« Je crois que c’est le fait de Dieu ! »
« Deus cuida de mim », lancé à l’origine en 1999, est un des meilleurs succès de la carrière solo de Kleber. Le pasteur, converti dans une église néopentecôtiste qui prônait l’évangélisme dans les rues par la musique et a fondé par la suite la Soul Igreja Batista, est docteur en Histoire de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro ; sa carrière dans la partie gospel obtient un grand succès qui lui a valu un Grammy Latino en 2013. Ses chansons manifestent leur présence dans un vaste éventail de petites, moyennes et grandes églises évangéliques répandues à travers tout le Brésil.
En 2022, aux antipodes de la cupidité du dit « vote évangéliste », Kleber a fait chorus avec Leonardo Gonçalves [1], un autre chanteur de gospel connu pour sa critique de « l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques et de l’instrumentalisation de la politique pour déterminer un programme religieux ». Le partenariat de Kleber avec Caetano s’insère dans ces discussions qui ont tourné autour des relations entre les évangélistes et la politique, à un moment où celle-ci renouvelle sa place dans l’espace public brésilien.
Pour aller plus loin, lire aussi Le nouveau Brésil évangélique sera un défi pour le gouvernement Lulade Mariama CORREIA pour Agência Pública.
En dehors de cela, Kleber a été un des artistes à se présenter au Festival du Futur [2], pendant l’investiture de Lula.
Disponible sur toutes les plateformes musicales dans la nuit du 4 décembre 2022, le clip de la version la plus récente du succès de Kleber a été lancé pour la première fois dans le Show da Vida, dans le cadre du programme dominical Fantástico [3] , avec une conversation entre eux chez Caetano. Celui-ci y parle du catholicisme de sa famille d’origine, se souvient des neuvaines de sa mère, Dona Canô, à Santo Amaro da Purificação, à Bahia, de sa tendance antireligieuse dans sa jeunesse et de la religion de son fils, Zeca, musicien qui fréquente l’Église Universelle du Royaume de Dieu, variété néopentecôtiste dirigée par le patriarche Edir Macedo. La discussion change quand l’artiste, interrogé sur son inspiration concernant le travail avec Kleber, lâche que ce ne peut être qu’une inspiration divine : « Je crois que c’est le fait de Dieu ! », répond l’artiste de Bahia en souriant, surpris de sa propre déclaration. « Réellement, c’est tout ce que je peux répondre ».
Religion, expressions artistiques et déification du populaire
Dans un reportage de la Folha de São Paulo sur la collaboration du chanteur tropicaliste et du pasteur protestant, Anna Virginia Balloussier [4] reprend une interview que Caetano a donnée en 2011 à la revue Serafina. À propos de ses fils Zeca et Tom qui fréquentent l’Église Universelle, l’artiste a raconté qu’il allait aux cultes pour les accompagner à la guitare et qu’il était bien reçu. Il a alors pensé : « Ma génération a dû rompre avec la religiosité imposée, leur génération doit récupérer la religiosité perdue ».
Né dans les années 1940, Caetano appartient à une génération qui a grandi sous l’hégémonie catholique. Même dans sa ville de Bahia, les religions afro, le kardécisme [5] et le protestantisme historique avaient hérité du catholicisme une sorte de structure matricielle au sein de laquelle les différences étaient combinées sans en perturber ni la logique ni le langage qui les mettait en relation. Or, ses fils Zeca et Tom, nés dans les années 1990, ont connu le néo-pentecôtisme dans une configuration sociale marquée par le pluralisme religieux ; celui-ci fut la conséquence d’un processus de diminution de l’hégémonie catholique et de l’accession des droits humains au rôle auparavant dévolu au catholicisme, jusqu’alors matrice brésilienne de l’idée d’universalisme et d’ordonnateur des différences.
Dans une certaine mesure, Caetano a été sensible aux changements dans la société brésilienne. La veille du lancement de son travail avec Kleber, il a posté sur Twitter qu’il « ne considère pas le Brésil qui dédaigne les pentecôtistes et les néo-pentecôtistes, pour la plupart des pauvres et des noirs, surtout des femmes pauvres noires, qui produisent le genre musical le plus recherché après celui dit du sertão [6] ». D’autre part, Caetano a mis à exécution le mode opératoire tropicaliste, en s’imposant comme intermédiaire et, par conséquent, en approuvant les expressions culturelles proscrites par le « bon goût » des élites culturelles nationales.
Nous pouvons retracer cette trajectoire en nous souvenant des collaborations de Caetano avec le romantisme de Peninha [7], considéré « vulgaire », de son soutien aux chanteuses de funk des favelas de Rio et de son hommage à Marília Mendonça [8] femme du sertão et de l’intérieur, en référence à son travail le plus récent. Des expressions artistiques, y compris la musique, s’étaient déjà montrées efficaces pour construire des ponts esthétiques et commercialisables, en révélant aux élites culturelles nationales le talent, la sensibilité et les inventions d’une fraction de population à laquelle elles étaient étrangères. La nouveauté apportée par le partenariat de Caetano avec Kleber est l’ambition de produire des relations les incitant à reconnaître la religiosité de cet « autrui » inconnu et de la convertir en art.
Il est bien établi que les tensions autour des religiosités traditionnelles et/ou populaires brésiliennes ainsi que les énonciations profanes de notre intellectualisme ont été dans une certaine mesure résolues par l’acculturation du religieux. Quand « l’afro », « l’indigène », « le paysan », « le banlieusard », « l’immigrant », « l’habitant des périphéries » sont considérés comme croyants, ils agissent au nom de leur croyance parce qu’ils ont une culture qui est objet de respect et de sauvegarde.
Depuis la construction initiale du patrimoine artistique et architectonique national autour de l’art baroque catholique, jusqu’aux inscriptions de biens culturels de nature immatérielle à l’Inventaire national des références culturelles, la religion « de l’autre » — généralement dite non moderne — est interprétée par l’État et par une partie de ses élites culturelles comme l’expression d’une majorité populaire qui traduit ses fantaisies selon des ouvrages manufacturés, des musiques, des rites, des savoirs et des façons de faire.
En résumé, l’acculturation de la religiosité de ces « autres natifs » a été possible grâce à l’idée qu’elle ne s’opposait ni à la modernité ni au système. Or, que faire d’une religiosité qui s’autoproclame moderne et intégrée aux modèles en vigueur d’ordre et de convention ?
La version tropicaliste de « Deus cuida de mim » marque un nouveau tournant politique et culturel au Brésil. On sait déjà que les évangélistes sont en train de gagner de la visibilité dans l’espace public national et, d’après les projections du démographe José Eustáquio Diniz Alves, pourraient arriver à dépasser en nombre le contingent qui se déclare catholique. L’heure serait donc venue de reconnaître les évangélistes en tant qu’acteurs culturels, tout aussi capables de traduire l’âme populaire en biens artistiques.
À travers leur partenariat, Kleber et Caetano se propulsent comme inventeurs de cette réalisation. Pour traduire l’âme populaire d’un Brésil qui se reconstitue multiple, ils utilisent un langage où les émotions, qu’elles soient prosaïques, associées à l’ordre du social et du matériel, qu’elles soient sublimes, associées à l’immatériel et au métaphysique, acquièrent une forme reconnaissable par les intellectuels nationaux comme religion et comme art. Ainsi, ils adaptent la musique gospel aux normes de la modernité nationale, en mettant fin à la perception des évangélistes comme une menace contre la société sécularisée, qui aurait émergé à parts égales du processus d’acculturation du catholicisme et de la laïcisation de l’État.