Icaro Ferraz. Photo : Ricardo Machado – IHU
Icaro Ferraz Vidal Junior est titulaire d’une licence en études des médias à l’université fédérale Fluminense (UFF), d’un master en communication à l’université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) et d’un doctorat en communication à l’UFRJ. Il est actuellement chercheur associé au MediaLab de l’UFRJ.
Entretien
IHU On-Line – Dans quelle mesure l’expérience de la campagne électorale de 2018 change-t-elle les manières d’envisager les réseaux sociaux et même internet ? Quelle incidence cela a eu sur l’espace politique ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – Je pense qu’il est fondamental, en premier lieu, de prendre en compte la complexité de notre paysage médiatique pour ne pas considérer les réseaux sociaux et internet comme des phénomènes isolés. La campagne électorale, le résultat des élections et les stratégies de communication entreprises par le président élu avant même qu’il soit investi indiquent, sans l’ombre d’un doute, une mutation importante de notre paysage médiatique. Simultanément, je pense que la manière dont internet, les réseaux sociaux et WhatsApp monopolisent les récits à propos du succès de l’extrême droite au Brésil dissimule un processus d’affaiblissement progressif du prestige et de la crédibilité de la télévision et de la presse.
Dès la période des manifestations de 2013, ces canaux sont devenus incapables de donner sens aux événements qui se propageaient à travers plusieurs villes du pays. Ces événements avaient été bien mieux catalysés par les streamings de Mídia Ninja [1] ou par l’action de Movimento Brasil Livre [2] via les réseaux sociaux, que par le Jornal Nacional [3], par exemple. Je me souviens qu’à cette époque le Jornal Nacional mettait en avant une série de memes [4] qui se moquaient et attaquaient l’ampleur des manifestations telle qu’elle était présentée et diffusée sur les réseaux sociaux. Ils invoquaient pour cela le nombre de manifestants annoncés par le journal télévisé et soi-disant renseignés par la police militaire.
En 2013, les dispositifs de production de vérité présentaient déjà des fissures apparentes. Quand on fait une analyse des élections de 2018, il est important de prendre en considération le séisme particulièrement fort qui a secoué les institutions et les médias brésiliens au cours des cinq dernières années : de la censure de l’exposition Queermuseu [5], à la procédure controversée de l’impeachment de Dilma Roussef, en passant par la « spectacularisation » de l’opération Lava Jato. Avec le recul, ces processus semblent avoir testé les limites et les potentialités d’utilisation des réseaux au profit de la création d’une gouvernabilité qui élude tout dispositif de production de vérité établi sur des institutions chères à la démocratie, comme la justice et les médias, par exemple.
Un regard sur l’histoire récente
Dans un article récemment publié par la Folha de São Paulo [6], le philosophe Vladimir Safatle [7] a identifié à juste titre le rôle fondamental des manifestations de 2013 dans la consolidation de l’extrême droite au Brésil, rôle analogue à celui joué par le 11 septembre américain et par la crise de 2008 en Europe. Dans le contexte décrit par Safatle, j’attire l’attention sur le fait que la médiation technologique des débats sur les récits de ces manifestations – qui réunissaient des revendications allant de la démilitarisation de la police militaire à une intervention militaire – semble avoir favorisé, pour la première fois au Brésil peut-être, le pouvoir de création d’une masse de sujets indignés via une gestion de la circulation de flux d’images, d’informations et de fake news sur les réseaux.
Par conséquent, pour répondre à ta question, je pense que le processus électoral de 2018 nous aide à regarder notre histoire récente et à constater que, dans une certaine mesure, il y avait déjà des pistes, dont au moins une potentialité était ce résultat électoral. La question qui reste ouverte concerne les formes que nous trouverons pour résister à cette nouvelle forme de gouvernabilité construite autour de ces milices numériques, expression que je dois à Ivana Bentes [8].
IHU On-Line – Pouvons-nous comprendre le processus électoral de 2018 depuis la perspective d’une « totalisation numérique » [9] ? Comment ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – C’est possible, mais je ne sais pas s’il est stratégique de comprendre le processus électoral de 2018 depuis la perspective d’une « totalisation numérique », concept formulé par Éric Sadin [10] et pour lequel j’émets quelques réserves dans le sens où penser un processus en termes de « totalisation » me semble profondément démobilisant du point de vue politique. Toutefois, les controverses par rapport à la diffusion massive de fake news sur WhatsApp à travers un programme qui, comme le décrit en détails l’article de The Intercept Brasil [11], n’envoie pas seulement des messages, mais produit des contenus différenciés pour différents profils d’utilisateurs ou de potentiels électeurs, correspondent complètement au scénario décrit dans le livre de Sadin. Un scénario dans lequel l’extraction de données est toujours plus présente dans nos vies quotidiennes, alors qu’au même moment, la propriété, le traitement et l’utilisation de ces données ont lieu à l’intérieur de boîtes noires auxquelles nous n’avons pas accès, que ce soit du point de vue technique, politique ou économique.
IHU On-Line – La « totalisation numérique » risque-t-elle de supprimer l’espace politique ? Quels sont les risques d’avoir seulement des débats guidés par un algorithme ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – Cette question donne une piste au « pourquoi » de ma résistance au concept de « totalisation numérique ». L’espace politique, dans la forme où je l’envisage, n’est pas quelque chose de donné, un a priori, c’est une construction complexe qui, pour rester debout, dépend de nombreux acteurs, y compris des non-humains, fonctionnant en permanence. Je crois que oui, les algorithmes peuvent orchestrer un agenda de débats publics, mais je pense qu’on ne peut pas sous-estimer le fait que la politique est également faite par les corps qui travaillent ou qui sont sans-emploi, qui ont accès à la santé et à l’éducation, ou non, qui ont le droit d’exister, ou non, parce qu’ils font partie d’une minorité ethnique religieuse ou de genre, etc.
José Murilo de Carvalho [12] étudie rigoureusement l’écart qui, dans l’histoire brésilienne, a séparé les revendications pour les droits sociaux de celles pour les droits politiques. L’absence d’une conception sociale, politique ou culturelle de l’esclavage, à laquelle se sont ajoutées des politiques de blanchiment de la population qui ont fait suite à sa prétendue abolition, a produit un contexte dans lequel les luttes politiques concernent encore la défense de droits sociaux de base, comme le logement, l’alimentation, le droit d’exister, etc. Par conséquent, je crois que quand nous suggérons le risque d’une fin de l’espace politique à partir d’une éventuelle « totalisation numérique », nous ne faisons pas état, par exemple, du nombre inédit de candidats et candidates noirs, pauvres des favelas qui ont été élus comme députés et députées avec des programmes progressistes et qui, ne disposant pas de temps d’antenne télévisée et de financement de campagne, ont également utilisé les réseaux sociaux pour diffuser leurs projets pour le Brésil. Maintenant, il est vrai que de nouveaux outils et des médiations algorithmiques devront être inventés dans la mesure où ceux qui sont actuellement disponibles se sont montrés corrompus et contrôlés par les grandes entreprises, les États, les partis, etc.
IHU On-Line – Face au résultat de l’élection et à la forte adhésion aux idées de Jair Bolsonaro, pouvons-nous affirmer que l’extrême-droite appréhende mieux les logiques d’une pratique politique transposée sur des environnements digitaux ? Pourquoi ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – Je ne sais pas si je dirais que l’extrême-droite appréhende mieux ces transformations de la politique causées par les nouveaux réseaux de communication. Il me semble que ce qui s’est passé ici, c’est que l’extrême droite a travaillé à la construction d’une image antipolitique d’elle-même, dans le même esprit d’opposition généralisée que nous avions observé en 2013. Ainsi, les dispositifs chers à la politique, tels que les programmes, la participation aux débats etc., ont pu être écarté. À la place d’un débat politique traditionnel qui, comme nous le savons, présente de nombreux problèmes, mais semble, dans une certaine mesure, créer un champ de visibilité et de vulnérabilité symétrique pour chaque candidat, l’extrême droite a eu l’intelligence de travailler, dès 2013, à la production en masse de ce système d’affects marqué par l’indignation. Et cet affect, déjà bien usé, comme l’a formulé Jacques Rancière [13], a trouvé dans les réseaux sociaux et, surtout sur WhatsApp, un terrain favorable pour se propager et s’intensifier.
IHU On-Line – Comment comprenez-vous le phénomène de WhatsApp dans les élections de 2018 ? Qu’est-ce qui le distingue par rapport à d’autres outils comme Twitter et Facebook ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – Je pense que la principale différence réside dans le fait que WhatsApp n’est pas, en principe, un réseau social, mais un logiciel d’échange de messages textuels, audio et d’images. En ce sens, je crois qu’il pourrait y avoir un certain relâchement de la part de l’usager quant au contenu qui y est posté en comparaison avec ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Car sur les réseaux sociaux, il existe un minimum de contrôle de la part des utilisateurs eux-mêmes, ceux-ci pouvant dénoncer des publications offensives ou fausses directement auprès de la plateforme.
Les politiques en matière de données de WhatsApp sont encore bien peu discutées et ceci est dû, en partie, à notre incapacité à parcourir le contenu qui y est partagé entre des usagers dans des groupes auxquels nous ne participons pas, ce qui fait d’ailleurs qu’on s’y sent en sûreté et en possession d’un certain degré de contrôle par rapport au contenu que l’on y partage. Évidemment, il ne s’agit pas ici de défendre une publication des discussions personnelles ou des contenus de groupes fermés abrités par la plateforme. Mais le fait est que, apparemment, cette confidentialité n’existe pas vraiment. Les informations partagées sur WhatsApp ne sont certes pas accessibles au public, mais nous n’avons aucun contrôle sur ceux qui les achètent et sur les objectifs de ces acheteurs.
Le rôle joué par WhatsApp durant ces élections a créé de nouveaux défis pour la recherche sur les médiations technologiques en politique. Des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ont des points d’accès pour réaliser une cartographie de thèmes spécifiques, avec les hashtags par exemple, lesquels ne peuvent pas beaucoup nous aider à comprendre ce qu’il se passe sur WhatsApp. Le groupe de recherche en technologies de communication et politique – TCP de l’Université de l’État de Rio de Janeiro – UERJ a suivi plusieurs groupes de soutien à différents candidats sur WhatsApp durant ces élections [14], et la différence qui a attiré mon attention par rapport au même genre de recherche effectuée sur Twitter ou Facebook est que le chercheur a besoin d’être ajouté(e) aux groupes en tant que membre pour avoir accès à ces flux de messages.
IHU On-Line – Les élections de cette année sont-elles la preuve que nous vivons sous l’empire d’un pouvoir technologique ? Pourquoi ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – Les élections de cette année montrent que nous, les humains, nous ne sommes pas seuls, que la politique contemporaine s’organise à travers un réseau qui repose sur des acteurs humains et des acteurs non-humains (algorithmes, banques de données, grandes entreprises). Le rôle des non-humains dans les processus politiques n’est pas vraiment une nouveauté, mais il est encore largement négligé par la gauche de tradition humaniste, qui ne parvient pas à envisager la technique au-delà de ses propres usages. Évidemment la production et la diffusion de fake news doivent être combattues sur tous les fronts institutionnels possibles, mais je doute que ces élections aient donné suffisamment de preuves pour affirmer que les contenus de messages mensongers aient été aussi déterminants que leurs formes et leurs vecteurs de communication dans la construction d’une polarisation sans précédent dans l’histoire démocratique récente du Brésil.
Je veux dire par là qu’il me semble naïf d’attribuer le résultat de ces élections aux informations fallacieuses de ces images, de ces textes et de ces enregistrements audio. Je pense qu’il est important de commencer à faire une analyse formelle de la communication de l’extrême droite. Comment le discours d’indignation, les images choquantes, la rhétorique moralisatrice reproduisent une esthétique hypnotique de lynchage et de « dégagisme » que l’on retrouve également dans des émissions de télévision comme Brasil Urgente [15], présenté par Datena [16] et dans certains aspects des religions pentecôtistes et néo-pentecôtistes. De cette manière, je pense qu’une réflexion sur la place de la technologie dans les configurations de pouvoir actuelles impliquera forcément une étude des effets de WhatsApp sur notre cognition et notre sensibilité. Qu’est-ce qui, sur cette interface, aurait favorisé la production massive d’une telle indignation aveugle contre la politique en elle-même ?
Il ne s’agit pas de faire passer l’ensemble de l’économie politique derrière la création et la vente de profils psychologiques d’usagers de WhatsApp, l’impulsion de messages et la création de fakes news, mais simplement de reconnaître que ce n’est plus par la parole que la politique est discutée, mais par les affects. Et, à gauche, on n’a pas encore inventé un moyen de faire de la politique qui ne passe pas essentiellement par la parole.
IHU On-Line – Les réseaux sociaux ont été perçus comme le canal principal d’une dissémination de la haine et de la suppression de la pensée de l’autre. Ces actions ont fini par atteindre le monde non-virtuel, aboutissant à des actes de violences. Comment comprendre ces élans qui commencent dans un environnement virtuel puis atteignent les relations humaines ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – En premier lieu, il est important de ne pas perdre de vue que les relations qui ont lieu sur les réseaux sociaux sont également des relations humaines. Dans le cadre de l’hégémonie d’un discours libéral plutôt cynique, nous perdons la capacité à revendiquer des limites, pourtant assez claires du point de vue juridique, entre la liberté d’expression et les crimes de haine qui prolifèrent effectivement ces derniers temps. Cette question avait déjà été soulevée par rapport à plusieurs controverses concernant l’humour, par exemple, et même des discours du président élu. Je pense que l’impunité, dans des cas d’agressions verbales contre des groupes entiers, tant sur les réseaux sociaux qu’au sein même des institutions politiques, a permis, dans une certaine mesure, l’apparition de ces crimes de haine dans l’espace « off-line ».
IHU On-Line – L’environnement numérique est-il capable de supprimer les utopies révolutionnaires ? Comment cultiver ces utopies dans le contexte actuel ?
Icaro Ferraz Vidal Junior – L’environnement numérique n’est pas une entité stabilisée, un a priori auquel nous serions irrémédiablement subordonnés. L’histoire d’internet est marquée par des tensions entre les projets de contrôle, au service des gouvernements et des grandes entreprises, et les projets de partage et de constitution de réseaux de collaboration. Je pense que oui, nous sommes face à des impasses inédites et un scénario plutôt dystopique. Mais je pense que pour en sortir, nous devons nous approprier ces outils et inventer des modes de vie, de cognition et de sensibilité qui constituent une alternative plus intéressante à ceux de la haine.