Le ʺmodèleʺ brésilien de croissance et de redistribution s’est-il épuisé ?

 | Par André Biancarelli

Cet texte est une version réduite et modifiée de l’article d’André Biancarelli : "A era Lula e sua questão econômica principal : crescimento, mercado interno e distribuição de renda”, Revista do Instituto de Estudos Brasileiros, n.58, p.263-288, 2014.

Source : Instituto Humanitas Unisinos- 04/09/2014

Traduction pour Autres Brésils  : Roger GUILLOUX (Relecture : Céline FERREIRA)

Cet article, écrit par André Biancarelli, professeur assistant de l’Instituto de Economia et chercheur au Centro de Estudos de Conjuntura e Política Econômica de l’Unicamp-SP [1], a été publié dans le Monde Diplomatique Brasil, le 04 août 2014.

I

Dans le domaine de l’économie, l’action du gouvernement Lula a été marquée par une politique monétaire très restrictive, d’importants excédents fiscaux, une valorisation du taux de change et un programme de réformes structurelles s’inscrivant dans le prolongement des lignes directrices du gouvernement antérieur. La situation difficile dont il héritait a eu un poids important dans le choix de cette option, ce qui n’a pas réduit son caractère conservateur ni ses effets négatifs. Le ʺrecadrageʺ ainsi obtenu, lié à l’amélioration de la situation internationale, a conduit à la reprise qui a suivi.

La croissance du PIB en 2004 (5,7% contre 1,1% l’année antérieure) a marqué le début d’une séquence de cinq années positives. Au cours de cette période, le dynamisme de l’économie a atteint la meilleure moyenne de taux de croissance du PIB en plus de 20 ans, atteignant 4,8%. Si l’on prend en compte toute la durée du gouvernement Lula, y compris l’année de crise de 2009 (chute de 0,3% du PIB), et la récupération de 2010 (7,5%) cette moyenne se situe autour de 4,1%.

Concernant ces années, il est possible de parler d’un ʺmodèleʺ ou d’un arrangement vertueux. Si la demande externe permet une récupération de l’économie, c’est la demande interne (principalement la consommation mais aussi les investissements induits) qui tire la croissance à partir de 2004. Il est impossible de séparer ces deux aspects de l’accélération de la redistribution des revenus.

L’indice de Gini [2], en légère réduction au cours des années 90, accéléra son rythme de réduction : de 0,589 en 2002, il passe à 0,543 en 2009. Plus important encore, la fraction de familles pauvres est passée de 34% en 2002 à 21% en 2009. Toujours selon les données officielles, la croissance des revenus des 10% les plus pauvres entre 2001 et 2009 fut beaucoup plus importante que celle des 10% les plus riches : 7,2% par an contre 1,4%. En termes de pouvoir d’achat, 25 millions de personnes sont passées de la classe D à la classe C [3], cette dernière représentant, à la fin du gouvernement Lula, 50% de la population, soit environ 100 millions d’habitants.

Ces transformations ne se sont pas produites de manière spontanée, elles résultent de différents choix. Le conservatisme initial a été graduellement remplacé par une conception différente du rôle de l’Etat, de la taille et de l’importance des banques publiques et d’autres entreprises d’Etat ,ainsi que par des mécanismes de planification, par la revalorisation de l’investissement public, etc.

Au-delà de cette reprise réorientée du ʺdéveloppementismeʺ et du contexte international favorable, la ʺcréationʺ d’un marché des biens de consommation de masse est due à quatre facteurs spécifiques au Brésil lesquels ne sont pas tous suffisamment pris en compte dans le débat public : les politiques de transfert de revenus (avec la Bolsa Familia [4] et le Benefício de Prestação Continuada [5] tout d’abord ; le système de protection sociale (malgré les difficultés rencontrées, la Constitution de 1988 a eu un rôle fondamental dans cette histoire) ; la politique de valorisation du salaire minimum (de 2002 à 2010 : plus de 50% d’augmentation réelle) et le bon comportement du marché du travail (notamment la création de nouveaux emplois et la réduction du travail informel). Interagissant avec ces processus mais répondant aussi à d’autres facteurs, l’expansion du crédit a eu un rôle important.

Pour le dire en peu de mots, à la différence d’autres périodes de l’histoire, l’économie brésilienne se développait et redistribuait ses revenus. Et elle se développait car elle redistribuait. Les problèmes qui étaient déjà en germe dans ce « modèle » paraissaient moins importants que la leçon principale, renforcée par la réaction anticyclique réussie aux effets de la crise internationale.

II

Après une forte croissance au cours de l’année des élections de 2010, un certain ralentissement était attendu. Les premières mesures du gouvernement Dilma suivirent cette direction : réduction des dépenses – lesquelles pèsent toujours davantage sur les investissements publics que les dépenses courantes – augmentation des taux d’intérêt et « mesures macro-prudentielles » visant à contrôler le crédit. Aujourd’hui, nous sommes en mesure de dire que non seulement l’éventail des mesures et la dose ont été exagérés mais qu’il y eut également une lecture erronée du contexte extérieur (avec la crise se dédoublant en nouvelles pressions déflationnistes) et une prudence excessive concernant l’inflation (qui ne résultait pas principalement d’un excès de demande).

D’autres causes spécifiques – cas de corruption paralysant des projets, difficultés bureaucratiques, etc. – peuvent être prises en considération mais en réalité, le ralentissement a été fortement influencé par le changement d’orientation de la politique économique, tout particulièrement sur le front fiscal. Les effets de contraction furent accentués et se sont maintenus : le PIB augmenta de 2,7% en 2011 et au cours des années suivantes il a été impossible de retrouver le rythme antérieur : 1% de croissance à peine en 2012, 2,5% en 2013 et sans doute pas plus de 1% selon les prévisions pour 2014. Dans un contexte portant au pessimisme et suite à l’impact très net de la conjoncture résultant du calendrier électoral, on se demande si le pays n’est pas en marche vers la récession.

Ni les changements résultant des mesures macroéconomiques de 2012 (avec une réduction des taux d’intérêts ramenés au planché historique de 7,25% et un contrôle plus étroit du taux de change), ni les aides à l’industrie (par le biais d’exemptions non coordonnées d’impôts à certains secteurs) ne furent capables de relancer la production industrielle ni l’ensemble de l’économie. Celle-ci, en plus d’un faible dynamisme, souffre d’autres maux tels que la détérioration des comptes extérieurs, l’inflation se situant autour du maximum fixé, la dégradation des comptes fiscaux en grande partie expliquée par la chute des recettes. La structure productive aggrave les signes de régression et les problèmes d’infrastructure logistique ont été gérés à un rythme trop lent (que l’on prétend accélérer par le biais de concession au secteur privé).

L’accord vertueux entre avancées économiques et améliorations sociales aurait-il finalement atteint ses limites sous le gouvernement Dilma ?

En ce qui concerne les améliorations sociales, toutes les possibilités n’ont pas été épuisées. Avec l’amélioration de la stratégie centrée sur la lutte contre l’extrême pauvreté et le maintien des augmentations du salaire minimum, la distribution des revenus par personne a continué de s’améliorer : en 2012 l’indice Gini était de 0,530 et le taux de grande pauvreté était descendu à 16%. De la même manière, le marché du travail montre une résilience surprenante (auxquelles contribuent la politique de crédit destiné aux étudiants et l’expansion de l’enseignement retardant l’entrée sur le marché du travail). Le travail informel continue à diminuer et le chômage atteint de bas niveaux historiques.

Cependant, il est certain que les effets positifs de ces bons indicateurs sur le reste de l’économie sont à la baisse et que l’insatisfaction sociale est une réalité et ce, malgré les avancées obtenues. Tout cela contribue à disséminer l’idée, justifiée vue sous certains angles, que le modèle se serait épuisé et qu’il demanderait à être remplacé.

III

Le premier des arguments de cet « épuisement » du modèle s’appuie sur des déterminants macroéconomiques très douteux. Le modèle serait « insoutenable » parce qu’il se base sur la consommation qui devrait être réduite (augmentant l’épargne) afin de développer l’investissement, comme si ces catégories de dépenses étaient en concurrence et que le fait de réduire le dynamisme de la demande pouvait être une incitation à augmenter la capacité de production. Le deuxième argument est sa contrepartie du côté de l’offre et se fonde sur la faible productivité de l’économie. Cette variable (difficile à mesurer, pro-cyclique et davantage résultat que cause de quoi que ce soit), est prise comme indicateur des excès des augmentations salariales et comme explication concernant la difficulté à progresser dans les investissements.

Partiellement ou entièrement en accord avec ces diagnostics, certaines propositions de changement d’orientation dans le développement du Brésil sont de plus en plus présentes dans le débat public.

D’un côté on assiste à une nouvelle version de l’approche libérale propagée par les secteurs intellectuels et financiers dont les médias se font largement l’écho et qui est acceptée par une bonne partie du monde politique. Les principales propositions sont de nouvelles négociations d’ouverture commerciale (unilatérale), la réduction du rôle de l’Etat et la réversion de certaines activités assumées par celui-ci, une gestion macroéconomique beaucoup plus rigide (particulièrement dans le domaine fiscal), la réduction des coûts du travail et d’une manière générale, une plus grande importance accordée à l’éducation et à la formation professionnelle. Comme on pouvait l’imaginer, aucune attention n’est accordée à la dimension sociale dans cette stratégie économique et le caractère universel du système de santé brésilien est clairement critiqué, des politiques plus ciblées sont recommandées.

Une telle vision semble s’appuyer sur une conception primaire des avantages compétitifs, défendant à certains moments la réorientation professionnelle productive sans se préoccuper des conséquences en termes d’emplois, de salaires, de maintien des équilibres des comptes extérieurs, etc. Plus important encore, sans prendre en compte l’impact au niveau de la redistribution des revenus tels que ceux causés par la réduction de l’inflation en 1994 (quand des idées similaires sont devenues hégémoniques au Brésil), un changement de stratégie dans cette direction signifierait probablement une réversion de la dimension sociale du développement mis en place au cours de la dernière décennie.

D’un autre côté, une vision hétérodoxe concernant les questions macroéconomiques se présentant comme une stratégie de développement, a gagné du terrain dans le débat public y compris au sein du gouvernement. Critiquant l’augmentation de l’épargne externe et la revalorisation du taux de change et particulièrement préoccupé par le processus de « désindustrialisation » la solution ici est concentrée sur des mesures de politique macroéconomique. Les principales propositions sont les suivantes : une forte dévaluation de la monnaie nationale (visant à reproduire la stratégie asiatique de croissance tournée vers l’exportation), des réductions des taux d’intérêt et des politiques d’ajustement fiscal (réduction des dépenses).

Bien qu’antilibérales et centrées sur les graves problèmes de la structure de production, cet ensemble d’idées se montre également « neutre » vis-à-vis de l’idée du progrès social comme moteur économique. Qui plus est, l’ambition d’une croissance portée par les exportations, au Brésil, semble ignorer tous les autres avantages des pays industrialisés de l’Asie (leadership technologique, décisions stratégiques des entreprises multinationales en ce qui concerne leur localisation, barrières douanières, etc.) et elle peut être également perçue comme une justification de salaires plus bas comme complément à une baisse du taux de change afin d’augmenter la compétivité. Et cela sans compter avec l’environnement international actuel, peu ouvert à l’émergence de nouvelles puissances exportatrices.

De cette manière, si le tarissement de la dynamique vertueuse entre croissance et redistribution est toujours une question ouverte, la prédominance éventuelle de l’une de ses deux visions résoudrait la question d’une autre manière. L’amélioration des conditions de vie de la population, dans ce cas, reviendrait de nouveau à être considérée comme un sous-produit complémentaire, peut-être souhaitable, de la réussite économique laquelle devrait se faire en s’appuyant sur des mesures amères. A l’heure actuelle, les voix qui défendent l’idée d’une subordination des objectifs sociaux au retour de la croissance fondée sur l’efficacité, c’est-à-dire le retour à une « crédibilité » qui aurait été perdue, sont de plus en plus nombreuses et déterminantes.

IV

L’orientation que nous défendons, ici, n’ignore pas les difficultés présentes et à venir concernant la reprise de la croissance (qui ne dépend pas seulement de facteurs internes) ni ne minimise les problèmes qui se sont accumulés ces derniers temps et qui demandent des solutions mais elle estime qu’il est possible de trouver une voie qui approfondisse (plutôt que de nier) la dimension sociale qui a caractérisé le développement brésilien de ces dernières années.

Une telle emphase n’a pas pour objectif de défendre ce qui a été obtenu ni de penser que ces avancées seraient suffisantes. Au contraire, cette priorité est justifiée davantage par les défis à venir que par les avancées obtenues. Il y a, à cela plusieurs raisons.

La première concerne le haut niveau de concentration des revenus qui existe toujours au Brésil. Bien qu’elle ait été importante, la réduction de l’indice Gini, près de 0,5, classe toujours le pays parmi les dix ou vingt les plus inégaux au monde. La deuxième raison est que les résultats positifs se sont concentrés sur cette dimension limitative des différences sociales. Plus difficile à mesurer, la concentration des richesses au Brésil est certainement plus élevée que celle des revenus et on peut penser qu’elle a augmenté.

Le troisième élément est la dimension individualiste, très associée au pouvoir d’achat, qui caractérise ces améliorations. Celles-ci devraient être préservées mais une autre voie a été peu explorée : l’infrastructure sociale, ce qu’on appelle les biens de consommation collectifs ou publics tels que l’éducation, la santé, le transport et les conditions de vie urbaine, l’assainissement par exemple. Ces derniers temps, dans plusieurs de ces secteurs, il y a eu une tendance à la marchandisation. On a permis un meilleur accès à beaucoup de ces services, sans se préoccuper, cependant, des questions de qualité et de contenu.

Aller au-delà de la croissance du marché de consommation de masse, avançant dans le domaine des droits sociaux (comme cela est d’ailleurs prévu dans la Constitution de 1988) pourrait donc constituer l’orientation principale d’une nouvelle phase du développement brésilien. Cette orientation peut être justifiée par sa dimension morale et civilisatrice mais elle représente également un fort potentiel d’un point de vue proprement économique.

Des investissements plus importants dans cette direction auraient des effets multiplicateurs importants en termes d’emploi, de revenu et d’activités économiques locales. De plus, l’amplification de la portée et de la qualité des services publics élèverait les revenus disponibles des familles – effet qui n’a pas été atteint avec la concession d’aides aux entreprises privées prestataires de services, services qui étaient presque toujours de mauvaise qualité.

Finalement, une autre voie à explorer est celle de la structure tributaire, complexe et concentrée sur les impôts indirects (lesquels ont une faible incidence sur les revenus et les patrimoines). Les difficultés qu’impliquent la tâche de rendre l’impôt plus progressif n’en réduisent pas son importance pour la construction d’une société plus juste et avec un meilleur potentiel de croissance.

V

Pour résumer, les difficultés actuelles de l’économie brésilienne et le climat de pessimisme qui prédomine dans certains milieux font que la réponse à la question posée dans le titre de cet article devient évidente. Comme toute affirmation péremptoire, la thèse du « tarissement » cache plus de choses qu’elle n’en montre – à savoir que l’opposition à une tentative de développement qui, toujours de manière timide, s’est appuyée sur les différences historiques qui marquent la société brésilienne pour en faire un atout pour la croissance économique. Pour lutter contre un soit disant fatalisme, ce dont on a besoin c’est d’un renouvellement et d’un approfondissement de cette association entre objectifs sociaux et économiques, entre autres, pour la bonne raison que la majorité des inégalités au Brésil n’a toujours pas été véritablement abordée.

Notes de la traduction :
[1] Unicamp-SP : Université de Campinas, Etat de São Paulo, elle est considérée comme l’une des meilleures universités du pays. L’Instituto de Economia et le Centro deEstudos de Conjuntura e Política Econômica sont rattachés à cette université.
[2] L’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités de salaires (de revenus, de niveaux de vie...). cf INSEE.fr
[3] Les revenus des personnes physiques sont classés en 5 catégories, de A (les plus élevés) à E (les plus bas). En 2014, le salaire minimum est de 704 R$. La classe A correspond aux revenus supérieurs à 20 salaires minimums (SM) ; la classe B aux revenus allant de 10 à 20 SM ; la classe C, de 4 à 10 SM ; la classe D, de 2 à 4 SM et la classe E, moins de 2 SM. A la fin de l’année 2013, les classes A et B représentaient 22% de la population, la classe C, 54%, les classes D et E 24 %. Dix ans plus tôt, la répartition était la suivante : 13% (classes A et B), 38% (classe C) et 49% "(classes D et E)
[3] Bolsa familia : Mis en place en 2003, ce programme fait suite au "bolsa escola" créé en 1995. Il s’agit d’un programme d’allocations familiales destiné aux familles les plus pauvres (classes D et E) et dont la finalité est double : améliorer la santé des enfants et les amener à fréquenter l’école. Cette allocation est envoyée aux mères de familles
[4] Benefício de Prestação continuada : Il s’agit d’une aide financière, d’une valeur d’un salaire minimum accordée par la Sécurité sociale aux personnes âgées (plus de 65 ans) ou souffrant d’une infirmité grave et ne disposant pas de moyens financiers suffisants (revenu inférieur à un quart de salaire minimum par personne).

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