Photo : Outras Palavras
Toute défaite importante est déconcertante mais certains éléments ont amplifié la sensation d’impuissance au cours de ces longs mois durant lesquels s’est éternisé ce coup d’Etat. Comment un Parlement discrédité, des médias anachroniques et un patronat décadent ont-ils pu gagner ? Qu’est devenu ce long effort de dénonciation et de conscientisation des exactions de la dictature militaire ? Pourquoi une société impliquée dans autant de processus d’auto-transformation s’est-elle agenouillée devant des députés et des sénateurs qui, de manière répétée, ont étalé leur débilité morale et intellectuelle ?
Et que va-t-il se produire maintenant ? Une longue nuit de régression et de terreur comme celle qui s’est produite au début du coup d’Etat de 64 ? La destruction, tambour battant, des conquêtes obtenues avec difficulté depuis la Constitution de 1988 ? L’emprisonnement de Lula ? L’annulation des élections présidentielles de 2018 et la consolidation du coup d’Etat ? La remise en cause radicale de rêves entretenus par beaucoup en 2013 [1] et la mort prématurée de programmes destinés à une société s’organisant autour du bien commun ?
Les hypothèses qui suivent sont, j’en suis conscient, très fragiles. Elles ont été élaborées dans le tumulte et la commotion de ces derniers jours quand se rapprochaient ce que certains entrevoyaient – et ils avaient pleinement raison – comme les derniers râles de la Nouvelle République [2]. Nos hypothèses cherchent cependant à dépouiller ce coup de ce qu’il a de plus solide : l’aura de pouvoir mystérieux construite sur la faiblesse de notre débat public, aussi bien dans les médias traditionnels que dans ceux qui se refusent à voir les limites et les contradictions du projet mis en place par Lula et qui vient d’être brutalement rejeté.
Ce coup d’Etat n’a pas été seulement le fait d’une intrigue de palais. Une combinaison particulière de facteurs a conduit la société à voir un espoir en ceux qui sont ses bourreaux. Le gouvernement Temer va rapidement perdre son crédit mais il ne sera pas possible de le faire tomber à coup de « Temer démission ! » . Accuser moralement les oppresseurs et ceux qui en ont été complices peut être mobilisateur d’un point de vue personnel mais cela est vain. Déconstruire ce coup d’Etat et, plus important encore, réarticuler un projet de critique et de transformation sociale demandera le lourd effort de comprendre les faiblesses qui ont conduit à cet échec et de trouver les chemins qui permettront de l’inverser. Espérons que les hypothèses qui suivent y contribuent.
1. La fin de la Nouvelle République peut être le nouveau départ pour de grands débats
Il est peut-être trop tôt pour affirmer comme l’ont fait, avant tout le monde, les politologues Leonardo Avritzer et Marcos Nobre, que la destitution de Dilma Rousseff marque « la fin de la Nouvelle République ». Les temps difficiles sont marqués par des retournements, la situation du Brésil risque de devenir très instable au cours des années qui viennent. Et une tentative antérieure (sous la présidence de Collor de Mello) de rompre le pacte conclu, suite à la chute négociée de la dictature, a rapidement échoué. Cependant, la définition d’Avritzer et Nobre capte bien ce mouvement qui a conduit au coup d’Etat.
Les classes conservatrices ont rompu la conciliation concoctée lors de l’élection de Tancredo et de Sarney [3]. Celle-ci avait ouvert le chemin menant à des avancées civilisatrices et à la reconnaissance de droits sociaux revendiqués lors des luttes contre le projet des militaires et pleinement reconnus, par la suite, par la Constitution de 1988. En même temps cependant, cette conciliation maintenait, en son essence, les privilèges, les inégalités et les retards structurels du Brésil ainsi que la concentration du patrimoine, de la terre et des revenus - privilèges hérités de l’époque coloniale. Elle maintenait la ségrégation urbaine qui reproduit dans les périphéries les senzalas [4](ou quilombos), la vocation d’une économie orientée vers l’exportation des matières premières, un pouvoir politique qui ne reconnaît que du bout des lèvres les élections directes, le pouvoir législatif étant toujours contrôlé par des élites qui se comportent en gardiens de ces privilèges.
Les classes conservatrices ont rompu le pacte essentiellement pour deux raisons. Leurs préjugés ataviques ne leur ont pas permis de percevoir que l’accord proposé par la politique de Lula était une opportunité rare de maintenir stable pour une longue période un statu quo qui leur était amplement favorable. En cela, elles se sont montrées beaucoup plus arriérées que la social-démocratie européenne après la deuxième guerre mondiale mais également que les blancs de l’Afrique du Sud post-Mandela.
Mais l’analyse des causes qui ont conduit à ce coup d’Etat serait incomplète et inexacte si l’on ne prenait pas en compte également le scénario international adverse. Depuis la crise de 2008, une tentative de restauration conservatrice est en cours au niveau politique et géopolitique. Elle vise à restaurer l’imposition des logiques néolibérales (contestées un court moment dans la première décennie de ce siècle) et rétablir l’hégémonie des Etats-Unis et de l’Union Européenne (hégémonie en partie érodée par l’émergence de la Chine, le repositionnement de la Russie et jusqu’à il y a peu de temps, par la contestation d’une partie de l’Amérique du Sud).
Cette tentative de restauration, extrêmement agressive, ne reconnait pas les limites jusqu’ici imposées par la démocratie, les droits humains ni même par les valeurs humanitaires. Elle s’est traduite, en Amérique du Sud, par l’appui nord-américain – abondamment documenté – aux coups d’Etat au Honduras et au Paraguay. Elle implique l’établissement d’une vigilance généralisée de l’Internet, la neutralisation du potentiel de contestation, la persécution implacable de ceux qui veulent la renforcer (comme dans les cas de Julian Assange, Aron Schwarz, Edward Snowden ou Chelsea Manning). Elle implique également le soutien de Washington à des gouvernements composés de partis ouvertement nazis et très actifs (comme en Ukraine) dans la mesure où ces gouvernements sont disposés à affronter des « ennemis » supposés, tels que la Russie. Elle inclut la destruction d’Etats nationaux et la création de scénarios chaotiques dans des pays comme l’Iraq, le Pakistan, la Lybie, le Yémen.
Toute tentative de compréhension du coup d’Etat brésilien qui ne prendrait pas en compte ce facteur externe serait infructueuse et contre-productive. Elle ne permettrait pas de comprendre pourquoi le New York Times et Le Monde condamnent d’une manière rhétorique la destitution de Dilma alors que les investisseurs internationaux et les agences de notation de risques l’accueillent très favorablement.
Plus important encore, ne pas percevoir les causes internationales qui ont impulsé ce coup nous écarterait d’une formidable opportunité. L’offensive conservatrice globale est extrêmement vulnérable. Si elle a réduit les anciennes institutions démocratiques à l’état de fantoches, elle a suscité dans le monde entier, le désir d’un dépassement graduel du concept de représentation et d’une réinvention de la démocratie. En phase avec ce sentiment, vaincre ce coup d’Etat ne signifie pas restaurer la présidence de Dilma (mouvement Volta querida [5] !) mais dénoncer le Congrès et lutter en faveur d’une vaste réforme politique. Sommes-nous disposés à cela ?