<img1224|left> Le Courrier : Lula s’est engagé à distribuer des terres à 400 000 familles, de
2003 à 2006. Le MST en réclamait pour un million. Qu’en pensez-vous ?
Denise da Veiga Alves : Ce n’est bien sûr pas suffisant. Les chiffres donnés par
l’Etat parlent d’eux-mêmes : il y a quatre millions et demi de familles
paysannes sans terre. Certaines sont sur les routes et d’autres travaillent
dans des conditions très précaires sur la propriété d’autrui. Parmi celles-ci,
le MST fédère 200 000 familles organisées dans des campements provisoires.
Comment l’Etat se justifie-t-il ?
- Il évoque des restrictions budgétaires, mais cela ne tient pas debout quand on
voit que les 3 millions de reals qui sont nécessaires à la réforme agraire représentent seulement une semaine de paiement des intérêts de la dette du pays. Il s’agit donc d’une question de volonté politique.
L’Etat doit-il acheter la terre aux grands propriétaires ou peut-il la confisquer ?
- Selon la Constitution fédérale, toute terre improductive ou sur laquelle les
droits du travail ou l’environnement ne sont pas respectés peut être
réquisitionnée et redistribuée. Mais cette confiscation doit être compensée
financièrement au prix du marché. En clair, cela signifie que l’Etat, le
contribuable, paie les grands propriétaires fonciers pour une terre qu’ils ont
laissé en friche pendant des années, voire des décennies. Pour l’instant, il
n’y a pas de possibilité d’expropriation pure et simple que s’il est prouvé
qu’une terre sert à la production de drogues. Une nouvelle loi est en
discussion au niveau fédéral pour exproprier les cultivateurs qui utilisent le
travail forcé.
Le gouvernement va-t-il tenir ses promesses pour cette année ?
- De janvier à mai 2004, le gouvernement n’a permis l’octroi de terres qu’à 7 000
familles, alors qu’il s’est engagé à en redistribuer 115 000 d’ici à la fin de
l’année. Les fonctionnaires du Ministère de la réforme agraire nous ont
expliqué que le budget est bloqué en début d’année. Le gouvernement commence
aujourd’hui à recruter davantage de personnel et affirme s’engager davantage.
Soyez sûr que l’on va insister pour que cela soit fait. On va se manifester, c’est d’ailleurs
notre rôle !
Les nouvelles occupations de terres et l’annonce de la réforme agraire de Lula
ont semble-t-il entraîné une recrudescence de la répression...
- Oui, quand Lula est arrivé au pouvoir, il a montré clairement que le
gouvernement fédéral n’allait pas soutenir la répression contre les mouvements
sociaux. Dans le même temps, les occupations de terre du MST se sont
multipliées. Les grands cultivateurs de plusieurs Etats ont alors décidé de
mener eux-mêmes la répression contre ces occupations. La violence de la part
des milices privées et des polices locales a énormément augmenté depuis
l’arrivée de Lula - surtout dans les régions où se trouve l’agro-industrie. En
2003, on a recensé près de 1 700 conflits en zone rurale et septante-trois
travailleurs ruraux ont été assassinés, le plus haut taux depuis des années.
Parallèlement, l’impunité continue de régner comme avant, d’autant que les
polices et les juges locaux sont souvent de mèches avec les grands propriétaires.
Que pourrait faire le gouvernement fédéral face à cette recrudescence ?
- Il faudrait que Lula mène des actions exemplaires contre l’impunité.
Malheureusement, rien n’a été fait jusqu’à présent. Un Ministère des droits de
l’homme a bien été créé l’an dernier mais il manque de ressources. Il est
paralysé. La police fédérale devrait intervenir davantage dans les Etats les
plus violents et mener des actions exemplaires contre les milices privées. On
pourrait ainsi espérer un changement de la part des grands propriétaires qui
veulent s’armer. Aujourd’hui, l’action de l’Etat est largement insuffisante et
dans tous les domaines des droits de l’homme. On avance trop lentement, on vit
encore sur des promesses.
Le MST croit-il encore à la bonne volonté politique de Lula ?
- Nous y croyons, mais nous pensons que sa marge de manœuvre est très
restreinte s’il n’opère pas parallèlement des réformes importantes au niveau
économique. Il faudrait aussi qu’il effectue des remaniements au sein de son
gouvernement pour mener une politique plus à gauche. Nous sommes là pour le
soutenir dans ce sens.
Mutations à la campagne
Les transnationales et Lula, alliés objectifs contre les paysans sans terre ?
C’est la thèse défendue par Raúl Zibechi, dans un article paru récemment sur
ALAI. Selon le journaliste uruguayen, durant la première année du
gouvernement Lula, l’agrobusiness a progressé comme jamais auparavant au
Brésil, générant pour 30 milliards de dollars d’exportations, soit 42% d’un
commerce extérieur en pleine expansion (+22%). Principale cause de ce bond : le
soja, dont la production a crû de 35% et représente un quart des exportations
brésiliennes !
Au dire de Raúl Zibechi, cette évolution est vivement encouragée par Lula et son
ministre de l’Agriculture, Roberto Rodrigues, qui espèrent ainsi « réduire la
vulnérabilité externe du pays » en améliorant le ratio produit national
brut/dette externe. L’analyste voit néanmoins dans cette stratégie un
« piège évident », puisqu’elle renforcera inévitablement le poids des
multinationales au Brésil et affectera durablement la souveraineté alimentaire.
« Les grandes entreprises de la campagne brésilienne concentrent davantage la
terre et le revenu qu’elles n’engendrent d’emplois et d’aliments », note-t-il.
Précisant que « les petits producteurs (responsables de 40% de la richesse
rurale et de 70% des aliments consommés au Brésil) font travailler 14 millions
de personnes tandis que la grande propriété exportatrice occupe seulement
421 000 travailleurs ». Or, celle-ci concentre aussi le gros de l’aide publique :
en 2003, les millions de paysans indépendants ont obtenu pour 1,8 milliards de
francs d’aides, soit la même somme que celle reçue par les quinze principales
entreprises du secteur.
Effet collatéral du développement de l’agrobusiness : la lutte des paysans sans
terre - fer de lance du mouvement social - va devoir évoluer. Car si leur
ennemi traditionnel - le grand propriétaire - était largement perçu comme
illégitime car improductif (terres en friche), ce n’est pas le cas de
l’agrobusiness. Dès lors, le MST se doit de « mettre en question le caractère
de la production », orientée vers le marché international ou vers les besoins
de la population... Plus largement, l’analyste estime que cette « confrontation
inédite avec le puissant secteur néolibéral met le mouvement face à des défis
inédits qui peuvent l’amener à accentuer sa confrontation avec le système ».
Propos recueillis par Christophe Koessler et Benito Perez
Source : Le Courrier de Genève - 24/07/2004