Comment le Brésil en est-il arrivé là ?
Comme explique l’historien Marcos Napolitano dans « La crise brésilienne, dans une perspective historique », la situation regroupe au moins deux dimensions qui s’entrecroisent pour aboutir à l’actuel scénario : la dimension politico-idéologique et la dimension économique.
Le modèle de gouvernance brésilien mis en place à partir de 1985, année du retour de la démocratie dans le pays, est un « présidentialisme de coalition » hybride, qui fait dépendre la victoire aux élections d’une coalition de l’exécutif (présidence) et du législatif (Assemblée). Ce modèle est basé sur la formation d’un gouvernement de coalition avec plusieurs partis qui contrôlent les ministères et les fonds publics en échange de leur soutien au gouvernement à l’Assemblée législative
Ce système politique complexe se traduit par la nécessité d’adaptations importantes pour soutenir la dite « gouvernabilité » puisque le parti au pouvoir doit négocier en permanence avec des partis idéologiquement éloignés suite à des alliances parfois improbables. C’est dans cette configuration que s’inscrivent Lula et son Parti des travailleurs (PT) dès leur arrivée au pouvoir en 2003.
Sur le plan économique, selon Pierre Salama, un pacte similaire se met en place : l’augmentation réelle du salaire minimum et les transferts monétaires conditionnés (« bourse famille ») sont allés de pair avec une réorientation du crédit subventionné vers les grandes entreprises et des alliances organiques avec de grands entrepreneurs. Enfin, la hausse du cours des matières premières et l’augmentation des volumes exportés ont permis une croissance plus élevée que dans les années 1990, mais elles ont également amené le pays vers un retour au secteur primaire sans industrialisation de l’économique.
Dans l’ensemble, tant que le « nouveau pacte social » de Lula entre les travailleurs, les élus et les entrepreneurs était soutenu par les besoins de grands acheteurs internationaux, comme la Chine, celui-ci a réussi à imposer une série de mesures favorables au droit des plus démunis (dont la sortie de 36 millions de personnes de la pauvreté extrême [1]. Or, face à la crise mondiale qui a explosé en 2008, aggravée au Brésil en 2013, le PT ne parvient à proposer aucune orientation.
Dans ce contexte, la tolérance des grandes entreprises et des partis de droite envers le PT disparaît. Ils font pression pour un virage encore plus à droite du gouvernement, et le PT se plie à ses adversaires, adoptant une politique d’austérité qui retombe sur les classes populaires, malgré une victoire à l’élection présidentielle de 2014 avec un programme de propositions de gauche [2].
Coup d’État institutionnel : instauration et acteurs
L’abandon par le gouvernement des politiques économiques « néo-développementistes » au profit d’un programme d’austérité à forte empreinte néo-libérale à partir du deuxième mandat de Dilma Rousseff (comme le signale le dirigeant du Mouvement des sans terre João Pedro Stedile), n’a pas suffit ni à calmer les animosités du « marché », ni à regrouper de nouveau la « base des alliés ». Au contraire, la chute de sa popularité découle de l’application d’une politique différente de ses discours de campagne qui a abouti à une convergence de courants désireux de la renverser.
En mars l’offensive est lancée par l’opposition de droite, unie à certains partis appartenant à la coalition gouvernementale, qui profitent de l’opération Lava Jato [3] pour renverser le pouvoir suite aux 14 ans d’hégémonie du PT. Cette offensive est alors soutenue par des mouvements anti-PT comme Vem Pra Rua et Movimento Brasil Livre, issus principalement des classes moyennes aisées, qui organisent des manifestations massives dans les principales villes brésiliennes.
Source : Manifestation anti-gouvernementale le 13 mars 2016 à l’avenue Paulista, à São Paulo. Wikimedia Commons.
Selon l’institut de sondages Datafolha [4], la composition sociale de ces manifestations rassemble des individus qui déclarent gagner cinq à vingt fois le salaire minimum et dont 77% s’identifient comme blancs. De plus, ils sont majoritairement structurés autour d’un discours politique ultralibéral, sécuritaire et anti-solidaire, digne d’un « Tea Party Tropical », selon Laurent Delcourt.
Le discours médiatique, notamment l’empire Globo [5], a largement alimenté cette quête anti-PT (lire à ce propos « Le rôle de la TV Globo dans les poursuites judiciaires contre Lula » [6] ). Les grands conglomérats médiatiques sont parvenus à instaurer un amalgame entre l’enquête anti-corruption Lava Jato et la procédure de destitution de Dilma Rousseff. En réalité, comme le soulignent Miguel Stédile, membre de la Direction Nationale du Mouvement des Sans Terre, et Francis Poulet, militant des Amis des sans terre lors d’une interview à Radio libertaire, la présidente n’est pas personnellement mise en cause pour corruption, mais menacée de destitution pour avoir pratiqué le « pédalage fiscal », un maquillage des déficits des comptes publics sans gain personnel. Des juges orientés politiquement et dont les pratiques sont à la limite de la légalité ont également joué un rôle qui s’ajoute à cette presse engagée pour faire tomber le gouvernement, parmi lesquels le fameux juge fédéral transformé en héro national : Sérgio Moro.
Le jeu de ce pouvoir juridico-médiatique partisan aboutit, d’abord le 17 avril à la Chambre des Députés puis au Sénat le 12 mai, à l’ouverture de la procédure de destitution de la présidente. Au moment des votes, les parlementaires n’évoquent pourtant pas l’argument de « pédalage fiscal » pour justifier la procédure, préférant attribuer leur voix au nom de Dieu, à la famille traditionnelle et à l’ordre moral. Une attitude qui s’explique lorsqu’on analyse la composition des différents groupes parlementaires de la Chambre des députés brésilienne [7].
Source : Cartographie des groupes parlementaires brésiliens : n° de députés d’une tendance // n° de députés appartenant à deux tendances. Dans le sens horaire en partant du haut : évangélique (196) / agro-business (207) / armes à feu (35) / syndical (43) / droits humains (24) / exploitation minière (23) / entreprise (208) / famille (238) / santé (21) / sport (14) / entrepreneur et entreprise du BTP (226). Publica.
Ironiquement, si Dilma Rousseff n’est pas personnellement accusée de corruption, sur les 513 députés qui se sont prononcés en faveur ou contre son processus de destitution, 303 font l’objet d’investigations pour crime et corruption, selon l’ONG Transparência Brasil [8].
Gouvernement Temer : conséquences et réactions
Dilma Rousseff suspendue de ses fonctions pour 180 jours, le vice-président Michel Temer arrive au pouvoir le 12 mai. A peine trois mois après son entrée en fonction, trois de ses ministres ont déjà démissionné suite à des révélations sur leur implication dans des affaires de corruption et 16 autres risquent le même sort. Par ailleurs, Michel Temer est lui-même mis en examen dans l’enquête Lava Jato (lire à propos des accusations contre le président intérimaire [9]).
Source : Michel Temer, président par intérim du Brésil. Romério Cunha/CC. Flickr
Mais l’arrivée de Michel Temer au palais présidentiel est controversée, voire fracassante : mise en place d’un nouveau gouvernement exclusivement blanc et masculin, coupes dans les dépenses publiques (dont la suppression des ministères des femmes, des communications et temporairement, du ministère de la culture), réforme du système de retraite et mesures répressives visant les mouvements sociaux.
Face à ces circonstances, une partie de la jeunesse, des mouvements sociaux et des intellectuels qui avaient lâché le PT se retrouvent poussés à se positionner contre ces dérives néolibérales et autoritaires du gouvernement intérimaire. Les contre-manifestations, les déclarations de solidarité et les prises de parole publiques d’artistes et d’intellectuels contre le « coup d’État et pour la démocratie » se multiplient et pas seulement au Brésil :
- Recueil d’images des principales manifestations en défense de la démocratie : le 18 mars à Rio de Janeiro, Belo Horizonte, São Paulo, Brasília et Porto Alegre. Le 31 mars à Brasília, São Paulo, Rio de Janeiro et Recife. Le 17 avril à Brasília, Belo Horizonte et Porto Alegre. Marche pour la démocratie du Front Brésil Populaire le 22 avril. « Temer Jamais » du Front Peuple sans peur le 12 mai. Le 10 juin à Brasília, Rio de Janeiro et Fortaleza. Mouvement d’occupation du Ministère de la culture ;
- Manifeste d’intellectuels « En défense de la démocratie » (en anglais) signé par Jürgen Habermas, Axel Honneth, Rainer Forst, Nancy Fraser et Charles Taylor ;
- Actes de résistance de l’équipe d’ Aquarius , de Kléber Mendonça au Festival de Cannes ;
- Juges latino-américains publient un « Manifeste pour la Démocratie » (en portugais) ;
- « Manifeste contre le coup d’État rassemble 8000 signatures de juristes » (en portugais) ;
- Des artistes brésiliens sous le choc d’une éventuelle destitution de Dilma Rousseff ;
- Pétition « Contre le coup d’État constitutionnel nous affirmons notre soutien et notre solidarité avec la démocratie et les mouvements sociaux brésiliens »
Source : Manifestation en défense de la démocratie et contre le coup d’État le 18/03/2016 à São Paulo. Midia NINJA.
Perspectives : quelle voie populaire pour sauver la démocratie brésilienne ?
Plusieurs scénarios se dessinent pour le peuple brésilien d’ici à la fin de l’année 2016. Le plus plausible reste la destitution de Dilma Rousseff fin août. Mais dans ce contexte, et si Michel Temer devenait président effectif, il est impossible de dire s’il pourra se maintenir à cette place, nous rappelle le politologue brésilien Jean Tible. Entretemps, certains secteurs de la gauche brésilienne, et également Dilma Rousseff [10], manifestent leur soutien à la tenue de nouvelles élections, tandis que d’autres considèrent que cette option viendrait « légitimer le coup d’État ».
Alors que l’issue de la procédure de destitution de Dilma Rousseff fin août est incertaine, les conséquences nationales et régionales de cette crise se font déjà ressentir. Certains y voient l’écroulement du système politique brésilien. Pour le spécialiste de l’Amérique latine Christophe Ventura, la chute de la gauche au Brésil constituerait un choc systémique en Amérique latine.
Néanmoins, s’il est vrai que le PT se voit affaiblit par cette crise, il y a aujourd’hui d’autres mouvances politiques en pleine émergence, encore peu structurées, à droite comme à gauche. Pour Raúl Zibechi, nous avons assisté à l’émergence d’une nouvelle droite brésilienne, issue des classes moyennes et sans parti, dans l’attente d’un leader providentiel. Cependant, alors que d’autres partis politiques sont encore très loin de construire des leaderships à la hauteur de Lula, qui peut prétendre doubler le lulisme par la gauche ? [11].
Pour le professeur honoraire de la faculté d’économie de l’Université de Coimbra, Boaventura de Sousa Santos, « L’heure est venue d’une nouvelle gauche » [12] qui viendrait « d’en bas », des collectifs des périphéries, des mouvements lycéens, du mouvement noir, etc.
Une chose est certaine : la démocratie brésilienne est menacéeet il faudra beaucoup d’intelligence politique pour éviter que le Brésil ne face volte-face vers le néolibéralisme et l’autoritarisme.