Le jour ne s’est pas levé sur Rio : des corps criblés de balles et une mère qui s’effondre

 | Par Natasha Neri

Source : Natasha Neri pour Ponte
Traduction : Charlélie Pottier pour Autres Brésils
Relecture : Jean Saint-Dizier

À chaque mort dans la favela, les mères qui ont perdu leurs fils revivent leurs assassinats et refont l’expérience de la mort : cette fois-ci, Janaína Soares, mère de Christian, tué par la police en 2015, en est morte.

Photo : Mídia NINJA / Ato "Em Favor da Vida" - Complexo da Maré / 23/02/2015 Rio de Janeiro

Par Natasha Neri : Natascha Neri est journaliste, cinéaste, anthropologue et chercheuse dans les domaines de la justice pénale et des droits de l’homme. Réalisatrice, aux côtés de Lula Carvalho, du documentaire « Auto de Resistência » [1] . Elle se consacre à l’étude des homicides commis par la police depuis 10 ans, elle est co-autrice du livre : « Quand la police tue : les homicides par actes de résistance à Rio de Janeiro (2001-2011) » [2].

Tôt le matin, alors que les véhicules militaires blindés et la troupe déchaînée, capitaines de l’armée [3] en tête, envahissaient les favelas du quartier de Maré, propageant la terreur dans ses ruelles, Janaína Soares, mère de Christian Soares, mort à 13 ans en 2015, lors d’une opération de la Division des Homicides et de la Police Militaire dans le quartier de Manguinhos, s’effondrait, victime d’une crise cardiaque.

Janaína avait commencé à se sentir mal la veille, mais elle ne voulait pas aller à l’hôpital. Elle se sentait très mal même, pourtant elle a refusé d’accepter de l’aide. Souffrant de dépression depuis ces 3 dernières années, elle participait à la lutte des familles de victimes, parfois elle arrêtait, mais elle finissait toujours par reprendre la lutte, un grand sourire au visage.

Deux jours avant, le dimanche, elle a vu l’État tuer un autre adolescent de 17 ans, non loin de chez elle. Elle a envoyé des photos du corps à ses consœurs de l’association des Mères du quartier de Manguinhos. Personne ne connaissait le nom du garçon, il n’habitait pas à Manguinhos. Janaína en est restée abasourdie, triste, désespérée. À chaque mort dans la favela, les mères qui ont perdu leurs fils revivent leurs assassinats et refont l’expérience de la mort.

Trois adolescents sont morts sous les armes de l’État cette semaine dans les favelas. Mais les médias ont annoncé des victimes de « balles perdues », cette catégorie qui contribue à légitimer le processus social que constitue ce génocide.

Le jour ne s’est pas encore levé et l’État terrorise le quartier de Maré et le Complexo do Alemão [4] L’hélicoptè ouvre le feu sur l’Alemão. Dona Tetreza, dont le fils a été tué par l’État, ne peut pas sortir de chez elle, car "on ne peut pas mettre le nez dehors. IL y a tellement de tirs".

7 heures, c’est confirmé. Janaína a été tuée par l’État. Elle a eu six arrêts cardiaques. L’État a tué Christian puis sa mère, victime de dépression. L’extermination promue par l’État s’incarne en la poitrine de Janaína. Le cœur malade d’une mère s’est arrêté de battre.

Dans les groupes de familles des victimes, le désespoir des consœurs de lutte de Janaína. La souffrance. Les cris. Les pleurs. Les Mères de Manguinhos sortent dans la rue derrière la famille de Janaína. Les autres mères désespèrent, sont prises de nausées, vomissent, prennent des calmants, tremblent. L’État détruit la santé des mères et des habitant·e·s des favelas. Combien doivent mourir encore avant que ce génocide ne prenne fin ?

En plus de Christian, tué par la police à 13 ans, Janaína était la mère de Caique, son plus jeune fils. Le père des garçons de Janaína est mort lors d’un vol à main armée alors qu’il travaillait pour la sécurité du métro et elle a dû élever ses deux fils toute seule.

« Les tirs pleuvent », raconte un habitant de Maré qui n’a pas dormi de la nuit à cause des coups de feu de la police. Quatre autres morts sur le compte de l’État, plus d’autres blessés. Un professeur, William, assassiné sur la voie publique par la police. À la télévision, on affirme qu’il était fiché pour port d’arme. Une fois de plus, les médias criminalisent ceux que l’État tue, ce dernier affirme que l’opération a été « réussie », car de la drogue a été saisie.

Dona Tereza n’est pas encore parvenue à sortir de chez elle dans le quartier de l’Alemão, car la police continuent de violer les droits des habitant·e·s. Et l’opération à Maré n’a pas encore pris fin. Les mères de victimes continuent de pleurer. Des pleurs collectifs. La mort est collective. Mais l’une serre l’autre dans ses bras, pour se réconforter, se consoler et prendre des forces. « Nous allons résister, pour Janaína », crient-elles.

Le jour ne s’est toujours pas levé sur Rio.

Voir en ligne : Ponte

[1En français le titre du film signifie « acte de résistance », il s’agit d’une classification juridique utilisée par la justice pour justifier les homicides commis par la police. Un acte de résistance que la personne aurait eu envers la police est utilisé pour invoquer la légitime défense de la police et il justifie donc l’homicide qu’elle a commis.

[2« Quando a Polícia Mata : Homicídios por Autos de Resistência no Rio de Janeiro (2001-2011) », Booklink, Rio de Janeiro.

[3Dans le texte original l’expression « capitães do mato » fait référence aux gardes Noirs qui étaient chargés de capturer les esclaves fugitifs pendant la période de l’esclavage au Brésil. L’expression fait référence aux personnes noires qui "chassent" d’autres noirs, donc, ce qui dans une certaines mesure est le cas ici, puisque l’Armée est largement composée de soldats noirs ainsi que la population des favelas. C’est un point souvent évoqués par ceux qui défendent les droits humains et l’impact de ce climat de guerre sur la population noire brésilienne. Ceci étant pas en ces termes péjoratifs. Le candidat Ciro Gomes qui a utilisé cette expression lors d’une interview, a fait face à des accusations de racisme.

[4Le Complexo do Alemão, ou Complexe de l’Allemand en français, est un ensemble de 13 favelas situées au nord de Rio de Janeiro. (Ce quartier a notamment été surnommé « la bande de Gaza de Rio » par des médias brésiliens.)

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