Le cinéma du « cangaço » et la représentation de la police

Le Festival « Nordestern » de la Cinemateca Brasileira de São Paulo se penche sur le mythe du « cangaço [1] » et sur le rôle de la police dans la construction d’un Brésil brutal. A l’affiche, les racines historiques de la croyance - si courante dans les voix bolsonaristes - selon laquelle la paix s’obtient par la violence.

Traduction de Du DUFFLES pour Autres Brésils
Relecture de Philippe ALDON

Au son du clairon, un homme, la quarantaine, allure de fonctionnaire, lunettes, moustache et costume (même sous le soleil brûlant du sertão) lit un document d’une voix posée et avec la diction d’un présentateur de radio. La page qu’il lit, grand format selon nos critères contemporains, contient le texte intégral de la convocation :

"À la population instruite de cette ville :
Pour racheter l’honneur de notre peuple, bafoué par le misérable capitaine Galdino Ferreira, le commandant Alcides, en accord avec les hautes autorités locales, vient d’organiser la 3eme brave Volante, composée de patriotes courageux, qui partira immédiatement pour détruire cette bande de cangaceiros et punir ceux qui ont si lâchement blessé la civilisation de notre chère patrie. Vive la 3eme Volante !"

Durant la lecture du communiqué, comme dans un montage de film de super-héros, les volontaires de la dite "volante" font leur apparition : de jeunes hommes imberbes, courant dans les rues en terre battue, vêtus d’uniformes et de chapeaux, rassemblant des chevaux, des munitions, des mousquets.

Dans la salle Grande Otelo frigorifiée, le Festival "Nordestern : western à la brésilienne", organisé par la Cinemateca Brasileira du 19 au 28 janvier, touchait à sa fin. Pendant quinze jours, dans l’ancien abattoir municipal de Sao Paulo, on s’est souvenu du temps où le sang coulait à flot sur le sol, sauf que, sur l’écran, ce n’était pas du sang animal, mais celui de la reconstitution fictive du conflit entre les gangsters du cangaço et la police brésilienne encore balbutiante.

O Cangaceiro, film de 1953 qui a clôturé le festival, est le plus célèbre représentant du genre "nordestern", une sorte de contrepoint national au Far West états-unien, remplaçant les déserts de l’ouest des États-Unis par la caatinga [2] du Nordeste brésilien et le conflit entre Blancs et Autochtones par la tentative des pouvoirs centraux et locaux de mettre fin au phénomène du "banditisme" brésilien célébré sous le nom de cangaço.

Récompensé à Cannes en 1953, O Cangaceiro de Lima Barreto (réalisateur portant le même nom que le célèbre écrivain pré-moderniste) continue d’entretenir un long héritage, qui a influencé des œuvres telles que Deus e o Diabo na Terra do Sol (1964) de Glauber Rocha, dont la "suite" O Dragão da Maldade Contra o Santo Guerreiro (1968) a été présentée à ce festival ainsi que Bacurau (2019), suivi par un débat avec son réalisateur Kleber Mendonça Filho sur l’aspect "nordestern" de son dernier long-métrage.

Ce qui s’est consolidé sous le nom de cangaço au tournant du 19e au 20e siècle dans l’arrière-pays du Nordeste brésilien (dans les régions de l’agreste [3] et du sertão [4]) est un phénomène social plus ancien : déjà au milieu des années 1700, José Gomes de Britto, connu sous le nom de Cabeleira, terrorisait l’arrière-pays du Pernambuco à la tête d’une bande de fauteurs de troubles, comme l’a raconté Franklin Távora dans son roman historique O Cabeleira, paru en 1876.

Près d’un siècle après sa fin décrétée, le cangaço est toujours vivant dans la mémoire et la culture nationales, et pas seulement dans l’arrière-pays du Nordeste : C’est sur le thème " Le sort de celui que le diable a malmené et que le plus saint n’a pas protégé ", en hommage à Lampião, le plus grand nom du cangaço, que l’Ecole de samba Imperatriz Leopoldinense a été sacrée championne du premier carnaval postpandémie de Rio de Janeiro.

Subsidiaire à l’élevage, qui a été pendant des siècles le moteur économique de l’occupation de la caatinga et du cerrado brésiliens, le cangaço s’est imposé dans l’imaginaire de la population locale comme un miroir rebelle qui rendait la monnaie de sa pièce au système des "colonels" en place dans les régions où il opérait, où les propriétaires terriens, à la manière féodale, exerçaient un pouvoir de vie et de mort sur les métayers, les garçons vachers et leurs familles. Si ce pouvoir était exercé avec une violence ouverte, Darcy Ribeiro [5] rappelle, dans son livre O Povo Brasileiro, que la graine du cangaço a été plantée par les propriétaires terriens eux-mêmes, qui ont été terrorisés par la suite :

"Les éleveurs recrutaient souvent des hommes de main, les concentrant dans leurs exploitations, pour des conflits fonciers qui opposaient des familles de colonels. Ces hommes de main, estimés pour leur loyauté envers leurs maîtres, pour leur courage personnel et même pour leur férocité, qui les rendait capables d’exécuter n’importe quel ordre, se distinguaient de la masse des habitants du sertão et bénéficiaient d’un traitement privilégié de la part de leurs maîtres".

Le banditisme, une question de classe

Le cangaço a pris de l’ampleur dans l’arrière-pays du Nordeste brésilien entre le 19e et le 20e siècle, alors que la Vieille République naissante s’efforçait de donner au Brésil l’allure d’un État-nation. Dans ce contexte, le cangaço était une épine dans le pied de ce nouveau pays, dont les yeux étaient toujours tournés vers la "civilisation" européenne, qui cherchait à créer un code juridique qui serait respecté du Nord au Sud, dans le but permanent de créer des "institutions » supplantant la "sauvagerie" de l’ancienne colonie.

Ce n’est pas un hasard si la fin du cangaço n’intervient qu’après la Révolution de 1930, lorsque Getúlio Vargas centralise les pouvoirs de l’exécutif fédéral dans le cadre de son long projet de "déféodalisation" du Brésil. Dans cette entreprise, les gouvernements (des Etats fédérés et fédéral) comptent sur le travail de la force de contrôle social la plus moderne dont disposaient les puissants jusqu’à nos jours : la police. Désormais, ce qui définira un Brésilien des classes populaires comme un Brésilien, c’est son droit inné d’être contrôlé par la police.

L’apogée populaire du cangaço est également très proche de sa fin. Virgulino Ferreira da Silva, qui s’est autodésigné capitaine après avoir été recruté pour combattre la colonne Prestes dans le cadre d’un accord conclu entre le président Arthur Bernardes et l’aumônier Cícero, qui n’a pas abouti, est plus connu sous le nom de Lampião. De tous les noms qui ont ardemment parcouru les dimensions de la "Méditerranée sèche" que constitue le sertão, selon les termes de Darcy Ribeiro, aucun n’a mieux personnifié le paradoxe du romantisme du cangaço que lui.

Le Robin des Bois de la caatinga, Lampião semblait incarner la lutte des classes possible dans la géographie où il était né et avait grandi. Virgulino et sa bande volaient les riches et aidaient les pauvres, même si toutes les classes étaient touchées par les crimes (qui comprenaient l’extorsion, le vol, l’homicide, le viol et la torture) et que le phénomène était le résultat de la négligence et de la corruption des dirigeants et des propriétaires terriens. Les cangaceiros étaient également admirés pour leurs méthodes de survie nomade dans l’environnement inhospitalier de la caatinga, pour leur courage dans la confrontation, pour leur unité face à l’ennemi le plus armé, ainsi que pour être responsables de la vengeance et du progrès.

L’historien britannique Eric Hobsbawn, dans sa célèbre étude Les Bandits (1969), où il compare ses impressions sur le banditisme italien au cangaço et aux hors-la-loi qui ont fait la révolution mexicaine, affirme que "le banditisme est formé par ceux qui, pour une raison ou une autre, ne s’intègrent pas dans la société rurale et qui, par conséquent, sont également contraints à la marginalité".

Il s’agit d’un phénomène aux phases complexes, où les faits et les légendes se mélangent et où les bandits sociaux sont ceux qui sont capables de relier les deux images, comme le montre le document journalistique audiovisuel Lampião, o Rei do Cangaço (1939), censuré par la dictature de Vargas, qui enregistre des moments de coexistence et de routine où les bandits apparaissent détendus, souriants, dansant en montrant leurs armes.
En rassemblant des productions audiovisuelles disparates sur le cangaço, le festival Nordestern a permis de mettre en lumière les attitudes culturelles populaires associées à l’activité policière dans le contexte de l’arrière-pays du Nordeste brésilien au tournant du 19ème et du 20ème siècles, comme par exemple, la manière dont les agents de la loi étaient désignés.

Ainsi, les cangaceiros appelaient leurs bourreaux des "singes". Les raisons de l’adoption de ce terme sont incertaines ; certaines versions indiquent que l’épithète est née du fait que les membres des forces volontaires couraient et sautaient de rocher en rocher dans la caatinga pour se cacher des coups de feu échangés pendant les combats ; d’autres disent que l’adoption vient de la comparaison des hommes obéissants (en théorie) à la loi et à la hiérarchie avec des "singes aux ordres du gouvernement" - c’est-à-dire qu’aux yeux des cangaceiros, ces policiers étaient objets de moquerie.

Comme le montre le film O Cangaceiro, d’Aníbal Massaini Neto (1997), après avoir erré tête baissée sur les traces du gang, les groupes se rencontrent et s’affrontent. À chaque pause pour recharger leurs armes, des insultes créatives sont prononcées tandis que les rires fusent dans le public, avant que la mort suivante à l’écran ne le fasse sursauter. Après avoir vaincu la police, les cangaceiros découpent les corps et les jettent dans la végétation sèche : "suspendons ces singes aux branches".

À gauche, Flacko et Borges dans le clip de « Ak do Flamengo » ; à droite, Lorival Pariz joue le rôle de Coriana dans « O Dragão da Maldade Contra o Santo Guerreiro » | Photos : Reproduction

Le mépris envers la police, beaucoup plus fréquent dans la culture populaire avant le triomphe de la "copaganda", nom donné à la propagande en faveur des corporations policières sous le capitalisme tardif, apparaît dans d’autres formes artistiques liées au sertão et au cangaço, comme dans les sextilhas [6] des cordéis [7] et encore dans l’ensemble des rythmes musicaux que l’on regroupe conventionnellement sous le nom de "forró" - le xaxado, danse et rythme liés à cet univers, aurait même été créé par la bande de Lampião.

Le Festival de Cannes, en plus de récompenser O Cangaceiro de Lima Barreto, a également décerné une mention honorable à sa bande originale. L’une des versions de "Mulher Rendeira" (une autre œuvre populairement attribuée à Lampião), est devenue internationalement connue dans la version d’Alfredo Ricardo do Nascimento, Zé do Norte.

Il est difficile d’éviter la comparaison avec des vers plus explicites issus de formes musicales contemporaines telles que le trap, comme dans les vers de l’"AK do Flamengo", de Borges .

Le vidéoclip de "AK do Flamengo" fait un type de parallèle entre les hommes du cangaço d’antan et les soldats du trafic de drogue de maintenant : des hommes qui exhibent leurs armes décorées à la main, qui dansent et qui courent dans les ruelles et les allées étroites d’une favela de Rio de Janeiro. Au-delà du domaine guerrier où la connaissance du territoire l’emporte sur la disparité matérielle, l’esthétique des armes décorées - que ce soit avec les rubans et les étoiles des cangaceiros, ou les autocollants et les bas-reliefs des trafiquants - souligne les schémas répétitifs de l’histoire, où les détails se rapprochent des événements malgré les décennies qui les séparent. Comme le dit Corisco dans Deus e o Diabo na Terra do Sol : "si l’un meurt, un autre naît".

Le tueur de cangaceiro

Glauber Rocha est celui qui scrutera avec le plus d’intensité ce rôle policier dans l’antagonisme au cangaço, dans la figure d’Antônio das Mortes. Le personnage responsable de la jonction des deux arcs narratifs de Dieu et du Diable, Antônio das Mortes aura une carrière solo dans O Dragão da Maldade (dont le titre international est Antônio das Mortes).

Antônio, interprété par Maurício do Valle dans le film Antônio das Mortes (O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro), n’est pas policier de profession, mais il représente cet aspect souterrain et douteux des forces de police depuis leur naissance, recrutées parmi les "hommes forts" qui faisaient de la violence leur gagne-pain pour défendre les intérêts des propriétaires terriens, une ligne évolutive qui rend explicite la fonction de base de la police, celle de faire respecter le régime de la propriété privée. Son arme préférée est un papo-amarelo, surnom donné dans le Nordeste au fusil à répétition Winchester, qui s’est d’abord fait connaître comme principal instrument de guerre pour mettre fin au génocide des autochtones états-uniens dans la seconde moitié des années 1800.

"Jagunço", mot qui vient de la langue quimbundo et qui signifie "soldat", et cette confusion entre soldat des Volantes et militaire de carrière est la frontière historique obscure entre les troupes de l’Etat et les troupes paraétatiques, entre la police et la milice. Antonio das Mortes se vante d’avoir tué seul, soldat de la Volante, 100 cangaceiros, et, contrairement à la rhétorique patriotique de la lettre établissant la Troisième Volante dans O Cangaceiro et sa paradoxale mission civilisatrice (pas loin de certains délires bolsonaristes) de parvenir à la paix par la violence, son idéologie repose sur un certain nihilisme accélérationniste, qu’il porte au titre du destin qu’il doit accomplir en tant que personnage de la tragédie grecque : "un jour, il y aura une plus grande guerre dans ce sertão, une grande guerre, sans l’aveuglement de Dieu et du Diable. Et pour que cette guerre commence bientôt, moi qui ai déjà tué Sebastião, je tuerai Corisco, puis je mourrai pour de bon".

Dans le film O Dragão da Maldade, la relation d’Antônio est plus explicite : il est effectivement engagé par le Docteur Netto, un délégué local du Jardim das Piranhas, pour tuer Coriana, qui serait le dernier cangaceiro, mais qui ressemble davantage au chef d’une troupe de théâtre itinérant - lors d’une représentation, il récite des vers qui révèlent sa volonté révolutionnaire :

"Le prisonnier sortira libre, le geôlier ira en prison.
Madame se marie à l’église avec un voile de mariée à la pleine lune
Je veux de l’argent pour ma misère, je veux de la nourriture pour mon peuple
Si vous ne tenez pas compte de mon appel, je reviendrai".

Plus tropicaliste et coloré, O Dragão da Maldade répète Antônio das Mortes dans son discours, son comportement et sa tristesse. Le tueur dit avoir été invité par Lampião lui-même à rejoindre les rangs de la bande et se considère comme un miroir de Virgulino. Le premier tiers du film se termine par une scène qui a marqué le réalisateur Martin Scorsese dès la première fois qu’il l’a vue, lors d’une projection nocturne à New York. Chacun mordant le bout du mouchoir rose autour du cou du matador, Antônio et Coriana s’engagent dans une danse et une lutte à mort, au couteau et au poignard, tenant par les dents ce qui les unit : la violence et l’exploitation de leur vie par ceux qui détiennent le pouvoir.

Voir en ligne : Pendurando o macaco no galho : o cinema do cangaço e a representação da polícia

Couverture Ilustration de Antonio Junião / Ponte Jornalismo

[1Cangaço est le nom donné à une forme de banditisme dans la région du Nordeste au Brésil, du milieu du 19e siècle au début du 20e siècle.

[2La caatinga est un écosystème caractérisé par un type particulier de végétation, située dans le Nordeste du Brésil. Elle est constituée par une forêt de petits arbres épineux qui ne vivent que de manière saisonnière.

[3L’agreste désigne une zone géographique étroite de transition entre le sertão et la forêt côtière dans la région du Nordeste du Brésil.

[4Le sertão est une zone géographique du Nordeste du Brésil au climat semi-aride, éloignée des centres urbains.

[5Darcy Ribeiro (1922-1997) fut un célèbre anthropologue brésilien qui a consacré son œuvre aux peuples autochtones d’Amazonie.

[6Chaque strophe de la Sextilha est formée de six vers et chaque vers doit comporter sept syllabes poétiques.

[7Le terme de cordel, désignant une ficelle ou un cordonnet, apparaît au XIIIe siècle dans la région de Valence, en Espagne. Au XVIIIe siècle, on le trouve au Portugal dans l’expression teatro de cordel ; enfin, il gagne le Brésil à la fin du XIXe siècle pour désigner toute œuvre littéraire d’origine populaire, exposée à la vente sur une ficelle sur les marchés. Lire à ce sujet La littérature de cordel aide à la lutte contre le travail esclave de Leonardo Sakamoto

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