La politique étrangère de la troisième administration de Lula est marquée par trois priorités qui s’entrecroisent : l’intégration régionale, la refonte des équilibres géopolitiques mondiaux et la recherche de nouveaux partenaires économiques. Or, face à une situation mondiale plus confuse et plus tendue, le Brésil se retrouve aujourd’hui avec un poids politique et économique amoindri - y compris au sein des BRICS, un bloc qui subit l’influence croissante de la Chine. Le défi est de contribuer à construire une politique de non-alignement actif pour l’Amérique latine, à équidistance de Washington et de Beijing, en défendant les droits humains, la dénucléarisation et la protection de l’environnement.
Luiz Inácio Lula da Silva est retourné en Bolivie le mardi 9 juillet 2024, 15 ans après sa dernière visite lors de son second mandat présidentiel. Pendant toutes ces années, aucun autre président brésilien n’avait mis les pieds dans ce pays andin, qui partage plus de 3 400 kilomètres de frontières avec le Brésil et qui est son principal fournisseur de gaz naturel. Lula était là pour manifester sa solidarité avec le président progressiste Luis Arce, qui avait échappé à une tentative de coup d’État militaire quelques jours plus tôt, pour annoncer de nouveaux investissements brésiliens dans le secteur de l’énergie et du gaz ainsi que pour célébrer l’un des rares résultats concrets de la politique étrangère de son troisième gouvernement : l’entrée de la Bolivie en tant que membre à part entière du Mercosul, le marché commun du Sud affaibli. Le week-end précédent, Javier Milei, le président argentin d’extrême droite, a snobé la réunion des chefs d’État du Mercosul célébrant l’entrée de la Bolivie et a préféré assister à la réunion de la Conférence d’action politique conservatrice (CPAC) à Balneário Camboriú, dans le sud du Brésil, en compagnie de l’ancien président Jair Bolsonaro.
« Le bon fonctionnement du Mercosul, qui a désormais le plaisir d’accueillir la Bolivie comme membre à part entière, contribue à notre prospérité commune », a déclaré Lula. Le président brésilien a également annoncé qu’il avait invité la Bolivie à participer au sommet des chefs d’État du G20, les 20 plus grandes économies du monde, qui se tiendra en novembre 2024 à Rio de Janeiro, afin de se joindre à l’initiative du Brésil - qui assure la présidence tournante du groupe - pour lutter contre la faim et la pauvreté. « Le président Arce a exprimé l’intérêt de la Bolivie à rejoindre les BRICS (...) le Brésil considère l’inclusion de la Bolivie et d’autres pays de notre région comme très positive. » a ajouté Lula.
Le retour de Lula en Bolivie est un symbole révélateur. Comme lors de ses deux premiers mandats (2003-2010), la politique étrangère de sa troisième administration est marquée par trois priorités étroitement liées : le processus d’intégration régionale latino-américaine, la rediscussion des équilibres géopolitiques et des institutions de gouvernance mondiale, et la recherche de nouveaux partenaires économiques et d’investissements internationaux. Cependant, la situation mondiale est aujourd’hui beaucoup plus confuse et tendue, tandis que le poids politique et économique du Brésil a diminué - y compris au sein des BRICS, le bloc créé avec la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud.
Le 20 mars 2003, au tout début du premier gouvernement Lula, une coalition militaire dirigée par les États-Unis envahit l’Irak dans le but de déposer le dictateur Saddam Hussein et de mettre en place un gouvernement allié. Le prétexte de l’invasion était la présence supposée d’« armes de destruction massive » dans le pays, avec lesquelles le régime d’Hussein pouvait menacer l’Occident. Il s’agissait d’un mensonge sans fondement que l’administration néo-conservatrice du président de l’époque, George W. Bush, a propagé auprès des ministères des affaires étrangères et des médias du monde entier. Outre les États-Unis, 40 pays ont envoyé des troupes en Irak. Il s’agissait d’une opération militaire non-sanctionnée par le Conseil de sécurité des Nations unies, donc illégale et illégitime, qui s’est terminée de manière mélancolique près de 20 ans plus tard. Après avoir détruit l’armée irakienne et abattu Hussein, les États-Unis ont été incapables de gérer le chaos qu’ils avaient créé ; les troupes ont été progressivement retirées jusqu’à ce que les dernières unités militaires cessent leurs opérations de combat en décembre 2021. Quatre mois plus tôt, les troupes américaines avaient également dû quitter précipitamment l’Afghanistan, sous la pression des attaques des talibans.
Le troisième mandat de Lula, qui a débuté en janvier 2023, a commencé dans l’ombre d’un autre conflit déclenché unilatéralement et illégalement par une puissance nucléaire : le 24 février 2022, les troupes russes ont envahi l’Ukraine et annexé la région de Donbas. L’Ukraine a réussi à résister à l’attaque initiale de la Russie et a commencé à recevoir d’énormes quantités d’aides militaires (des États-Unis et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, l’OTAN) et d’aides économiques (de l’Union européenne, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale) ; près de deux ans et demi plus tard, le conflit s’est transformé en une guerre par procuration menée par les États-Unis et leurs alliés contre la Russie et ses alliés. Pendant ce temps, l’Ukraine continue d’être détruite et les civils et les soldats meurent par milliers, en attendant que l’équilibre sur le terrain impose un quelconque accord de paix. Outre les innombrables victimes et les destructions matérielles, l’agression de la Russie contre l’Ukraine a aussi accéléré le remodelage déjà en cours des équilibres géopolitiques mondiaux. En 2003, les États-Unis étaient la puissance hégémonique incontestée dans un monde essentiellement unipolaire. Vingt ans plus tard, la Chine est le premier partenaire commercial de la majeure partie de la planète, avec un PIB nominal supérieur à celui des États-Unis, et les deux puissances se disputent la suprématie économique et diplomatique mondiale - une offensive qui a été particulièrement réussie en Amérique du Sud et en Afrique. Cette nouvelle multipolarité a été explicitée par les votes de l’Assemblée générale de l’ONU, la plus démocratique des instances onusiennes, où tous les pays sont représentés et où il n’y a pas de droit de veto (mais dont les résolutions, contrairement à celles du Conseil de sécurité, n’ont pas de pouvoir contraignant). Entre le 2 mars 2022 et le 24 février 2023, l’Assemblée générale a voté différentes résolutions sur la guerre en Ukraine, qui ont eu des résultats similaires : entre 141 et 143 pays ont condamné l’invasion, entre cinq et sept ont voté contre les résolutions (outre la Russie elle-même, la Biélorussie, l’Érythrée, la Corée du Nord, la Syrie et le Mali), et entre 32 et 35 se sont abstenus ; plus d’une quinzaine de pays ont choisi de ne pas prendre part aux votes. La majorité des abstentions s’est concentrée en Asie - à commencer par la Chine, l’Inde et le Pakistan - et en Afrique. En Amérique latine, les pays qui se sont abstenus ou n’ont pas participé au vote depuis le premier tour sont ceux qui entretiennent les liens économiques, militaires et idéologiques les plus étroits avec le régime de Vladimir Poutine : la Bolivie, le Venezuela, Cuba et le Nicaragua. Les pressions des Etats-Unis et de leurs alliés occidentaux pour isoler diplomatiquement la Russie se sont définitivement effondrées après le début des représailles israéliennes contre la population palestinienne de Gaza, suivant les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Le soutien inconditionnel à Israël, malgré les dizaines de milliers de victimes civiles et les innombrables crimes de guerre commis par Israël, est perçu par les pays du Sud comme une démonstration de l’hypocrisie et du double standard des puissances occidentales, qui ne défendent les droits humains et le droit international que lorsque cela sert leurs intérêts géopolitiques. Cette contradiction est apparue clairement dans les réactions aux demandes d’emprisonnement pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité émises par la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre de Poutine (en mars 2023) et du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu (en mai 2024 [demande déposée en mai par l’Afrique du Sud, mandat d’arrêt émis en novembre 2024, ndlr]). Dans le premier cas, la décision du procureur général de la CPI, Karim Khan, a été célébrée par l’administration américaine (il s’agit d’une « décision justifiée », selon le président Joe Biden) et critiquée par la Russie (une mesure « scandaleuse et inacceptable », selon le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov).
Dans le second cas, le président Biden a qualifié la décision de la CPI de « scandaleuse » et a assuré qu’elle « garantira qu’Israël dispose de tout ce dont il a besoin pour se défendre contre le Hamas et tous ses ennemis ». Tous les pays de l’UE adhèrent à la CPI, contrairement aux Etats-Unis, à Israël, à la Russie, à la Chine et à l’Inde. Néanmoins, à quelques exceptions près, les pays européens ont adopté des positions similaires à celles de Washington, soutenant le mandat d’arrêt contre Poutine et critiquant ou exprimant des réserves sur l’action contre Netanyahu. La mesure judiciaire contre Poutine a créé une situation diplomatiquement délicate pour le Brésil et l’Afrique du Sud, les deux seuls membres des BRICS originels qui adhèrent à la CPI et qui, au fil des décennies, ont généralement ratifié toutes les conventions des Nations unies sur les droits de l’Homme. Le gouvernement de Pretoria a dû faire des gestes discrets auprès de Moscou pour s’assurer que Poutine ne participe pas à la réunion des chefs d’État des BRICS organisée en Afrique du Sud en août 2023, évitant ainsi de devoir enfreindre ses obligations envers la CPI, c’est-à-dire l’exécution du mandat d’arrêt international contre le dirigeant russe (la Russie était représentée par le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov). Au Brésil, le ministre des Affaires étrangères Mauro Vieira a fait une déclaration ambiguë sur le sujet, tandis que Lula a même discuté de l’autorité de la CPI et de l’adhésion du Brésil à l’organisation. « Si je suis président du Brésil et qu’il [Poutine] se rend au Brésil, il n’y a aucune raison qu’il soit arrêté, il ne sera pas arrêté », a déclaré Lula lors d’un voyage à New Delhi en septembre 2023. Deux jours plus tard, il a fait marche arrière, déclarant qu’il appartiendrait aux tribunaux brésiliens de décider de l’éventuelle arrestation de M. Poutine. Il a ajouté : « Je veux vraiment étudier la question de la Cour pénale internationale (...) Je ne dis pas que je vais quitter la Cour. Je veux juste savoir pourquoi les États-Unis ne sont pas signataires, pourquoi l’Inde n’est pas signataire, pourquoi la Chine et la Russie ne sont pas signataires et pourquoi le Brésil est signataire ». Le Brésil a officiellement adhéré au Statut de Rome, qui a donné naissance à la CPI, en septembre 2002, sous l’administration de Fernando Henrique Cardoso, quelques semaines avant que Lula ne remporte sa première élection présidentielle. Officiellement, Poutine est toujours invité à participer au prochain sommet des chefs d’État du G20, qui aura lieu en novembre 2024 à Rio de Janeiro - le Brésil assure cette année la présidence tournante du groupe. Selon les médias brésiliens, le gouvernement tente de trouver un moyen légal de permettre au dirigeant russe de venir sans courir le risque qu’un juge ordonne son arrestation. À la mi-juillet, le Kremlin n’avait pas confirmé la présence de M. Poutine à la réunion.
Au cours des 18 premiers mois de son nouveau mandat présidentiel, Lula a utilisé des tons beaucoup plus acides que par le passé pour critiquer la politique internationale des puissances occidentales, les asymétries du pouvoir mondial, la « paralysie » du Conseil de sécurité des Nations unies et la « représentation inégale et faussée au conseil d’administration du FMI et de la Banque mondiale ». Au même moment, l’articulation autour des BRICS, avec un programme élargi, a acquis une plus grande importance que lors de ses deux premiers mandats. « Les BRICS ne sont plus seulement une réunion de grands pays », a déclaré Lula lorsqu’il a rencontré un groupe d’hommes d’affaires boliviens lors de son voyage en juillet 2024. « Les BRICS représentent désormais le Sud mondial ».
Un équilibre difficile à trouver entre l’intégration régionale et un vote de confiance pour les BRICS+
Depuis que la plupart des pays d’Amérique latine sont devenus indépendants au début du XIXe siècle, ils sont restés dans la zone d’influence des États-Unis, qui ont exercé leur pouvoir par un mélange de diplomatie, de force brute (économique et, le cas échéant, militaire) et d’hégémonie culturelle. Alors que le Mexique et l’Amérique centrale, pour des raisons géographiques et historiques, continuent de pointer leur boussole presque exclusivement vers les États-Unis, l’Amérique du Sud a entamé, depuis le début du XXIe siècle, un processus de diversification de ses échanges commerciaux et de sa politique internationale. Cette nouvelle phase a commencé avec l’élection, entre 1998 et 2006, de dirigeants de gauche ou progressistes dans les principaux pays de la région. En 2005, un front mené par Lula (Brésil), Nestor Kirchner (Argentine) et Hugo Chávez (Venezuela) a définitivement rejeté la proposition américaine de créer une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), qui aurait étendu au continent le carcan économique accepté par le Mexique lors de la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1994. Les résultats de ce choix n’ont pas tardé à se faire sentir. Entre 2000 et 2020, les échanges commerciaux de la Chine avec l’Amérique latine et les Caraïbes ont été multipliés par 26 et, selon le Forum économique mondial, ils devraient doubler d’ici 2035 pour atteindre plus de 700 milliards de dollars américains. En 2022, les importations et exportations entre la Chine et l’Amérique centrale et du Sud (c’est-à-dire sans le Mexique) s’élevaient à 351 milliards de dollars, soit 54 milliards de dollars de plus que les flux commerciaux avec les États-Unis. Cependant, la Chine importe essentiellement des matières premières agricoles et minérales d’Amérique latine et exporte des produits industriels manufacturés : le même cercle vicieux qui condamne la région à un développement faible et fragile depuis des décennies. D’un point de vue diplomatique, le rejet de l’ALCA a également marqué le début d’une période de grande effervescence, avec la création de deux nouvelles organisations intergouvernementales : l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), composée de 12 pays sud-américains (2008), et la Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC), avec la participation de 33 pays (2010). Ces deux initiatives ont été menées par le Brésil sous la présidence de Lula et réalisées grâce aux actions habiles de ses deux stratèges en politique internationale, le ministre des Affaires étrangères Celso Amorim et le conseiller spécial Marco Aurélio Garcia. Lula s’est également efforcé de relancer le Mercosul et d’augmenter le nombre de pays participants. Tous les efforts visant à approfondir l’intégration régionale ont toutefois implosé à la suite de la crise politique au Brésil (le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff en 2016 et l’élection du candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro en 2018) et de l’arrivée au pouvoir de présidents conservateurs en Argentine, au Paraguay, au Pérou et au Chili. L’Unasur a cessé de fonctionner en 2018 et les autres entités régionales ont été mises en veille. Depuis le début de son troisième mandat, le 1er janvier 2023, Lula et son gouvernement ont tenté de relancer l’Unasur, en vain. Après une première réunion à Brasilia, à laquelle ont participé 11 présidents de pays sud-américains, le 30 mai 2023, il a été impossible d’organiser une deuxième réunion. Non seulement il y a des présidents de droite de différentes convictions dans plusieurs pays de la région (Argentine, Uruguay, Paraguay, Équateur et Pérou), mais même dans le camp progressiste, il n’y a pas de consensus sur la façon de gérer la crise politique au Venezuela ou la guerre en Ukraine. A l’Itamaraty [ministère des Affaires étrangères du Brésil, ndlr], on admet que, pour l’instant, les conditions ne sont pas réunies pour réactiver l’Unasur ou créer une nouvelle organisation similaire. Lula ne cache pas sa frustration face à cette situation. « Nous n’avons jamais été aussi éloignés les uns des autres que maintenant. Nous devons prendre la responsabilité de décider quelle Amérique du Sud nous voulons et quelle intégration nous voulons », a déclaré le président brésilien lors d’un voyage d’État en Colombie en avril 2024.
Malgré ses nombreuses limites et son déficit structurel de légitimité, le seul organisme régional qui continue de fonctionner sans interruption à ce jour est l’Organisation des États américains (OEA), créée en 1948 et basée à Washington, une organisation historiquement soumise aux États-Unis et à leurs intérêts stratégiques. La CELAC, qui est pertinente parce qu’elle rassemble tous les pays d’Amérique latine, est un forum dont le niveau d’institutionnalisation et d’influence politique est faible. L’Amérique latine et les Caraïbes ont une vieille tradition multilatéraliste, dans laquelle les conflits entre États ont été résolus presque exclusivement par la diplomatie et non par les armes. Une douzaine de pays de la région ont participé à la création de la Société des Nations en 1920, et 20 pays figuraient parmi les 51 nations fondatrices de l’ONU en 1945. Cependant, malgré la rhétorique usée de la grande patrie, l’intégration latino-américaine reste une chimère. Il est décourageant de constater que, dans un laps de temps beaucoup plus court et dans des conditions politiques beaucoup plus complexes, les institutions régionales africaines ont fait beaucoup plus de progrès. L’Union africaine (UA), qui compte 53 pays membres, a été créée en 2001 sur les bases de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), fondée au plus fort du processus de décolonisation, en 1963. En un peu plus de vingt ans, l’UA est devenue un acteur politique reconnu, influent et actif en Afrique, et de plus en plus indépendant des influences des anciennes puissances coloniales.
Durant les premiers mandats de Lula, le Brésil a été impliqué dans le processus de création du groupe BRICS. Le nom (initialement sans « S ») a été créé en 2001 par un analyste de Goldman Sachs, Jim O’Neill, pour désigner les principales économies émergentes (Brésil, Russie, Inde et Chine). Le groupe s’est réuni officiellement pour la première fois en marge de l’Assemblée générale des Nations unies de 2006 à New York. Le premier sommet des BRIC a eu lieu en 2009 en Russie. Deux ans plus tard, lors du troisième sommet à Sanya (Chine), l’Afrique du Sud a rejoint le bloc, ajoutant le « S » (pour « South Africa ») à l’acronyme. Le successeur de Lula, Dilma Rousseff, a cependant montré peu d’intérêt et encore moins d’aptitudes pour la politique internationale, et le Brésil a cessé de jouer un rôle de premier plan au sein du groupe. La participation du Brésil est devenue un simple protocole sous les gouvernements de Michel Temer, après le coup d’État parlementaire contre la présidente Rousseff, et de Bolsonaro. Au cours de ces années, les BRICS ont continué à organiser des sommets annuels sans coordination politique ou diplomatique significative, à l’exception de la création de la Nouvelle banque de développement (NDB) en 2015, basée à Shanghai.
Progressivement, le bloc est devenu un élément supplémentaire de l’expansion de la zone d’influence de la Chine. Lors du sommet de Johannesburg en août 2023, les Chinois ont imposé la création des BRICS+, avec l’entrée de cinq nouveaux pays membres : Égypte, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran. L’initiative a été très mal accueillie par le Brésil, qui craignait à juste titre la dilution de son pouvoir politique dans le bloc élargi. En contrepartie, le Brésil a également exigé l’admission d’un pays allié, l’Argentine, qui a renoué depuis 2019 avec un gouvernement progressiste. « Les Chinois ne nous ont pas laissé le choix. Le seul moyen d’empêcher l’élargissement aurait été que le Brésil se sépare, et nous ne pouvions pas le faire », explique un diplomate brésilien qui a participé aux négociations tendues et qui a demandé à ne pas être identifié. « Lorsque Lula est revenu à la présidence, nous avons retrouvé les terres rasées, plus rien ne fonctionnait au sein du gouvernement, y compris à l’Itamaraty. Les Chinois ont pu profiter de ce vide ». Trois mois après la réunion, le candidat d’extrême droite Javier Milei a été élu président de l’Argentine, et le pays a ensuite annoncé qu’il ne rejoindrait pas les BRICS+. Pour Lula et le Brésil, il s’agit d’une sévère défaite diplomatique.
Sur le papier, les BRICS+ constituent un bloc encore plus puissant économiquement que le G7, le groupe des pays occidentaux les plus riches (États-Unis, Canada, France, Allemagne, Italie, Japon et Royaume-Uni). En utilisant les données les plus récentes de la Banque mondiale, l’économiste de l’Université de Columbia Jeffrey Sachs a calculé que les BRICS+, qui représentent 45 % de la population mondiale, sont aujourd’hui responsables de 35,2 % de la production mondiale, contre 29,3 % pour le G7. Il y a trente ans, en 1994, le G7 était responsable de 45,3 % de la production mondiale, contre seulement 18,9 % pour les dix pays BRICS+. Les choses ont changé, écrit Sachs : « Les nouvelles données mettent en évidence le passage d’une économie mondiale dirigée par les États-Unis à une économie mondiale multipolaire, une réalité que les stratèges américains n’ont jusqu’à présent pas réussi à reconnaître, accepter ou admettre ».
Les implications futures pour le Brésil et l’Amérique latine de ce déplacement du centre de gravité sont difficiles à évaluer précisément. Avec l’élargissement des BRICS+, les pays membres ayant des systèmes politiques démocratiques et des élections multipartites compétitives (Afrique du Sud, Brésil et Inde) se retrouvent nettement en minorité : trois sur dix. Tous les nouveaux membres, ainsi que la Russie et la Chine, partagent un mépris systématique pour les droits humains. Par ailleurs, on observe clairement une dilution du poids économique – et donc politique – du Brésil dans ce nouveau monde multipolaire. Au sein des BRICS+, comme le rappelle l’inventeur du nom du bloc Jim O’Neill, le Brésil et la Russie représentent approximativement la même part du PIB mondial qu’en 2001, et l’Afrique du Sud n’est même plus la plus grande économie d’Afrique (elle a été dépassée par le Nigeria).
D’un point de vue économique, la Chine et l’Inde sont les principaux acteurs du bloc, bien qu’en forte concurrence l’une avec l’autre et ayant des objectifs stratégiques divergents dans la plupart des cas (avec un différend frontalier qui a déjà conduit par le passé à un conflit armé).
Malgré l’éclat et la reconnaissance personnelle de Lula sur la scène internationale, le Brésil d’aujourd’hui est l’ombre de la puissance économique et diplomatique qu’il était devenu entre 2003 et 2010. Selon les données du FMI, le PIB brésilien est passé de 2,46 trillions de dollars en 2012 à 1,83 trillion en 2022, et sa part dans les biens et services produits dans le monde a chuté de 3,27 % à 1,76 %. En d’autres termes, une baisse de 46 %. La contraction brutale de l’économie brésilienne a également réduit le poids global de l’Amérique latine. Bien que la région concentre 8 % de la population mondiale, elle ne représentait que 5,26 % du PIB mondial en 2022, contre 7,95 % en 2012, soit une diminution de 33,85 % en dix ans. En 2023, l’année du retour de Lula à la présidence, le PIB du Brésil a augmenté de 1,6 % et celui de la région de 2,3 %.
Lors du sommet de Johannesburg, le Brésil a proposé la création d’un groupe de travail pour étudier l’adoption d’une monnaie alternative au dollar pour les échanges commerciaux entre les membres des BRICS+. Cependant, la déclaration finale n’a fait aucune mention de la création d’une monnaie commune pour le bloc, ni d’étapes concrètes vers la dédollarisation du commerce international, une idée soutenue publiquement par Lula et Poutine, qui permettrait à la Russie de réduire l’impact des sanctions internationales imposées par les États-Unis et l’Union européenne après l’invasion de l’Ukraine. Un an plus tard, la dédollarisation reste une aspiration rhétorique. Même les prêts de la NDB (Nouvelle Banque de Développement) continuent d’être effectués en dollars et en euros, et seulement marginalement en renminbis chinois. La « banque du Sud global », comme Lula l’a surnommée avec un certain excès d’enthousiasme, n’est pour l’instant qu’une opération relativement modeste, avec seulement huit membres (en plus des BRICS originaux, l’Égypte, le Bangladesh et les Émirats arabes unis), qui, en neuf ans d’activité, ont approuvé des prêts pour 96 projets différents – principalement dans les domaines des infrastructures et des transports – pour un montant total de 32,8 milliards de dollars. En comparaison, la Banque interaméricaine de développement (BID), créée en 1959 et basée à Washington, compte 739 projets en cours en Amérique latine, pour un total de 58 milliards de dollars. Le Brésil exerce la présidence tournante de la NDB pour la période 2020-2025. Sous le gouvernement Bolsonaro, le président de la banque était un économiste néolibéral, Marcos Troyjo, remplacé après l’investiture de Lula : l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff a été nommée à la tête de la banque en mars 2023 et y restera jusqu’en juillet 2025.
Malgré son poids économique indéniable, le bloc BRICS+ ne dispose pas d’une stratégie géopolitique claire ou unifiée. Son influence au sein des Nations Unies et du système multilatéral est également limitée par les faibles ressources mises à disposition par les pays membres. Dans la déclaration conjointe des ministres des Affaires étrangères des BRICS+ signée le 10 juin 2024, par exemple, une grande attention est portée à « l’escalade sans précédent de la violence dans la bande de Gaza à la suite de l’opération militaire israélienne », avec des « résultats humanitaires catastrophiques », et à la nécessité de « la mise en œuvre effective de la résolution 2728 du Conseil de sécurité de l’ONU pour un cessez-le-feu immédiat, durable et soutenable ». Parallèlement, les contributions financières des BRICS+ à l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA), qui soutient la population palestinienne à Gaza et dans toute la région, restent symboliques.
Le Brésil fait également partie du G20, le groupe des plus grandes économies mondiales, et exerce la présidence tournante de l’entité en 2024. L’une des initiatives les plus emblématiques défendues par la présidence brésilienne a été la création d’un impôt minimum sur la fortune des quelque 3 000 milliardaires (en dollars) dans le monde, qui contrôlent aujourd’hui environ 13 % du PIB mondial. Selon les calculs de l’économiste français Gabriel Zucman, à qui le gouvernement brésilien a demandé une étude technique pour soutenir cette proposition, cette taxe pourrait générer entre 200 et 250 milliards de dollars par an, une fois mise en œuvre. Alors que des pays du G7 comme la France et (avec des réserves) les États-Unis ont exprimé leur soutien à la proposition, le seul pays des BRICS+ à l’avoir adoptée est l’Afrique du Sud. La Chine, l’Inde, la Russie et l’Arabie saoudite, au moment de la rédaction de cet article, sont restées silencieuses.
Ayant provisoirement perdu le pari de l’intégration sud-américaine, le Brésil cherche à trouver un point d’équilibre entre le Sud global, les États-Unis et les démocraties européennes, menacées par l’essor de l’extrême droite.
« Dans le cas du Brésil, nous jouons sur deux fronts : l’alliance avec les sociaux-démocrates dans le monde et l’alliance avec les pays en développement, comme les BRICS », explique Celso Amorim, le grand stratège international du gouvernement Lula. « C’est un monde compliqué. Nous avons une organisation du pouvoir très complexe. Les menaces et les conflits ouverts sont là. En Ukraine, les superpuissances s’affrontent. Parallèlement, le conflit israélo-palestinien absorbe tout et bouleverse les politiques internes des pays. »
Amérique latine, multipolarité et non-alignement actif
Le prochain sommet des chefs d’État des BRICS+ se tiendra à Kazan, en Russie, à la fin octobre 2024. Pour le régime de Poutine, ce sera une occasion importante de montrer au monde que le pays n’est pas isolé, malgré l’invasion de l’Ukraine et les sanctions occidentales. Selon l’ancien président russe et actuel vice-président du Conseil de sécurité du pays, Dmitri Medvedev, « des dizaines de pays » aspirent à rejoindre les BRICS+, une réponse aux efforts de l’Occident pour « préserver les règles en vigueur jusqu’à présent (...), maintenir leur prédominance et continuer à tirer profit des ressources matérielles, naturelles et humaines (...) ainsi qu’à dicter leurs conditions au monde entier ». Bien que le discours de Medvedev, teinté d’anticolonialisme, soit en contradiction évidente avec les pratiques de la Russie consistant à recourir à la force pour résoudre des différends politiques ou diplomatiques, cette rhétorique semble toucher des perceptions profondes dans le Sud global.
La Chine et la Russie se retrouvent souvent alignées dans leur critique de l’ordre international dirigé par les États-Unis sur des questions de paix et de sécurité. Elles partagent une opposition farouche à tout type de supervision internationale (considérée comme une ingérence) sur des thèmes qu’elles considèrent comme internes avec en premier lieu le respect des droits humains. Cependant, il existe une différence notable entre les stratégies des deux pays.
La Chine ne conteste pas la norme de l’intangibilité des frontières territoriales suite à une agression militaire (bien qu’à ses yeux, cette norme ne s’applique pas à Taiwan). Mais au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, la Chine vote systématiquement contre toute résolution visant à surveiller ou condamner des abus, s’opposant même au concept de pression internationale. Comme l’a écrit Kenneth Roth, ancien directeur exécutif de Human Rights Watch, « selon Beijing, le Conseil devrait se limiter à un forum de discussions générales entre gouvernements, dans le respect des interprétations souveraines de chacun sur les droits humains ».
La Chine défend une vision où les droits humains se résument à l’amélioration des conditions de vie et à la croissance économique. Dans sa position officielle : « Les intérêts du peuple sont l’origine et la finalité des droits humains. Renforcer le sentiment de bonheur, de sécurité et de satisfaction des citoyens est l’objectif ultime des droits humains et de la gouvernance nationale. (...) Nous nous opposons à l’utilisation des droits humains comme prétexte pour interférer dans les affaires internes d’autres pays. »
À l’inverse, la Russie, avec son économie affaiblie, mise sur une rhétorique valorisant les « valeurs traditionnelles » de famille, patrie et religion, tout en attaquant le cosmopolitisme et la tolérance des élites occidentales. Ce discours résonne chez de nombreux leaders autoritaires d’extrême droite dans le monde, de Donald Trump à Jair Bolsonaro, de Recep Erdoğan à Viktor Orbán.
Tandis que la Chine investit dans un soft power global pour concurrencer les États-Unis, l’appareil de propagande russe se concentre sur les failles de l’Occident, niant ou déformant les faits nuisibles à l’image de la Russie.
L’Amérique latine : un rôle à réinventer
Dans la compétition pour la primauté mondiale entre la Chine et les États-Unis, l’Amérique latine reste spectatrice. Pour devenir un acteur de poids, la région devra transformer son modèle de développement, misant sur une réindustrialisation durable et des politiques de réduction des inégalités. Ni le Brésil ni le Mexique ne peuvent rivaliser seuls sur la scène mondiale.
L’intégration régionale devrait évoluer de la rhétorique vers la construction d’institutions solides et indépendantes, tout en impliquant la société civile. Des entités futures ne doivent pas dépendre des cycles électoraux nationaux, comme cela a été le cas pour l’UNASUR.
Pour le Brésil, avec ses capacités intermédiaires et sa tradition diplomatique, l’implication dans des formes variées de coopération internationale est essentielle. Rejeter la logique d’une nouvelle Guerre froide, où il faudrait choisir un camp, sera crucial. Dans ce cadre, les BRICS+ peuvent n’être qu’un outil parmi d’autres. L’Amérique latine devrait viser une politique de non-alignement actif, équidistante de Washington et Pékin, tout en renforçant ses relations avec l’Afrique et l’Asie centrale.
Comme le suggèrent Carlos Fortín, Jorge Heine et Carlos Ominami, ce non-alignement devra être proactif et élargir les opportunités au-delà du cadre occidental.
Conclusion
L’Amérique latine reste profondément ancrée dans les valeurs de la démocratie libérale et la lutte pour les droits humains. Malgré les défis posés par les inégalités, le racisme et la violence étatique, les mécanismes internationaux de défense des droits humains ont été essentiels à ses progrès. Aujourd’hui, face à l’influence croissante de la Chine et à l’autoritarisme multipolaire, il est impératif de reconstruire un multilatéralisme plus équitable.
L’investissement dans des institutions régionales et internationales devient vital, en formant de nouvelles coalitions pour promouvoir des agendas économiques, environnementaux et humains.