Le Brésil va-t-il abandonner la lutte contre le travail esclave ?

 | Par Leonardo Sakamoto

Source : Reporter Brasil - 24/04/2015
Traduction pour Autres Brésils : Rogério FREIJO
(Relecture : Zita FERNANDES)

La Commission de l’Agriculture, de l’Élevage, de l’Approvisionnement et du Développement Rural de la Chambre des Députés a approuvé une proposition qui altère le concept contemporain de travail esclave, facilitant la vie de ceux qui y ont recours. Le projet de loi 3842/12, présenté par le député fédéral Moreira Mendes (PSD-RO), exclut les conditions dégradantes et les journées épuisantes de l’article 149 du Code Pénal, qui traite du sujet.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Dans quel contexte s’inscrit cette proposition ?

Outre les conseils parlementaires qui suivent les changements législatifs en ce qui concerne le combat contre le travail esclave, des mouvements et des organisations sociales s’attendaient déjà à l’approbation du projet par cette commission – dominée par les parlementaires « ruralistes » [1] – depuis la fin de l’année dernière. Le projet a été reporté autant que possible, mais a finalement été approuvé.

Le projet devra encore être discuté dans les commissions du Travail, de l’Administration et du Service Public, de la Constitution, de la Justice et de la Citoyenneté, avant de passer devant l’Assemblée plénière. Autrement dit, cela va encore prendre du temps.

Mais ce projet est encore un indice que l’actuelle législature du Congrès national sert plus aux patrons qu’aux travailleurs.

Et pourtant, ce texte n’est pas le seul dirigé par le Congrès ayant pour objectif de limiter le concept de travail esclave. Ni le seul risque. Une autre projet en cours vise a élargir la pratique de l’externalisation légale, un coup dur dans le processus d’éradication de ce crime. Si le changement du concept de travail esclave et l’élargissement de l’externalisation sont approuvés, c’est la fin de l’effectivité du système créé pour combattre l’esclavage au Brésil.

Travailleur sauvé dans un atelier de couture à São Paulo

Réduction du concept – Il y au moins trois projets semblables en cours, au Congrès National, pour limiter le concept de travail esclave. Il y a d’abord ce qui a été approuvé par la Commission de l’Agriculture et de l’Élevage, mentionné auparavant. Voici les deux autres : le projet de mise à jour du Code Pénal, proposé par les sénateurs Blairo Maggi (PR-MT) et Luiz Henrique da Silveira (PMDB-SC) et le projet qui règle l’amendement 81 (ancien PEC [2] du travail esclave, qui prévoit la confiscation de propriétés où il y a du travail esclave et sa destination à la réforme agraire ou à l’usage comme habitation urbaine) suggéré par le député Romero Juca (PMDB-RR).

Ils veulent tous exclure les conditions dégradantes et les journées épuisantes du concept de travail esclave.

Actuellement au Brésil, on a quatre éléments qui définissent l’esclavage contemporain : le travail forcé, la servitude pour dettes, les conditions avilissantes (travail sans aucune dignité, qui met en risque la santé et la vie du travailleur) et les journées épuisantes (l’épuisement total du travailleur à cause de l’intensité de l’exploitation, ce qui met également en risque sa vie).

Les parlementaires ruralistes disent qu’il est difficile de conceptualiser ces deux derniers éléments, ce qui produit une « insécurité juridique ». D’après eux, les conditions dans lesquelles se trouvent les travailleurs, aussi indignes soit-elles, ne comptent pas dans la définition du travail esclave ; seul compte le fait qu’ils soient maintenus prisonniers ou pas.

Des compétences juridiques, des tribunaux et des cours supérieures utilisent l’actuel définition de cet article. A travers les décisions de la majorité des ministres de la Cour Suprême, il est évident qu’ils comprennent quels sont ces éléments – si bien qu’ils ont déjà reçu des plaintes de députés et de sénateurs pour ces crimes. L’Organisation Internationale du Travail encourage l’application de ce concept.

Cependant certains politiciens affirment couramment que les inspecteurs du travail considèrent comme de l’esclavage les petites distances entre les couchettes, l’épaisseur des matelas et l’absence de gobelet en plastique.

Ce qui n’est pas vrai. Après tout, toute inspection du gouvernement est obligée d’appliquer des amendes pour tous les problèmes rencontrés. Mais ce ne sont pas ces infractions qui constituent le travail esclave.

Dès que j’entends ce blablabla, je fais une rapide recherche auprès du Ministère du Travail et de l’Emploi (disponible à tous) et je découvre des dizaines d’autres infractions que l’employeur en question a reçu et qui montrent le manque total de respect envers des êtres humains : des travailleurs qui partageaient l’eau avec le bétail, qui étaient obligés de chasser pour pouvoir manger de la viande, qui vivaient dans des bicoques de paille sous les tempêtes amazoniennes, qui tombaient malades ou encore qui perdaient des parties de leurs corps et qui étaient abandonnés tout seuls, parmi tant d’autres histoires que j’ai pu suivre dans plus d’une dizaine d’opérations de libération d’esclaves auxquelles j’ai participé depuis 2001.

Suite à l’approbation, l’an dernier, de la loi sur la confiscation des biens, après 19 ans de procédures, les parlementaires ruralistes ont commencé à agir pour assouplir le concept. En d’autres termes : c’est être pour la punition des assassinats... dès lors qu’il sont commis entre 12h et 19h, avec une arme blanche et avec le déguisement de Bozo le clown.

C’est-à-dire, de ne condamner que ceux qui utilisent le pilori, des fouets et des menottes, étant donné que les temps ont changés, que l’esclavage a aussi changé et que les mécanismes modernes d’esclavage adoptés aujourd’hui sont bien plus subtils. Ils favorisent ainsi, l’insécurité juridique dans la campagne et dans les villes, en créant du chaos auprès des producteurs qui suivent les lois et qui savent bien ce qu’ils doivent et ce qu’ils ne doivent pas faire.

En conséquence de la modification du concept, des milliers de personnes qui pourraient être considérées aujourd’hui comme esclaves modernes, vont devenir invisibles. Nous allons résoudre le problème en lui donnant un autre nom.

Un inspecteur du travail prend le témoignage de personnes ayant été sauvées d’une situation de travail esclave dans l’état du Pará.

Manque de transparence – Durant les vacances de fin d’année, le ministre Ricardo Lewandowski a garantit, l’an dernier, à l’Association Brésilienne des Entreprises Immobilières (Abrainc), la suspension de la “liste noire” du travail esclave. L’entité a discuté la constitutionnalité du registre, en affirmant, parmi d’autres arguments, qu’il devrait être géré par une loi spécifique et non pas par un arrêté interministériel, comme c’est le cas aujourd’hui.

Les noms restaient dans cette “liste noire” au moins deux ans, période durant laquelle l’employeur devrait corriger tout ce qu’il fallait pour que le problème ne se reproduise plus et payer les dettes dues au pouvoir public. Suite à la suspension, une mise à jour du rapport, qui était sensée être divulguée le 30 décembre, a été bloquée.

Après la suspension du registre, la Banque Nationale du Développement Économique et Social (BNDES) et la Caisse Économique Fédérale, qui l’utilisait avant d’achever de nouvelles négociations, ont arrêté de vérifier les cas de travail esclave.

D’autres banques privées et des entreprises ont démontré leur préoccupation au Ministère du Travail et de l’Emploi quant à la nécessite de rétablir la “liste noire” afin de garantir l’analyse de crédit et permettre la formalisation de nouvelles affaires, sans risques.

L’information libre est fondamentale pour que les entreprises et d’autres institutions développent leurs politiques de gestion de risques et de responsabilité sociale corporative. L’arrêté qui réglait la “liste noire” désormais révoquée, n’obligeait pas le secteur privé à prendre des mesures, il ne faisait que garantir la transparence. Surtout pas sur les relations ici exposées. Ce ne sont que des sources d’information par rapport à l’inspection du pouvoir public.

La transparence est fondamentale au bon fonctionnement du marché. Si une entreprise ne divulgue pas ses charges salariales, sociales et environnementales, elle dissimule de l’information pertinente, qui peut être examinée par un investisseur, un financier ou un partenaire commercial au moment des affaires.

Depuis 2003, ce registre public, qui rassemble les employeurs pris en flagrant délit par le Ministère du travail et de l’Emploi, est l’un des grands outils dans le combat contre l’esclavage. Il garantit au marché, de la transparence et des informations pour que des entreprises nationales et internationales gèrent les risques de leurs affaires, et, par conséquent, protège le travailleur.

Contrairement à une pensée un peu plus étroite, la “liste noire” est une manière de protéger notre économie. Dépourvu de cela, les gouvernements étrangers qui envisagent la création de barrières commerciales non tarifaires, sous des prétendues justifications sociales, réussiront leurs projets. Dans le passé, des ventes brésiliennes ont déjà été sauvegardées par la liste noire, quand on a pu prouvé que les marchandises n’avaient pas été produites par le travail esclave. Sans elle, faites attention messieurs les exportateurs !

Le 31 mars, le gouvernement fédéral a annoncé l’édition d’un nouvel arrêté interministériel, récréant le registre des employeurs pris en flagrant délit d’utilisation de travail analogue à l’esclavage, utilisant la Loi de l’Accès à l’Information comme soutien légal. En mars, ce blog est parvenu, en s’appuyant sur la Loi d’Accès à l’Information, à publier une copie de ce que serait la "liste noire" si elle n’avait pas été suspendue, montrant ainsi un moyen de rendre ces données publiques. La reprise de la “liste noire” a été célébrée par tous ceux qui ont suivis la cérémonie publique consacrée à la sortie du nouvel arrêté, qui rassembla le Ministère du Travail et de l’Emploi et le Secrétariat des Droits de l’Homme de la Présidence de la République.

Et pourtant, elle n’a pas encore été divulguée, malgré la promesse de le faire dans la semaine qui suivrait le nouvel arrêté. En dépit du fait que ce blog ait vérifié l’existence d’une liste, prête à être divulguée, le cabinet du ministre du Travail et de l’Emploi, Manoel Dias, a informé qu’il n’y avait pas de délai pour son application.

Zone de déforestation où se trouvaient les rescapés du travail esclave en Amazonie.

Le coup de l’externalisation – Si le projet visant à amplifier l’externalisation, qui a été approuvé par la Chambre des Députés, venait à être approuvé également par le Senat et sanctionné par Dilma Roussef, ce serait alors, une gigantesque défaite dans le combat contre le travail esclave.

Des cas célèbres de flagrants délits de travail esclave sont apparus à la suite des problèmes d’externalisations illégales et le gouvernement fédéral ainsi que le Ministère Public du Travail ont pu rendre, les grandes entreprises, responsables de ces abus. On a considéré qu’il y avait des responsabilités partagées lorsque l’externalisation constituait l’activité principale d’une entreprise.

L’approbation de cette proposition facilite l’entrepreneur malhonnête qui crée une organisation de façade pour que son recruteur de main-d’oeuvre emploie des travailleurs à la récolte, par exemple. Les dénommés “coopergatos” (organisations de façade crées afin de faciliter l’évasion fiscale) vont se multiplier et le niveau de protection des travailleurs tombera.

De cette manière, l’entrepreneur se débarrasse des droits travaillistes, qui ne seront plus jamais payés par le “gato” (le recruteur) – presque toujours, aussi pauvre que les travailleurs. Il affirmera qu’il surveille l’entreprise du “gato” et qu’il sait bien qu’elle n’arrive pas à respecter la collecte d’impôt. En suite, il va suggérer au travailleur de ne pas se plaindre – dans le cas où le travailleur connaîtrait ses droits.

Ainsi, les agriculteurs améliorent leur compétitivité et rivalisent avec les marchés interne et externe, en ayant un bon profit, ce qui chez nous est plus sacré que tous les saints et orishas.

Dans les villes, cela facilite beaucoup l’existence d’ateliers de couture qui emploient des travailleurs dans des conditions avilissantes ou analogues à l’esclavage, où la plupart des gens sont des immigrants latins, pauvres, qui produisent pour les citoyens brésiliens. Des ateliers qui, souvent, sont crées seulement pour que les grands magasins ne s’occupent pas des responsabilités liées aux frais travaillistes. Vous ne voyez pas l’esclave déguisé comme tel, mais il est toujours là.

Un travailleur libéré montre l’eau qu’il buvait, sa main blessée faute de gants pour l’application de pesticide et le doigt qu’il a perdu dans la production.

Responsabilité du pouvoir public – La politique brésilienne contre le travail esclave atteint deux décennies en mai 2015. Crée par Fernando Henrique Cardoso (qui eut le courage de reconnaître devant les Nations Unies la persistance de formes contemporaines d’esclavage chez nous), élevée à la condition d’exemple international par Lula (qui augmenta les mécanismes de combat contre ce crime) et conservée (jusqu’à présent) par Dilma, c’est une politique d’État et non pas d’un gouvernement – ce qui est rare au Brésil. Il y a des personnes compétentes dans des partis comme le PT et PSDB, qui consacrent leur vie à cette cause.

Près de 50 mille personnes ont été sauvées depuis 1995. Des millions de réals en condamnations et accords travaillistes ont été payés. Des centaines d’entreprises ont adhéré au Pacte National pour l’Éradication du Travail Esclave, en s’engagent à ne plus négocier avec ceux qui utilisent ce crime. Nous avons un plan national d’éradication du travail esclave et aussi des états et des villes engagés au niveau régional. Le problème n’est plus compris comme quelque chose d’exclusivement lié à l’Amazonie et des actions de sauvetage ont été réalisées dans des ateliers de couture et des chantiers de construction, dans les grandes villes. Des programmes de prévention ont été mis en oeuvre avec des jeunes qui n’avaient pas encore l’âge pour travailler et aussi avec des adultes sauvés.

Des libérations de travailleurs sont toujours en marche, des actions civiles, publiques et collectives, aussi bien que des actions criminelles.

Grâce à cette politique, le Brésil est considéré comme une référence dans les forums internationaux et dans le système des Nations Unies.

Mais tout cela peut perdre son efficacité, surtout avec l’approbation des secteurs du gouvernement.

Dans les couloirs du Palais du Planalto (palais présidentiel) et de l’Esplanade des ministres, par exemple, il y a ceux qui défendent, confidentiellement, qu’il vaudrait mieux laisser le concept de travail esclave reculer, annuler la “liste noire” et permettre l’externalisation de toutes les activités d’une entreprise, parce que l’actuelle situation pose des problèmes aux secteurs économiques.

Tout ça va à l’encontre d’une excuse souvent entendu à Brasilia : “ah, mais c’est pas facile avec ce Congrès là !”. Contrairement à ce que défendent les nombreux partisans fidèles au PT, le problème n’est pas seulement lié au Parlement, mais bien aux dirigeants du Pouvoir Exécutif qui font ou ne font pas le nécessaire, afin que le Brésil continue à être considéré comme une référence dans la lutte contre ce crime.

Dilma a signé la Charte d’Engagement contre le Travail Esclave, document de la Commission Nationale pour l’Éradication du Travail Esclave, avec la promesse de préserver et améliorer une telle politique. Mais il faut qu’elle travaille à fond dans l’articulation du Congrès National (et là je parle d’un effort consistant) et qu’elle freine une partie des membres de son entourage, qui font de l’opposition au sein du propre parti. Sans quoi, elle ira ajouter des nouveaux échecs dans sa liste des fraudes électorales.

Notes de la traduction :

[1Ruralistes  : Groupe qui représente les intérêts des exploitants agricoles et de l’agro-business et qui constitue le principal groupe au congrès avec environ 40 % des parlementaires

[2PEC  : Projet d’Amendement à la Constitution

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