Le Brésil vu par le fondamentalisme évangélique

 | Par Andre Castro

Par André Castro, Blog da Boitempo
Publié le 20/02/2025
Traduction : Bertrand Carreau
Relecture : Roger Guilloux

Il est 5 heures de l’après-midi. Il fait soleil et très chaud à Santo Antônio de Jesus, Bahia. Sur l’avenue qui traverse la ville, un groupe de quatre personnes célèbrent un culte. Une guitare, un microphone et un haut-parleur sont les accessoires qui rendent l’événement possible. Ils prient sur la petite place, non pas parce qu’ils n’ont pas leur propre lieu de culte, mais dans un esprit missionnaire. Leurs chants, leurs prédications, leur manière d’aborder les passants, sont destinés à annoncer un message. Ce message, qu’ils présentent comme une nouvelle, annonce que la vie dans ce monde est comme une mort, et que le salut se trouve dans la conversion à l’Évangile et dans la participation qui en découle à la vie de l’Eglise, qui est la communauté des saints.

Ces évangélistes de rue appellent le lieu où ils annoncent leur message un « champ de mission », c’est-à-dire que c’est le lieu où l’évangélisation, la proclamation du message de foi, doit être faite. Le message doit être annoncé parce que les gens doivent se convertir. Quand ils deviennent membres de l’Eglise, les croyants cessent d’appartenir au monde – « le champ de mission » - et deviennent membres de la communauté des croyants. Rachetés, c’est-à-dire purifiés des malheurs de la vie d’ici-bas (le péché), ils commencent déjà à vivre l’éternité dans leur vie. Se convertir, c’est cesser d’être la cible de l’action missionnaire pour devenir un acteur de cette action missionnaire. En termes théologiques, sortir du monde, c’est être racheté par le sang de Jésus. Le devoir de ceux qui ont été rachetés est de participer à l’action missionnaire et de faire en sorte que davantage de personnes aient connaissance de la vérité de la rédemption.

Ils participent donc à l’action de Dieu dans le monde. Et plus ils annoncent la vérité de l’Évangile, plus le retour de Jésus, la rédemption de l’univers – c’est-à-dire, en termes théologiques, la fin des temps- se rapprochent. Même si l’on croit que la fin des temps est proche, généralement on ne croit pas qu’elle soit déjà arrivée. Il y a un débat interne sur la « bonne façon » de comprendre ce qu’est la fin des temps. Le rôle de l’Eglise ne serait pas d’abandonner le monde à son malheur, mais de progresser dans l’action missionnaire afin que, si possible, l’action de Dieu dans le monde culmine par un renouveau. L’action missionnaire chez les évangéliques est organisée autour de l’idée que s’ils offrent leur vie pour le Royaume de Dieu, ils peuvent connaitre un renouveau de vie.

Le mot n’est pas très compliqué : renouveler, rendre plus vivant, plus fort et plus intense. Par-dessus tout, le renouveau, c’est une annonce. Le renouveau ne peut se produire que lorsque nous sommes totalement dépouillés de nous-mêmes et livrés aux désirs de Dieu, à ses desseins, qui sont la proclamation de l’Évangile au-delà des frontières. C’est annoncer une bonne nouvelle à l’Autre. L’esprit évangélique présuppose l’existence d’un espace, géographique ou social, où il est possible de vivre le moment où Dieu se manifeste – le kairos – afin que sa volonté et sa souveraineté soient vénérées. Si le renouveau présuppose un don de soi, il aboutit à une transformation de la réalité sociale. Le lieu où l’action missionnaire est accomplie – selon la volonté de Dieu - est l’extérieur, l’au-delà des frontières.

Bien que les évangéliques soient arrivés avec leurs missions sur des terres brésiliennes avant la fin du XIXe siècle, jusqu’aux années 90 il n’y avait pas de communauté évangélique au Brésil. Il y avait des églises pentecôtistes de différents courants, qui apparaissaient spontanément, et des églises historiques, telles que les baptistes, les méthodistes et les presbytériens. Deux camps en rébellion et prêts à lutter plus fortement encore contre le catholicisme. Presque tous les évangéliques vivant à la campagne ont entendu raconter que des frères de leur confession auraient été expulsés d’une petite ville par des prêtres qui n’y acceptaient pas les évangéliques. Vérité ou mensonge, peu importe, les évangéliques ne se sont jamais sentis chez eux au Brésil.

Des pèlerins en terre étrangère, sans place dans la Société. Le débarquement de la religion américaine a mis du temps à produire ses propres effets. Après tout, toutes sortes de symboles et d’idées qui structurent la pensée évangélique étaient étroitement liés à l’histoire des États-Unis ; ils en faisaient partie et, loin de leur environnement d’origine, ces idées ne signifiaient plus les mêmes choses ici. Alors que les idées américaines ont commencaient à acquérir leur propre signification au Brésil, l’idée d’un renouveau s’est formée. C’est la clé qui permet de comprendre l’expérience de la foi dans le contexte brésilien, qui est manifeste dans la production culturelle :

« Ce qui s’est passé dans les années 90 au Brésil, c’est une explosion du gospel en tant que mouvement culturel religieux, et d’un mode de vie évangélique, avec des effets sur la pratique religieuse et sur le comportement quotidien. On a commencé à constater des pratiques religieuses insérées dans les contextes socioculturels les plus variés, qui ont produit un mouvement évangélique homogène, ce qui n’était pas planifié, et qui est sans précédent dans l’histoire du protestantisme au Brésil. Ces pratiques religieuses s’expriment dans la musique, dans la consommation et dans le divertissement. » [1]

Et ce changement n’a pas été mince. Si, dans les années 1930-40, les évangéliques condamnaient le nationalisme et la défense de la patrie et les taxaient d’idolâtrie, on assiste maintenant à des marches en faveur de cette même patrie, des marches qui connaissent un renouveau. [2] En 1994, des marches pour Jésus ont commencé, montrant au grand jour que cette communauté supposée existait bien, alors que les fidèles défilaient sous le commandement de leur général. Pour Raquel Sant’Ana, la Marche pour Jésus est un événement qui ressemble à une guerre, en particulier à une « guerre de conquête ». L’« Armée de Dieu » se constitue autour d’une altérité radicale et d’une guerre spirituelle. La bataille spirituelle est essentielle pour construire l’unité du peuple de Dieu, elle oppose le monde et l’Eglise évangélique. Ceux qui font partie de l’Eglise et qui, en se convertissant, ont quitté le chemin du monde, doivent être attentifs et vigilants pour ne pas être détruits par les armes dont dispose le diable dans le monde. C’est unis qu’ils mènent leur bataille. Cette union s’exprime par des actions stratégiques en divers lieux, comme le culte en plein air que nous avons raconté au début de ce texte. C’est en étant unis que les évangéliques agissent en faveur de Jésus. [3] Cette frontière autour de laquelle l’action des missionnaires s’organisait autrefois est tracée à nouveau, mais elle ne fait plus référence à la frontière géographique, mais à l’appartenance ou non à la communauté évangélique, qu’il s’agisse des pentecôtistes ou des églises protestantes historiques.

Curieusement, cela s’est produit au moment même où nos esprits les plus critiques ont commencé à se rendre compte que l’idée même d’un Brésil confiant dans son avenir appartenait au passé [4] et qu’étaient mensongères les promesses d’intégration sociale qui donnaient un sens à cette projection dans le futur – après tout, comme ces mêmes critiques l’ont déjà vérifié, ce Brésil a toujours été une fiction. Une fiction qui, cependant, s’est justifiée pendant longtemps et qui donnait tout son sens au processus de modernisation. Quoi qu’il en soit, le Brésil qu’on présente au Christ n’est rien d’autre qu’une énième image du Brésil. Mais aujourd’hui, la réalité que cette image projette ne va pas dans le sens de la construction de la nation, mais dans le sens de sa déconstruction. Sur l’autre rive, à la ligne de démarcation, se trouvent la plupart des évangéliques : des femmes noires qui travaillent, qui font subsister leur famille avec un revenu ne dépassant pas trois salaires minimums, et qui fréquentent de petites églises comptant moins de 200 membres. [5] Ce sont ces personnes qui rêvent tout éveillées d’un Brésil renouvelé. Il n’est pas exagéré de noter que c’est précisément cet espoir d’un Brésil soumis à Jésus - et donc renouvelé – que décrivait l’ancienne première dame [6] pendant la campagne électorale perdue de 2022 : nous sommes un pays plein de promesses qui s’accompliront, et nous ferons tout ce -qui est nécessaire pour que la volonté de Dieu advienne ici [7]. Ce n’est pas elle qui a créé – et c’est important – ce sentiment évangélique. Cette renaissance du Brésil, qui sous-tend le discours de l’ancienne première dame, est devenue une réalité dans les années 1990, lorsque les évangéliques ont commencé à se rendre compte de leur multiplication rapide et ont ainsi commencé à réaliser qu’il se passait quelque chose : Dieu était en train d’agir, il se produisait une renaissance. Ce renouveau est là, dans l’expérience de la foi de ceux qui s’appellent frères. Ils transforment en une réalité la vérité en laquelle ils croient, et font que la réalité ressemble beaucoup à ce à quoi ils croient.

Cette réalité est celle d’un monde brisé et détruit, sur le point de s’effondrer. Ils n’y voient d’issue que dans sa destruction complète, c’est clair, mais au moins ils y voient une issue. Alors que nos yeux restent figés sur le prochain gouvernement ou sur le budget de l’État (et sur son plafond de dépenses), là-bas, aux fins fonds des grandes villes et dans les recoins des provinces, on proclame la rédemption nationale, sa renaissance. Elle commence au fond du cœur de chacun : « Quand nous nous dépouillerons et mettrons en Dieu tout ce que nous possédons, alors nous nous embraserons ». C’est tout cela, et un peu plus, qui donne du poids au sentiment évangélique d’un Brésil renouvelé, qui donne un sens à l’espérance de ces Brésiliens qui offrent tout ce qu’ils ont et vivent avec cette certitude que quelque chose va se passer. Le feu doit brûler dans le monde, comme il brûle dans leurs cœurs.

Bienvenue au Brésil renouvelé.

Voir en ligne : Article original en portugais

[1Choula, Magali do Nascimento. Un vin nouveau vin de vieilles outres. Un regard communiel sur l’explosion du gospel dans le paysage évangélique au Brésil. Thèse (doctorat en communication). São Paulo : Université de São Paulo, São Paulo, 2004, p. 144.

[2Nous faisons référence aux publications du Messager de la paix, le journal officiel de l’Assemblée de Dieu, qui a commencé à être publié dans les années 30 et le reste jusqu’à ce jour. Il est possible d’accéder aux textes les plus anciens par le biais d’une bibliothèque fournie par le Réseau latino-américain d’études pentecôtistes (RELEP). Pour une analyse du Messager de la paix dans le contexte de sa transition de l’ascétisme à l’éthique politique, consultez XAVIER, Liniker Henrique ; CORREA, Marina Aparecida Oliveira dos Santos. Dictature, démocratie et foi au pays de la morale et des bonnes manières : les A.D. et le Messager de la paix. São Paulo : Recriar, 2021.

[3SANT’ANA, Raquel. La nation dont Dieu est le Seigneur : la guerre, la politique et la religion des marches pour Jésus. Rio de Janeiro : Editora Telha, 2024.

[4Prenons l’exemple de la prose de Paulo Arantes : dans Zéro à gauche (2004) et dans l’Extinction (Boitempo, 2007), est exposé la fin d’un programme, d’une attente, qui se transformera en une interprétation socio-historique dans The New Time of the World (Boitempo, 2014).

[5BALLHOUSSIER, Anna Virginia. Les femmes noires sont majoritaires dans les églises évangéliques de Sao Paulo, selon les recherches de Datafolha. Folha de S.Paulo, 20 juillet 2024. Édition papier. Accès le : 13 janv. 2025.

[6Michelle Bolsonaro

[7CASTRO, André. La lutte qui est dans les dieux : de la théologie de la libération à l’extrême droite évangélique. Rio de Janeiro : Editora Machado, 2024. En particulier, l’essai « C’est le roi qui gouverne cette nation », dans lequel je fais une interprétation des discours de Michelle Bolsonaro.

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