire individuelle, quand la biographiée est sûre que toute son action politique a été collective. Alors, comment raconter à la première personne du singulier, une histoire qui se déroule à la première personne du pluriel ?”
Voyez l’interview dans son intégralité :
Brasil de Fato : Où vos chemins, Bianca Santana, et ceux de Sueli Carneiro se sont-ils croisés ?
Bianca Santana : J’ai fait la connaissance de Sueli Carneiro avant que nos routes ne se croisent, en lisant Sueli Carneiro. Vers environ 2005 ou 2006, avec d’autres auteures noires, comme Lélia Gonzales [1] et Beatriz Nascimento [2] mais sans faire encore de différences entre elles. En 2016, je suis tombée sur un texte de Sueli, écrit avec Cristiane Cury, intitulé “O Poder feminino no culto aos Orixás" (Le pouvoir féminin dans le culte des Orixás, non traduit).
Ce texte sollicite au plus haut point les questions qui pour moi aujourd’hui ont un sens. Il m’est alors venu l’envie de l’interviewer, or il n’est pas simple d’interviewer Sueli, j’avais déjà tenté de l’aborder mais sans succès. Au début de 2017, j’ai proposé une interview pour la revue CULT [3], qui m’a donné le feu vert. Sueli m’opposa que tout ce qu’elle avait à dire était déjà écrit, et qu’après le coup d’État de 2016 [4], sa génération s’était fourvoyée et ne produisait pas de contributions. Ces arguments pour ne pas donner l’interview en disaient déjà long.
Nous avons encore un peu discuté et elle a fini par accepter. Le jour du lancement de l’édition, au siège de CULT à la vila Madalena, dans la zone ouest de São Paulo, il y avait tant de personnes noires qu’on aurait cru une répétition de la Pérola Negra (une école de samba de la vila Madalena), il n’y avait plus de place pour s’asseoir. À la suite de cette interview, beaucoup de personnes m’ont demandé si je ferais la biographie de Sueli. Deux ans après, j’ai commencé à écrire un livre qui sortirait à la Companhia das Letras [5].
En 2018, Marielle Franco est morte, et j’ai décidé de ne me consacrer qu’à des projets qui aient réellement un sens dans ma vie.
Ce livre que j’avais commencé ne signifiait plus rien, j’ai alors discuté avec mon éditeur et fait savoir que je ne l’écrirai pas. J’ai expliqué que cela n’avait pas de raison d’être, que nous nous trouvions à un moment très sensible de l’histoire du pays, en particulier pour les femmes noires, et que je ne gâcherais pas de l’énergie pour quelque chose qui ne soit pas primordial. Il me suggéra alors d’écrire la biographie de Sueli Carneiro, et je l’ai suivi.
Un samedi matin, elle me demanda : “Vous voulez écrire cette biographie ?” C’est là que j’ai mieux connu Sueli Carneiro. Cette question a dorénavant donné le ton de notre relation. J’ai voulu écrire, les difficultés et les problèmes étaient donc les miens.
Les biographies de personnes encore vivantes, lorsqu’elles sont autorisées, sont habituellement toujours suivies de près par l’œil attentif du biographié. Comment a été votre relation avec Sueli ?
Elle a dit, dès le premier instant, qu’il n’y avait pas d’intérêt à raconter sa vie, qu’elle pensait qu’il n’y avait rien de spécial, que l’objectif était de partager un programme de lutte. Toutes les questions politiques rendaient beaucoup, mais les questions personnelles, au début, ne donnaient rien. J’ai alors commencé à provoquer Sueli afin de la faire parler plus de sa vie personnelle, étant donné que cela aide les gens à comprendre sa lutte.
Durant six mois, je suis allée chez elle deux fois par semaine. Quand nous en sommes venues au format, j’ai proposé que nous suivions ce que Cuti [6] a fait pour la biographie de José Correia Leite [7] (...Et a dit le vieux militant José Correia de Leite, non traduit), qui ressemble aussi à ce qu’a fait Alex Haley dans “L’Autobiographie de Malcolm X”. Il s’agit d’un recueil d’interviews, dans les deux cas se trouvent même les questions.
L’éditeur était d’accord, Sueli aussi, et nous avons pensé que c’était significatif. C’est ainsi qu’a été écrite la première version du livre, soit 100 pages de la première version. Cependant, à mi-chemin, mon côté journaliste l’a emporté, je voulais interviewer d’autres personnes, chercher la contradiction, trouver des documents, etc… Quand Sueli l’a lu, elle a pensé aussi que ce n’était plus un livre à écrire à la première personne.
Là, j’ai recommencé et tout réécrit, en changeant de perspective. J’ai prévenu Sueli que je ne publierais rien sans son autorisation, ce n’est pas ce qui se fait dans le journalisme, mais que ce n’était pas mon intention pour cette biographie. Après avoir lu le livre, elle a été très bienveillante. Elle m’a demandé de retirer deux épisodes et m’a laissé les insérer dans une autre version, que je suis autorisée à publier au cas où elle meure avant moi (rires).
Où pensez-vous que l’on trouve l’œuvre de Sueli Carneiro ? Qui sont les lecteurs et lectrices de Sueli Carneiro ?
Parmi le militantisme noir, particulièrement parmi le mouvement des femmes noires. En poussant un peu, dans le mouvement noir.
En poussant plus, dans le milieu académique. Sueli est beaucoup lue dans le domaine du Droit, ce qui est surprenant, parce qu’elle n’est pas avocate ni spécialisée dans la discipline du Droit, mais elle est lue parce qu’elle a créé un programme dans Geledés nommé “SOS Racisme”, et qu’elle est essentielle pour définir le racisme comme violation des droits humains, au Brésil et internationalement.
Elle est également lue dans d’autres champs de la connaissance, comme les sciences sociales, mais à une moindre échelle. Cependant c’est encore un phénomène localisé, bien en deçà de ce qu’il devrait être, si nous donnions la priorité à une pensée brésilienne à partir de voix noires, non pas seulement de voix dominantes.
Sueli Carneiro a dit, en 2000 : “Entre la gauche et la droite, je persiste noire”. Vingt et un an après, cette phrase a-t-elle encore un sens ?
Elle est très actuelle pour Sueli Carneiro et pour les femmes noires, dans le sens d’un mouvement politique autonome. Ainsi, quand on parle de “femme noire” dans le mouvement de femmes noires, on parle d’un sujet politique indépendant des partis politiques, du mouvement féministe et du mouvement noir lui-même, avec ses doctrines et ses valeurs propres.
Pour moi, cette phrase est très significative de la personne qu’est Sueli Carneiro, qui se situe dans une position autonome pour assumer une critique, dont l’action politique est de gauche, mais qui élabore sa relation avec la gauche-même. Si on a déjà lu quelque texte, on sait que cette phrase est destinée à provoquer la gauche, “pousser la gauche vers la gauche”.
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Sueli fait cette critique à la gauche, en dehors de la manière perturbante selon laquelle les programmes du mouvement noir ont été traités dans les années du gouvernement du PT. Comment, à partir du Brésil d’aujourd’hui, regarde-t-elle en arrière, et voit-elle les années du PT ?
Sueli répète une chose très significative, les partis de gauche identifient des leaders forts du mouvement noir, font entrer ces leaders dans le parti mais, dans la structure du parti, ces leaders sont affaiblis et perdent même de leur crédibilité dans le mouvement, parce qu’ils finissent par être perçus comme voulant insérer le mouvement noir dans la structure du parti.
Pourtant, les membres importants du mouvement noir ne sont pas adeptes de positions de la même compétence dans les partis. Il est indiscutable que le PT a été très ouvert aux demandes du mouvement noir, comme la Loi 10.639 [8], sur l’enseignement de l’histoire et de la culture africaine et afro-brésilienne dans les écoles. On ne peut cependant pas dire que le PT a inventé la Loi 10.639. De même que la Loi des Quotas [9] , demande historique du mouvement noir, objet de nombreux débats, même à l’intérieur du mouvement noir. Des partis ont été opposés à la Loi des Quotas, y compris à gauche.
Le PT accueille et convertit en politique. Mais c’est un ex-ministre blanc qui va dire dans Twitter qu’il a créé la Loi des Quotas, avec trois autres ministres blancs. Une preuve du racisme extrême des structures est qu’il a le courage de poster un tel message sans citer une seule personne noire. En plus de s’approprier un projet du mouvement noir, il n’arrive même pas à citer des gens de l’intérieur du PT. En ce sens, il y a de quoi se sentir offensé.
Concernant l’expérience scolaire de Sueli, vous dites qu’elle a été “isolée”. Quelle impression a laissé cette période d’“unique fillette noire” dans un collège de Lapa [10] à la Sueli Carneiro de 70 ans ?
Il y a beaucoup de cette fillette dans la Sueli Carneiro d’aujourd’hui. Il y a beaucoup de cette petite fille qui a grandi dans une famille noire avec une importante conscience raciale, qui a toujours su où se situait sa place dans le monde et qui savait qu’en dehors du noyau familial, elle souffrirait du racisme.
Pourtant, elle savait qu’il était important d’occuper des places de blancs essentiellement pour ouvrir le chemin à qui viendrait après, ainsi que pour créer des occasions dans sa propre trajectoire de vie. Cette fillette noire, la seule noire à l’école, a profité amplement du collège, mais a toujours su combien le pays était raciste. Cette pensée a accompagné Sueli tout au long de sa vie, elle a toujours su qu’elle était noire, et qu’occuper le monde blanc était essentiel pour les autres noires et noirs de ce pays.
Aujourd’hui, toute une série de femmes noires dominent la discussion sur des thèmes contemporains, vous y compris. Dans quelle mesure Sueli Carneiro a-t-elle une responsabilité dans ce processus ?
J’ai l’honneur et le bonheur d’être de la même génération que Aurea Carolina [11], Elaine Mineiro [12], parmi tant d’autres, qui agissent dans le mouvement noir à partir d’un espace ouvert à d’autres femmes noires. Sans aucun doute, Sueli Carneiro a été essentielle pour l’ouverture de ces voies. Marielle Franco a bénéficié de la politique des Quotas de races pour passer en master et a aussi bénéficié du Pro-Uni [13] pour étudier à l’Université pontificale catholique de Rio de Janeiro.
Cette possibilité d’accès à l’université, à des cours considérés d’élite, a été ouverte par des femmes de la génération de Sueli Carneiro, des femmes et des hommes. Mais s’agissant des quotas, Sueli est fondamentale. L’un des moments où, dit-elle, elle a éprouvé le plus de fierté dans sa vie a été en 2010, quand elle est allée au Tribunal fédéral suprême appuyer oralement la défense de la constitutionnalité des quotas raciaux.
À n’en pas douter le rôle de Sueli a été essentiel pour que nous puissions occuper différentes places aujourd’hui. Quand elle a étudié la philosophie à l’Université de São Paulo, dans les années 70, tous les noirs de l’Université de São Paulo logeaient dans une camionnette, et Sueli dit qu’il restait souvent encore de la place, or elle a ouvert de l’espace pour que cela change. Une des difficultés à faire la biographie de Sueli Carneiro est de raconter une histoire individuelle, quand la biographiée est certaine que toute son action politique a été collective. Comment décrire alors à la première personne du singulier une histoire qui est à la première personne du pluriel ?